Quatrième partie

Sur la route des ombres

 

À mesure que je découvrais l’Église qu’Avelyn avait servie – celle de mes parents et de tous les hommes que j’aie jamais connus – et que je rencontrais d’autres moines abellicans, j’en vins à comprendre à quel point la nature du Mal pouvait être subtile. Je n’avais jamais pris le temps d’y penser auparavant. Le Mal est-il inhérent, chez l’homme méchant ? Se rend-il seulement compte que ses actions sont perverses ? Pense-t-il qu’elles le sont, ou a-t-il au contraire si bien faussé sa perspective qu’il se croit dans le vrai ?

En ce temps d’éveil du démon et de chaos jeté sur le monde, il semble que de nombreuses personnes en soient venues à remettre en question l’essence même du Mal. Mais qui suis-je, et qui est qui, pour juger quel homme peut être considéré comme bon ou mauvais ? Quand je demande si le méchant est intrinsèquement vicieux, je suppose une distinction absolue que bien des gens refusent d’admettre. Leur conception de la moralité est relative, et même si j’admets que les implications éthiques de nombreuses actions dépendent de certaines circonstances, il n’en va pas de même pour la morale absolue.

Car dans cette vérité, j’en connais une plus grande. Je sais qu’il y a en effet une nette démarcation entre le Bien et le Mal, en dépit des perspectives et des justifications individuelles. Pour les Touel’alfar, le bien de tous est la cote. S’ils font passer l’intérêt des leurs avant tout le reste, ils prennent en compte le bien de tous les autres, aussi. Bien qu’ils ne souhaitent avoir que peu de contacts avec les humains, ils forment depuis plusieurs siècles des hommes à la fonction de rôdeur, non pas pour qu’Andur’Blough puisse en tirer un quelconque avantage, car l’endroit se situe bien au-delà de l’influence des rôdeurs, mais pour l’amélioration du monde dans son ensemble. Les elfes ne sont pas un peuple d’agresseurs, jamais. Ils se battent quand ils le doivent, pour se défendre, contre l’impérialisme. Si les gobelins n’étaient pas venus à Dundalis, les elfes ne se seraient jamais mis à leur recherche, car même s’ils n’ont aucune affection pour les powries, les gobelins ou les géants, trois races qu’ils considèrent comme le fléau du monde, ils supporteraient de les laisser en vie. Le fait d’aller jusqu’à leurs montagnes et de les attaquer reviendrait, d’après leurs principes, à s’abaisser au niveau de ce qu’ils méprisent le plus.

À l’inverse, les powries et les gobelins ont prouvé qu’ils étaient des créatures belliqueuses et perverses. Ils attaquent dès qu’ils ont l’avantage, et il n’y a rien d’étonnant à ce que le démon dactyl soit allé les choisir comme laquais. J’ai tendance à penser que les géants sont un peu différents, et me demande s’ils sont par nature mauvais, ou s’ils perçoivent simplement le monde d’une façon différente. Quand un géant regarde un humain, il voit peut-être, comme un gros chat en chasse, son prochain repas. Je n’ai toutefois pas plus de remords à tuer un géant qu’un powrie ou un gobelin.

Non, aucun.

Ainsi, parmi les cinq races de Corona, je trouve les humains plus voilés de mystère. Certaines des meilleures personnes au monde, et frère Avelyn en est un exemple de choix, étaient des humains, tout comme l’étaient, et le sont possiblement encore, certains des tyrans les plus abjects. En général, ma race est plutôt bonne, mais pas aussi prévisible et disciplinée que les Touel’alfar, loin de là ! Toutefois, par nos tempéraments et croyances générales, nous ressemblons bien plus aux elfes qu’aux trois autres.

Mais ces niveaux de gris…

Peut-être le troublant concept de Mal n’est-il nulle part aussi évident que dans les rangs de l’Église abellicane, ce chef spirituel entériné par la majorité des hommes. La raison en est probablement que ce corps s’est vu charger d’une tâche si élevée, qui n’est rien moins que d’être l’avant-garde des âmes humaines. Une erreur de perspective chez les chefs de l’Église est une catastrophe, comme Avelyn l’a prouvé. Pour eux, c’était un hérétique. En vérité, je doute qu’un homme plus pieux, plus charitable, plus généreux, plus disposé à tout sacrifier pour le bien de tous, ait jamais existé.

Peut-être que le père abbé, qui a envoyé un frère Justice sur les traces d’Avelyn, peut justifier ses actes, au moins vis-à-vis de lui-même, en affirmant qu’ils sont pour le mieux-être de tous. Après tout, un maître a été tué durant sa fuite, et rien ne lui permettait d’emporter les Pierres qu’il a prises.

Mais je dis quant à moi que le père abbé a tort. Bien qu’Avelyn puisse techniquement être qualifié de voleur, les Pierres étaient à lui, et ce pour des raisons purement morales. Ayant été témoin de son œuvre, même avant qu’il se sacrifie pour libérer le monde du démon dactyl, je n’en doute pas un instant.

Je crains fort que la capacité de l’individu à justifier ses actes ne m’étonne toujours.

Elbryan Wyndon