CHAPITRE IV
Une femme qui connaît bien les cheveux
Ce lundi-là, Mma Ramotswe avait un rendez-vous. D’ordinaire, ses clients ne prenaient pas la peine de l’avertir avant de venir la voir, préférant passer à l’improviste et même, dans certains cas, sans décliner leur identité. Mma Ramotswe comprenait ces gens. Il n’était pas facile de consulter un détective, surtout pour un problème personnel, et beaucoup devaient s’armer d’un courage considérable avant de frapper à sa porte. Elle savait que les médecins se heurtaient au même comportement avec certains de leurs patients : ceux-ci commençaient par parler de tout et de rien, avant de mentionner, au dernier moment, le motif de leur visite. Elle avait lu quelque part – sans doute dans l’un de ces vieux magazines que Mma Makutsi aimait parcourir de la première à la dernière page – l’histoire d’un médecin consulté par un homme qui portait un sac en papier sur la tête. Quel malheur ! avait-elle pensé. Comme il devait être terrible d’éprouver un embarras tel que l’on en vienne à sortir avec un sac sur la tête ! Quel problème pouvait bien avoir cet homme ? Certes, il arrivait que l’on fût victime d’une maladie dont on avait honte de parler, mais cela méritait-il vraiment une réaction aussi excessive ?
Si Mma Ramotswe, pour sa part, n’avait jamais rencontré une gêne aussi aiguë chez ses clients, elle devait parfois leur tirer patiemment les vers du nez. C’était surtout le cas avec les épouses abandonnées, ou celles qui soupçonnaient leur mari de les tromper. Ces femmes pouvaient ressentir de la colère, associée à un sentiment légitime de trahison, ce qui était tout à fait compréhensible, mais certaines avaient honte qu’une telle chose leur soit arrivée, à elles. On eût dit que c’était leur faute si leur époux s’était épris d’une autre. Bien sûr, tel était parfois le cas : il existait des femmes qui, par leur attitude, poussaient leur mari à les quitter, mais la plupart du temps, l’homme se lassait simplement de la vie de couple et il voulait une femme plus jeune. Car les maîtresses étaient toujours plus jeunes, avait constaté Mma Ramotswe. Seules les dames très riches pouvaient s’attirer les grâces d’hommes moins âgés qu’elles.
Cette pensée la ramena à la réalité : la cliente qu’elle attendait ce jour-là était indubitablement riche. Mma Holonga était connue à Gaborone pour avoir fondé une chaîne de salons de coiffure. Ceux-ci remportaient un grand succès, mais l’invention et la commercialisation de la Lotion de Coiffage Spécial Filles s’étaient révélées plus rentables encore. C’était l’un de ces produits que les femmes appliquaient sur leurs cheveux avant de se coiffer ; son action restait douteuse, mais le marché des préparations capillaires ne nécessitait pas de preuves scientifiques d’efficacité. Le succès, dans ce domaine, reposait sur un nombre suffisant de clientes qui croyaient dur comme fer que leur produit favori embellissait leur chevelure.
Mma Ramotswe n’avait jamais rencontré Mma Holonga. Elle l’avait vue plusieurs fois en photo dans Mmegi et dans le Botswana Guardian, et ce visage rond et ouvert lui avait plu. Elle savait en outre que Mma Holonga vivait dans le Village, non loin de chez Mr. J.L.B. Matekoni. Elle avait hâte de la connaître, car ce qu’elle avait lu dans les journaux lui avait donné l’impression que, pour une dame riche, elle possédait une personnalité atypique. Les femmes qui réussissaient sur le plan financier se montraient généralement désagréables et exigeantes et se faisaient une idée exagérée de leur propre importance. Ça ne semblait pas être le cas de Mma Holonga.
Et lorsqu’elle se présenta à son rendez-vous, exactement à l’heure convenue (autre point à retenir en sa faveur), Mma Holonga confirma l’a priori favorable de Mma Ramotswe.
