Deuxième partie

L’ordre hiérarchique

 

Une fois encore, oncle Mather, je suis stupéfait par la ténacité de ces gens plongés dans une situation désespérée. Comme c’était le cas à Dundalis, j’ai trouvé ici un groupe prêt à se battre et à mourir. Des hommes, des femmes, et même de jeunes enfants, ainsi que des vieillards qui devraient passer leurs derniers jours à conter leurs aventures d’antan. J’ai vu une terrible souffrance, et n’ai pourtant entendu que peu de plaintes, hormis les grognements des estomacs vides.

Et de cette souffrance commune naît un altruisme qui inspire et réchauffe véritablement le cœur. Les choses sont ici, entre Belster, Tomas Gingerwart, Roger Crocheteur et tous les autres, comme elles étaient à Dundalis avec Paulson, Cric et Chipmunk, qui ont donné leur vie dans un combat qu’il ne leur revenait pas de tenir, ou le galant Bradwarden qui aurait assurément pu choisir un autre chemin.

J’ai toutefois des craintes, en particulier au sujet d’une rivalité involontaire qui risque de surgir entre les chefs de ce groupe et moi. Lorsque j’ai mené les combattants jusqu’au campement des réfugiés après notre grande victoire, j’ai senti une véritable tension chez Tomas Gingerwart, qui, avant mon arrivée, était l’un des meneurs de cette bande, peut-être même la voix la plus puissante de toutes. Une conversation tranquille a rapidement déraciné le mal potentiel, car Tomas est un homme qui doit ses compétences à l’expérience et aux années. Dès qu’il a reçu l’assurance que lui et moi combattions dans la même intention, c’est-à-dire au profit des gens placés sous sa surveillance, la rivalité n’était plus.

Mais il n’en va pas de même, je le crains, avec un autre membre important de la bande que je n’ai pourtant même pas encore rencontré, un garçon impétueux appelé Roger. D’après Belster, Roger, jeune et fier, n’a jamais été très sûr de sa position parmi les réfugiées, au point même qu’il a un temps considéré l’aubergiste et le groupe du Nord comme des rivaux potentiels. Que pensera-t-il alors en nous rencontrant, Pony et moi ? Comment réagira-t-il face au respect que nous recevons, venant en particulier de ceux qui nous connaissent depuis le Nord, ou de ceux qui nous ont suivis dans la bataille de la forêt ?

En vérité, oncle Mather, je trouve ironique que ces réfugiés me considèrent comme un héros, car, lorsque je regarde leur visage à tous, ces hommes et femmes mis à l’épreuve pour la première fois de leur vie, peut-être, c’est là que je vois la véritable bravoure.

C’est une chose en effet qui ne peut être jugée à la qualité de l’entraînement, pas plus qu’à celle des armes. Le simple fait d’avoir été éduqué par les Touel’alfar et de porter une lame et un arc d’une grande puissance me rend-il plus vaillant que la mère qui se jette entre le danger et l’enfant, ou que le fermier qui échange sa charrue contre une épée pour défendre sa communauté ? Suis-je plus valeureux parce que mes chances de remporter une victoire sont plus grandes ?

Je ne pense pas. L’héroïsme se mesure à la force du cœur, et non à celle du bras. C’est un trait des décisions conscientes, de l’altruisme, et du sacrifice volontaire de toute chose, en sachant que le sort de ceux qui suivent n’en sera que meilleur. L’héroïsme est, je crois, l’acte de communion ultime, la conscience d’appartenir à quelque chose qui dépasse l’enveloppe mortelle de l’individu. Il est enraciné dans la foi en Dieu, ou même dans la seule croyance que la totalité de ces bonnes gens est plus forte quand chaque individu qui la compose se soucie des autres.

Cette résistance, cette force intérieure, cet esprit humain sont pour moi des choses incroyables. Et en les admirant, je comprends que nous ne pouvons pas perdre cette guerre, et qu’à la fin, même si celle-ci se situe à mille ans de là, nous triompherons. Parce que nos ennemis ne peuvent pas nous tuer, oncle Mather. Ils ne peuvent pas abattre la ténacité. Ils ne peuvent rien contre la force intérieure.

Ils ne peuvent pas étouffer l’esprit humain.

Je regarde les visages des hommes et des femmes, des enfants, trop jeunes pour de telles épreuves, des anciens, trop âgés pour cette bataille, et je sais que c’est vrai.

Elbryan Wyndon