23

L’autre frère Francis

De toutes les tâches assignées aux jeunes moines de Sainte-Mère-Abelle, celle-ci était de loin la plus pénible aux yeux de frère Dellman. Comme deux autres moines, il s’arc-boutait contre les barreaux d’une manivelle en forme de roue géante, le dos plié par l’effort de pousser le poids considérable de la chose, grognant, gémissant, poussant sur des talons qui ne cessaient de glisser.

Tout en bas, très loin, soutenu par de lourdes chaînes pesant elles-mêmes plus de quatre cent cinquante kilos, se trouvait un gigantesque bloc de pierre. De la bonne pierre, solide, qui venait d’une carrière souterraine. On atteignait la vaste étendue de cette carrière par les tunnels inférieurs de l’abbaye d’origine – en fait, maître Jojonah blotti dans la bibliothèque entendait parfois le bruit du ciseau contre la pierre –, mais le meilleur moyen d’apporter les pierres nécessaires à la construction des murs supérieurs du monastère était d’utiliser cette manivelle.

L’épreuve et la douleur étaient de bonnes choses pour les jeunes moines, aux yeux des maîtres et du père abbé.

Un autre jour, frère Dellman aurait pu partager cet avis. L’épuisement physique était bon pour l’âme. Mais pas aujourd’hui. Pas si tôt après son retour d’un long et difficile voyage. Il ne voulait rien tant que réintégrer sa petite cellule de deux mètres carrés et se recroqueviller sur sa couche.

— Poussez donc, frère Dellman ! gronda maître De’Unnero de sa voix sèche. Forceriez-vous les frères Callan et Seumo à faire tout le travail ?

— Non, maître De’Unnero, grogna Dellman.

Les épaules ployées, il s’exécuta. Les muscles de ses jambes et de son dos étaient tendus, douloureux. Il ferma les yeux et lâcha un grondement sourd.

Et soudain le poids parut augmenter. La roue le repoussait. Les yeux de Dellman se rouvrirent, exorbités.

— Tiens bon, mon frère ! cria Callan.

Dellman le vit, couché par terre, puis remarqua que Seumo, déséquilibré, trottinait de côté.

— La cheville ! cria maître De’Unnero.

Il voulait dire que quelqu’un, n’importe qui, devait remettre en place la cheville qui bloquait la roue.

Le pauvre Dellman luttait de toutes ses forces, poussait aussi fort qu’il le pouvait. Mais ses pieds se mettaient invariablement à glisser. Pourquoi Callan ne reprenait-il pas sa place ? Et pourquoi Seumo ne se relevait-il pas ? Pourquoi se mouvaient-ils tous si lentement ?

Il envisagea de tout lâcher en bondissant de côté, mais il savait que ce serait impossible. Si personne ne retenait la manivelle, elle se mettrait à tournoyer trop brusquement, trop vite, et il serait éjecté et broyé.

— Remettez la cheville ! entendit-il encore.

Mais tout le monde semblait se déplacer si lentement !

Et la roue l’emportait. Les muscles de Dellman étaient tendus à l’extrême, au-delà même du point de rupture.

Soudain, il recula, plié en deux vers l’arrière, toutes ses jointures semblant partir dans la mauvaise direction. Il entendit le craquement soudain, pareil à un coup de fouet, de sa jambe qui explosait dans une vague de souffrance, puis fut jeté en arrière. Mais il avait un bras plié autour du barreau, et la roue l’entraîna dans une danse folle avant de le projeter au loin. Il s’écrasa contre un puits, et son flanc explosa, ainsi que son épaule.

Trempé, couvert de boue et de sang, il demeura là, immobile, à peine conscient.

— Emmenez-le dans mes quartiers privés, entendit-il.

La voix de De’Unnero.

Soudain le maître était penché sur lui, l’air vraiment inquiet.

— Ne craignez rien, jeune frère Dellman. (Bien qu’il prenne un ton rassurant, sa voix conservait cette note mauvaise.) Dieu est avec moi, et par Son pouvoir, je réparerai ce corps brisé.