— C’est très aimable à vous de me recevoir, commença-t-elle en s’asseyant sur la chaise que lui désignait Mma Ramotswe. J’imagine que vous devez être très occupée.
— Il y a des périodes où je suis très occupée, en effet, répondit Mma Ramotswe, et d’autres où je ne le suis pas. Aujourd’hui, je n’ai rien à faire. Alors je reste assise ici.
— C’est très bien, commenta Mma Holonga. C’est bien de rester assise à ne rien faire, parfois. Moi, j’adore, et je profite de la moindre occasion. Je m’assois et je ne fais rien.
— On peut y trouver énormément d’avantages, acquiesça Mma Ramotswe. Néanmoins, il ne faudrait pas que les gens s’habituent à s’en tenir là, n’est-ce pas ?
— Oh non ! répondit aussitôt Mma Holonga. Jamais je ne conseillerais une chose pareille.
Le silence régna quelques instants. Mma Ramotswe observait la femme qui lui faisait face. Comme le suggéraient les photographies, elle était de constitution traditionnelle dans ses traits, mais aussi dans toute sa personne, et sa robe tirait un peu sur les côtés. Elle devrait prendre une ou deux tailles de plus, songea Mma Ramotswe. Comme cela, on n’aurait pas l’impression que les coutures vont craquer au moindre mouvement. Il n’y avait aucun intérêt à lutter contre ces choses-là : mieux valait, et de loin, accepter sa taille, et l’on avait même parfois intérêt à acheter un peu plus grand encore, de manière à se laisser une certaine marge de manœuvre.
De son côté, Mma Holonga profitait elle aussi de l’occasion d’examiner Mma Ramotswe. Bien en chair, pensait-elle. Pas comme ces femmes modernes sous-alimentées. Parfait. En revanche, sa robe est un peu serrée. Elle devrait envisager d’acheter une taille au-dessus. Mais elle a un visage sympathique, une bonne physionomie botswanaise à l’ancienne qui inspire confiance. Rien à voir avec ces visages modernes que l’on voit de plus en plus de nos jours.
— Je suis contente d’être venue, déclara-t-elle enfin. Il paraît que vous êtes la bonne personne pour ce genre de chose. C’est ce qu’on m’a dit, en tout cas.
Mma Ramotswe sourit. Elle était modeste, mais un compliment était toujours le bienvenu. Par ailleurs, elle savait bien sûr qu’il était important de complimenter autrui, non de manière hypocrite, mais pour encourager les gens dans leur travail ou leur faire sentir que leurs efforts n’étaient pas vains. Il lui était même arrivé, un jour, de féliciter les apprentis parce qu’ils avaient effectué un détour pour aider un client. Pendant une courte période, il avait semblé que ce compliment les amenait à tirer une certaine fierté de leur travail. Au bout de quelques jours cependant, elle avait compris que ses paroles étaient tombées dans l’oubli – comme tout le reste, car ces garçons oubliaient tout – et ils avaient repris leurs mauvaises habitudes.
— Eh oui, poursuivit Mma Holonga. Vous l’ignorez peut-être, Mma, mais vous jouissez d’une excellente réputation dans notre ville. On dit même que vous êtes l’une des femmes les plus intelligentes du Botswana.
— Oh, ça ne peut pas être vrai ! protesta Mma Ramotswe en riant. Il y en a beaucoup de bien plus intelligentes que moi au Botswana, des femmes qui ont des licences universitaires en lettres ou en sciences. Il y a même des femmes médecins à l’hôpital et celles-là doivent être nettement plus intelligentes que moi. Je n’ai même pas mon certificat de Cambridge…
— Moi non plus, répondit Mma Holonga. Mais je ne pense pas que nous soyons pour autant moins intelligentes que ces deux apprentis qui travaillent à côté, au garage. J’imagine qu’ils ont leur certificat de Cambridge, eux.
— Oh, ces deux-là sont des cas à part ! expliqua Mma Ramotswe. Ils ont réussi leur certificat, en effet, mais ils ne représentent pas une bonne publicité pour l’éducation. Leur tête est à peu près vide. Il n’y a rien d’autre que des images de filles à l’intérieur.
Mma Holonga jeta un coup d’œil par la porte entrouverte, d’où l’on apercevait l’un des garçons assis sur un bidon d’huile retourné. Elle parut l’étudier un moment, avant de revenir à Mma Ramotswe. Cela n’échappa pas à la détective. L’examen avait été court, pensa-t-elle, mais il prouvait une chose : Mma Holonga s’intéressait aux hommes. Qu’est-ce qui l’en empêchait, d’ailleurs ? L’époque où les femmes devaient simuler l’indifférence vis-à-vis du sexe opposé était révolue et, à présent, elles pouvaient évoquer librement leurs désirs. Toutefois, Mma Ramotswe n’était pas sûre que ce fût une bonne idée de parler trop ouvertement des hommes. Elle avait entendu des choses très choquantes dans la bouche de certaines femmes et jamais elle n’excuserait pareille impudeur. Dans l’ensemble, cependant, il était bon que les femmes puissent s’exprimer.
— Je suis venue vous voir au sujet des hommes, déclara soudain Mma Holonga. Voilà pourquoi je suis ici.
Ces mots prirent Mma Ramotswe au dépourvu. Elle s’était interrogée sur les raisons qui amenaient Mma Holonga à l’agence et elle avait conclu qu’il s’agissait d’un souci professionnel. À présent, il semblait que la requête soit d’ordre infiniment plus personnel.
— Beaucoup de femmes viennent me voir au sujet des hommes, répondit-elle d’un ton calme. Les hommes constituent le principal problème des femmes.
Mma Holonga sourit.
— C’est vrai, Mma, vous n’exagérez pas en disant cela. Seulement, la plupart des femmes ne rencontrent de problèmes qu’avec un homme unique. Dans mon cas, il y en a quatre.
Mma Ramotswe tressaillit. C’était inattendu : quatre hommes ! On pouvait concevoir qu’une personne ait deux amours et espère que ni l’un ni l’autre n’apprenne jamais l’existence de son rival. Mais quatre ! C’était la porte ouverte à mille difficultés.
— Ce n’est pas ce que vous pensez, ajouta Mma Holonga à la hâte. Je n’ai pas quatre amants. En fait, pour le moment, je n’en ai aucun, à part ces quatre-là…
Mma Ramotswe l’arrêta d’un geste.
— Mieux vaudrait commencer par le début, suggéra-t-elle. Je suis déjà perdue…
Elle s’interrompit un instant.
— Et pour vous aider à me raconter tout cela, reprit-elle, je vais préparer du thé rouge. Cela vous tente ?
Mma Holonga hocha la tête.
— Je commencerai pendant que vous ferez chauffer l’eau. Ainsi, vous prendrez connaissance de mon problème tout en vous activant.
— Je suis une personne très ordinaire, expliqua Mma Holonga. Je n’ai jamais été brillante à l’école, je vous l’ai dit. Pendant que les autres filles étudiaient leurs livres de classe, moi, je feuilletais des magazines. J’adorais les photos de mode et les vêtements chics. Mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’était regarder les coiffures et les diverses façons d’arranger les cheveux pour les rendre très beaux, avec des perles, du henné et des choses comme ça.
« Je trouvais très injuste que Dieu n’ait donné que des cheveux courts aux Africaines et que les longs aient été distribués à toutes les autres. Mais par la suite, je me suis dit qu’il n’y avait aucune raison que les cheveux africains ne soient pas beaux eux aussi, même s’il n’était pas facile d’en tirer quelque chose. J’ai pris l’habitude de coiffer mes amies et je me suis vite bâti une petite réputation pour ça à l’école. Les filles venaient le vendredi après-midi pour se faire natter en vue du week-end, et je m’y employais chez moi, devant la cuisine. Mes amies s’asseyaient sur une chaise et, moi, je me tenais debout derrière elles. Je bavardais en les coiffant dans le soleil de l’après-midi. J’étais très heureuse.