La douleur se fit plus intense encore quand Callan et Seumo soulevèrent le jeune moine par les bras. Des vagues d’agonie roulèrent dans tout son être, comme des flammes léchant tous les muscles de son corps. Il sombra alors dans une obscurité profonde.

 

Les jours se fondirent ; il ne les voyait pas passer. Le temps n’avait plus aucun sens maintenant aux yeux de maître Jojonah. Il quittait la bibliothèque uniquement lorsque les besoins physiques de son corps l’y contraignaient, et revenait aussi vite que possible. Il n’avait rien trouvé d’utile dans les multiples piles de livres et de parchemins, mais il était proche. Il le savait. Il le sentait dans son cœur et son âme.

Il lançait de fréquents coups d’œil à l’étagère interdite en se demandant s’il était possible que ces tomes aient été placés à l’écart non pas à cause d’une quelconque teneur diabolique mais parce qu’ils contenaient une vérité qui condamnerait les chefs actuels de l’ordre abellican. Après moult considérations de ce genre qui le poussèrent même, à un moment, à se lever et faire un pas en direction des livres, maître Jojonah se mit à rire tout haut de sa paranoïa. Il connaissait ces ouvrages pour avoir aidé à les cataloguer dans le cadre de ses obligations préalables à l’accession au rang d’Immaculé. Il n’y avait là aucune vérité cachée. Ces livres du malin traitaient de la magie terrestre du dactyl et des façons de pervertir les pouvoirs des Pierres sacrées pour atteindre des fins maléfiques, telles qu’invoquer les démons, lever des cadavres, provoquer des épidémies de peste ou faire mourir les récoltes sur pied, autant de pratiques inacceptables, même en temps de guerre. Jojonah avait appris, lors d’une réunion de maîtres privée, que l’un de ces livres décrivait en fait une destruction massive des récoltes que l’Église avait lancée sur le royaume méridional de Behren, en l’an de Dieu 67, à l’époque où Behren et Honce-de-l’Ours étaient engagés dans une guerre amère visant à obtenir le contrôle des cols de la chaîne montagneuse de la Ceinture-et-la-Boucle. La famine avait renversé le courant du conflit, mais le coût, en termes de vies innocentes et d’inimitiés durables, n’avait, rétrospectivement, pas été à la mesure du gain.

Non, ces livres rangés dans les recoins obscurs de la bibliothèque souterraine ne comportaient pas une once de justice et de vérité, à moins bien sûr que ces dernières se trouvent dans la leçon à apprendre de ces terribles erreurs passées.

Mais Jojonah devait fréquemment se le rappeler à mesure que les jours s’écoulaient sans succès notable. D’autant qu’une autre chose commençait à venir travailler la sensibilité du doux maître, et grandissait en lui jusqu’à devenir une source considérable de distraction : le sort des prisonniers de Markwart. Ils payaient chèrement, avaient peut-être même déjà payé le prix ultime, pour le temps qu’il passait ici. Une partie considérable de sa conscience lui hurlait d’aller s’assurer de l’état de ces pauvres gens et du centaure, qui, s’il se trouvait avec Avelyn lorsque le démon dactyl avait été vaincu, était effectivement un héros.

Mais Jojonah ne parvenait pas à s’arracher à cet endroit, pas encore, et il lui fallait donc repousser ses inquiétudes au sujet des captifs. Il se disait que son travail ici les sauverait peut-être, ou qu’il empêcherait que l’Église reproduise à l’avenir de telles atrocités.

Au moins, il commençait à progresser. L’agencement de la bibliothèque n’était pas aussi désorganisé qu’il l’avait initialement cru. Elle était divisée en sections, et celles-ci, grossièrement rangées par ordre chronologique, allaient des tout premiers jours de l’Église à moins de deux siècles plus tôt, époque où les nouvelles bibliothèques avaient été construites, transformant cet ancien espace de travail en caveau. Heureusement pour Jojonah, la plupart des écrits datant de la période contemporaine du frère Allabarnet, ou du moins ceux qui provenaient de l’extérieur de Sainte-Mère-Abelle, étaient rangés ici.