« Vous devez savoir ce que c’est que natter les cheveux, Mma. Vous devez savoir que, quelquefois, cela prend du temps. En général, je ne passais qu’une heure ou deux sur une chevelure, mais certaines fois, il me fallait deux journées entières pour réaliser une coiffure. J’étais très fière des cercles et des lignes que j’imaginais. Très fière.
« Lorsque j’ai pu quitter l’école, il n’y avait aucun doute dans mon esprit sur ce que je voulais faire dans la vie. On m’avait promis un emploi dans un salon de coiffure qu’une dame avait ouvert dans l’African Mall. Elle avait vu mon travail et s’était dit que j’amènerais beaucoup de clientes, parce que j’étais déjà très connue. Elle avait raison. Toutes mes amies sont venues dans son salon, même si elles savaient que, désormais, elles devraient payer pour que je les coiffe.
« Au bout de quelque temps, je me suis installée à mon compte. J’ai trouvé une petite confiserie qui fermait et c’est là que j’ai créé mon salon. J’étais très à l’étroit et il fallait que j’aille chercher l’eau nécessaire à l’extérieur, mais toutes mes clientes m’ont suivie en affirmant que ce n’était pas grave s’il n’y avait pas beaucoup de place. Elles disaient que l’important, c’était d’avoir une coiffeuse qui s’y connaisse vraiment en cheveux. L’une d’elles m’a même dit que des personnes qui en savaient aussi long que moi sur les cheveux, cela ne se rencontrait qu’une ou deux fois en un siècle. J’ai été très heureuse d’entendre cela et je lui ai demandé de me l’écrire. J’ai ensuite fait peindre ses mots par un professionnel sur un tableau que j’ai suspendu à ma devanture. Les passants s’arrêtaient pour lire et me regardaient avec respect, tandis que j’étais là, mes ciseaux à la main, prête à leur couper les cheveux. J’étais très heureuse, Mma. Très heureuse.
« Mon salon a pris de l’ampleur et, bientôt, j’ai pu acquérir un local convenable. J’en ai ensuite acheté un autre, et un autre encore à Francistown. Tout se passait bien et l’argent s’accumulait à la banque. J’en avais tant que je ne pouvais pas tout dépenser, au point que j’en ai donné une partie à mon frère en lui demandant de réaliser des investissements pour moi. Il m’a acheté une boutique et une fabrique de vêtements. Ainsi, j’ai eu un atelier de confection et je suis devenue encore plus riche. J’étais très heureuse d’avoir tout cet argent et, chaque jeudi, j’allais à la banque vérifier combien je possédais. Le personnel se montrait très poli avec moi, parce que j’étais riche et que les banques aiment les gens riches.
« Mais savez-vous ce que je n’avais pas, Mma ? Je n’avais pas de mari. J’avais été si occupée à couper des cheveux et à gagner de l’argent que j’avais oublié de me marier. Il y a trois mois, le jour de mon quarantième anniversaire, j’ai pensé tout à coup : Où est ton mari ? Où sont tes enfants ? Et la réponse, c’était que je n’avais rien de tout cela. J’ai donc décidé de me trouver un mari. Il était sans doute trop tard pour avoir des enfants, mais un mari, c’était encore possible.
« Et croyez-vous que cela a été facile, Mma ? Qu’en pensez-vous ?
Mma Ramotswe avait préparé le thé rouge, qu’elle versait à présent dans la tasse de sa cliente.
— Je pense que cela a dû être facile, répondit-elle. Je ne crois pas que cela puisse poser de problème pour une femme comme vous.
— Ah bon ? fit Mma Holonga. Et pourquoi cela ne poserait-il pas de problème ?
Mma Ramotswe hésita. Elle avait répondu sans vraiment réfléchir et, à présent, elle se demandait comment s’expliquer. Sans doute avait-elle pensé qu’il serait simple pour Mma Holonga de trouver un mari, puisqu’elle était riche. Pour les riches, tout était facile, même de se trouver un bon parti. Mais pouvait-elle dire cela ? Mma Holonga ne se sentirait-elle pas insultée en apprenant que la seule raison d’une telle réponse était la fortune dont elle jouissait, et non sa beauté ou son charme ?
— Il y a beaucoup d’hommes… commença Mma Ramotswe, hésitante. Il y a beaucoup d’hommes qui cherchent à se marier.
— Mais la plupart des femmes vous diront que ce n’est pas facile, objecta Mma Holonga. Pourquoi devrais-je trouver facile ce qui est difficile pour elles ? Pouvez-vous me l’expliquer ?
Mma Ramotswe soupira. Mieux valait se montrer honnête, pensa-t-elle, aussi déclara-t-elle simplement :
— L’argent, Mma. Voilà la raison. Vous possédez une grande chaîne de salons de coiffure. Vous êtes riche. Il existe beaucoup d’hommes qui aiment les femmes riches.
Mma Holonga s’adossa à son siège et sourit.
— Exactement, Mma. J’attendais de voir si vous le diriez. Maintenant, je sais que vous comprenez les choses.
— Mais ils vous apprécieraient aussi parce que vous êtes séduisante, s’empressa d’ajouter Mma Ramotswe. La plupart des Botswanais aiment les femmes de constitution traditionnelle. Comme vous et moi, Mma. Nous leur rappelons comment était le Botswana avant que ces femmes aux silhouettes modernes ne commencent à semer la zizanie chez eux.
Mma Holonga acquiesça, mais distraitement.
— Oui, Mma. C’est sans doute vrai, mais je pense que mon problème subsiste malgré tout. Je dois vous raconter ce qu’il s’est passé quand j’ai fait savoir que je cherchais un homme qui me plaise. Une chose très intéressante s’est produite.
Elle s’arrêta.
— Mais pourriez-vous me verser encore un peu de thé, Mma ? Il est excellent, et j’ai de nouveau soif.
— C’est du thé rouge de la savane, précisa Mma Ramotswe en saisissant la théière. Mon assistante Mma Makutsi et moi-même en buvons beaucoup, parce qu’il nous aide à réfléchir.
Mma Holonga porta la tasse à ses lèvres et sirota bruyamment le liquide.
— Dorénavant, j’achèterai ce thé-là au lieu du thé ordinaire, décida-t-elle. Je le sucrerai au miel et j’en boirai tous les jours.
— C’est une très bonne résolution, approuva Mma Ramotswe. Mais continuez votre histoire de maris. Que s’est-il passé ?
Mma Holonga fronça les sourcils.
— Cela a été très difficile pour moi, affirma-t-elle. Quand la nouvelle a commencé à se répandre, j’ai reçu d’innombrables coups de téléphone. Dix, vingt appels. Et ce n’étaient que des hommes.
Mma Ramotswe haussa un sourcil.
— Cela fait beaucoup, commenta-t-elle.
Mma Holonga hocha la tête.
— Bien sûr, j’ai tout de suite vu que certains étaient à disqualifier d’office. L’un d’eux m’a même appelée de la prison et le combiné lui a été arraché au milieu de la conversation. Et un autre était un enfant, il n’avait pas plus de treize ou quatorze ans, à mon avis. Mais j’ai accepté de rencontrer les autres et, après cette étape, je me suis retrouvée avec une liste de quatre noms.
— C’est un bon chiffre pour faire un choix, estima Mma Ramotswe. Une liste pas trop longue, mais pas trop courte non plus.
Mma Holonga parut apprécier la remarque. Elle considéra Mma Ramotswe d’un air hésitant.