Dès qu’il eut découvert l’organisation générale, maître Jojonah commença ses recherches dans les tout premiers tomes, qui dataient d’avant l’an de Dieu 1, le Renouveau, la Grande Épiphanie, marquant la scission de l’Église entre Ancien et Nouveau Canons. Jojonah supposait que ses réponses se trouveraient à l’âge qui avait précédé le Renouveau, au commencement de l’Église organisée, l’époque de sainte Abelle.

Il ne trouva rien. Les rares pièces restantes, et celles, plus rares encore, qui demeuraient lisibles, consistaient en travaux bienséants, pour la plupart des chants, louant la gloire de Dieu. Nombre d’entre eux étaient écrits sur des parchemins si friables que Jojonah n’osait même pas les toucher, et d’autres étaient gravés sur des tablettes de pierre. Les écrits de sainte Abelle ne se trouvaient évidemment pas là, mais sur un présentoir dans la bibliothèque supérieure. Jojonah les connaissait par cœur, mais il ne se souvenait de rien qui puisse l’aider dans sa quête. Les enseignements étaient surtout généraux, composés de paroles de sagesse sur la décence commune, et ouverts à maintes interprétations. Le maître se fit toutefois la promesse d’aller les relire quand l’occasion se présenterait, afin de voir s’il pourrait, à la lumière de sa nouvelle compréhension des choses, y découvrir un autre sens, y trouver l’indice des véritables préceptes de l’Église.

Jojonah espérait surtout découvrir ici la doctrine de l’abbé de l’année capitale de la Grande Épiphanie, mais il savait que ce serait impossible. Parmi les grandes farces de l’ordre abellican, on comptait le fait que le document original avait été perdu bien des siècles plus tôt.

Le maître fit donc avec ce dont il disposait, passant en revue les écrits ayant immédiatement suivi la création du Nouveau Canon. Il ne découvrit rien. Rien.

Un homme au cœur moins brave aurait cédé face à l’ampleur de la tâche, mais Jojonah n’envisagea pas un instant d’abandonner. Il poursuivit ses recherches chronologiques, découvrant ça et là des indices prometteurs dans les écrits des premiers pères abbés, des tournures de phrases, par exemple, qu’il n’imaginait même pas entendre de la bouche de Markwart.

C’est alors qu’il découvrit un tome très intéressant, un tout petit livre relié de tissu rouge, écrit par un jeune moine, frère Francis Gouliard, en l’an de Dieu 130, l’année qui avait suivi le premier voyage à Pimaninicuit succédant à la Grande Épiphanie.

Les mains tremblantes, Jojonah ouvrit prudemment le livre. Frère Francis – oh la douce ironie ! – avait été l’un des Préparateurs lors de cette traversée, et à son retour, il avait posé son histoire par écrit !

Ce seul fait frappa profondément le maître. Les moines qui revenaient maintenant de Pimaninicuit n’avaient pas le droit de parler de l’endroit. Frère Pellimar n’avait pas su tenir sa langue en rentrant à l’abbaye, et ce n’était pas un hasard qu’il n’ait pas survécu longtemps. Et pourtant, à l’époque du frère Francis Gouliard, les moines étaient, d’après ce texte, encouragés à détailler leur compte-rendu de voyage !

Bien qu’il fasse frais dans la pièce obscure, Jojonah sentit la sueur perler à son front, et prit soin de l’empêcher de tomber sur les pages délicates. Les doigts frémissants, il tourna la page et poursuivit sa lecture :

 

« … pour que découvriez des pierres les plus petites, grises et rouges, et puissiez en faire en si grand nombre préparation que le sain pouvoir de guérison s’étende à toutes les terres connues. »

 

Maître Jojonah se rassit et prit une profonde inspiration pour tenter de se calmer. Il comprenait maintenant pourquoi l’abbaye possédait une telle quantité d’hématites, ces « petites pierres grises et rouges » ! Le passage suivant, dans lequel frère Francis Gouliard évoquait les autres passagers, frappa plus profondément encore le vieux moine :

 

« Trente et trois frères étaient en la nef Mer Abelle, jeunes compagnons hardis, experts et consciencieux, lesquels furent ordonnés d’emmener les deux Préparateurs qu’étions à Pimaninicuit, et les ramener. Ores les trente et un (pour ce que deux avaient péri au cours du voyage) se joignirent au recensement et ultimes préparations. »

 

— Des frères, murmura doucement Jojonah. Sur la Mer Abelle. Ils employaient des moines.