— Vous ne trouvez pas bizarre d’avoir établi une liste, Mma ? Certaines de mes amies…
Mma Ramotswe leva la main pour l’interrompre. Beaucoup de ses clientes prenaient conseil auprès de leurs amies et, selon son expérience, ces conseils se révélaient souvent mauvais. Les amies en question voulaient rendre service, bien sûr, mais elles avaient tendance à donner de mauvaises pistes, surtout parce qu’elles ne prenaient pas en compte la personnalité de celle qui les sollicitait. De l’avis de Mma Ramotswe, mieux valait, en règle générale, s’adresser à un étranger – pas n’importe lequel, bien sûr : il n’était pas question de sortir dans la rue et de se confier à la première personne que l’on croisait, mais à un étranger dont on connaissait la sagesse. On ne parle plus de sagesse de nos jours, pensa-t-elle. Les sages ont été remplacés, semble-t-il, par toutes sortes de personnages sans consistance – comme les acteurs et autres célébrités – qui s’empressent de donner leur point de vue sur tout Ce phénomène était encore pire à l’étranger, mais il commençait à apparaître au Botswana et cela ne plaisait pas à Mma Ramotswe. Jamais, pour sa part, elle ne prendrait en considération l’opinion d’un tel individu. Elle préférait, et de loin, écouter des personnes qui avaient accompli quelque chose dans la vraie vie. Ces gens-là savaient de quoi ils parlaient.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez intérêt à tenir compte de ce que pensent vos amies, Mma, déclara-t-elle. Pour moi, c’est une bonne idée d’établir une liste. Quelle différence y a-t-il entre une liste de courses et une liste d’hommes ? Personnellement, je n’en vois pas.
— Je suis ravie que vous pensiez cela, répondit Mma Holonga. En fait, tout ce que vous m’avez dit jusque-là m’a plu.
Mma Ramotswe, que les compliments embarrassaient toujours un peu, poursuivit rapidement :
— Il faut que vous me parliez de cette liste. Et que vous me disiez ce que vous attendez de moi.
— Je voudrais que vous enquêtiez sur ces quatre hommes, expliqua Mma Holonga. Je voudrais que vous me disiez lesquels d’entre eux en veulent à mon argent et lesquels s’intéressent vraiment à moi.
Ravie, Mma Ramotswe applaudit.
— Oh, oh, voilà le genre de mission qui me plaît ! s’exclama-t-elle. Juger les hommes ! Les hommes n’arrêtent pas de regarder les femmes et de les juger. Pour une fois, nous avons l’occasion d’inverser les rôles. Ah, c’est une très belle enquête que vous me confiez là !
— Je vous paierai généreusement, affirma Mma Holonga en saisissant le grand sac à main noir qu’elle avait posé à côté de sa chaise. Si vous me dites combien cela va coûter, je vous fais le chèque tout de suite.
— Je vous enverrai une facture, répondit Mma Ramotswe. C’est ce que nous faisons habituellement. Ainsi, vous pourrez me rétribuer au temps passé.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
— Mais d’abord, il faut me parler de ces messieurs, Mma. J’ai besoin d’un minimum de renseignements sur eux. Ensuite, je me mettrai au travail.
Mma Holonga s’enfonça dans son siège.
— J’adore parler des hommes, Mma. Je vais commencer par le premier.
Mma Ramotswe regarda la tasse de sa cliente. Elle était encore à moitié pleine. Cela suffirait pour faire le tour d’un homme, mais pas de quatre. Aussi saisit-elle la théière et proposa-t-elle de resservir Mma Holonga, avant de remplir également sa propre tasse. C’était la façon de faire du Botswana traditionnel et Mma Ramotswe suivait la tradition. Les gens modernes pouvaient dire ce qu’ils voulaient, personne n’avait jamais rien découvert de mieux et, de l’avis de Mma Ramotswe, on ne surpasserait jamais ce mode de vie-là.