Le maître pouvait à peine parler. Son souffle ne lui venait plus. Les larmes se mirent à ruisseler sur son visage alors qu’il repensait au sort du File au vent, à ce pauvre équipage constitué d’hommes, et d’une femme, des civils, et non de moines. Il lui fallut un bon moment avant de parvenir à reprendre sa contenance et à poursuivre sa lecture. Le style de frère Francis Gouliard était difficile, il comportait quantité de mots trop mystérieux pour que Jojonah parvienne à les décrypter, et l’homme avait tendance à écrire au fil de la plume plutôt que d’une manière purement chronologique. Quelques pages plus loin, Francis décrivait le départ de Sainte-Mère-Abelle et le début du voyage.

Et là, sous ses yeux, se trouvait un décret du père abbé Benuto Concarron, dans son discours d’au revoir au bon vaisseau et à son équipage, dans lequel il demandait que l’ordre abellican répande les richesses de Dieu, les Gemmes, en même temps que Sa parole.

Piété, dignité, pauvreté.

Les larmes coulaient librement. Voilà l’Église en laquelle Jojonah pouvait croire, l’Église qui avait attiré un homme au cœur aussi pur qu’Avelyn Desbris. Mais que s’était-il passé pour altérer à ce point cette direction apparente ? Pourquoi les « pierres grises et rouges » se trouvaient-elles encore à Sainte-Mère-Abelle ? Qu’était-il advenu de la charité ?

— Et où est-elle maintenant ? se demanda-t-il tout haut, en repensant aux pauvres prisonniers.

Où était l’Église de frère Francis Gouliard et du père abbé Benuto Concarron ?

— Sois maudit, Markwart ! murmura maître Jojonah, en pensant chaque mot.

Il glissa le livre sous sa robe volumineuse et quitta la bibliothèque pour rejoindre immédiatement l’intimité de sa chambre. Il envisagea d’aller chercher Braumin, mais décida que cela devrait attendre, car un autre problème pesait lourdement sur son cœur depuis plusieurs jours maintenant.

Ainsi Jojonah redescendit-il bientôt vers les niveaux inférieurs de Sainte-Mère-Abelle, en direction cette fois de l’autre extrémité de l’immense monastère et des pièces que le père abbé Markwart avait converties en prison. Il ne fut pas surpris d’être accueilli par un jeune moine qui montait la garde, et qui s’interposa.

— Je ne resterai pas là à me disputer avec vous, jeune frère ! fulmina le maître en essayant de prendre un air imposant. Combien d’années se sont écoulées depuis que vous avez passé le Gantelet de souffrance consentie ?

Le redoutable maître semblait en effet bien grandiose aux yeux de ce pauvre jeune frère !

— Un an, maître, répondit-il dans un souffle. Et quatre mois.

— Un an ? ! répéta Jojonah d’une voix retentissante. Et vous osez me bloquer la route ? J’ai atteint le rang de maître avant même que vous ayez vu le jour, et vous vous dressez à présent devant moi pour m’interdire d’avancer ? !

— Le père abbé…

Jojonah en avait suffisamment entendu. Il repoussa le jeune frère et le fusilla du regard en le défiant de l’en empêcher.

Le pauvre garde bredouilla quelques protestations, mais ne put que taper du pied de frustration tandis que le maître poursuivait sa descente. En bas, deux autres moines se dressèrent sur son chemin. Il ne prit même pas la peine de leur adresser la parole et continua tout droit en passant entre eux. Une fois encore, ils n’osèrent pas tenter de l’immobiliser. Le premier le suivit toutefois, en se plaignant à chaque pas, tandis que le second s’élançait dans l’autre direction afin, Jojonah le savait, d’aller informer Markwart.

Le vieux maître était également conscient du fait qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux, et qu’il poussait peut-être un peu loin la patience du père abbé. Mais le livre qu’il avait découvert avait encore renforcé sa détermination à se dresser contre l’injustice du vieillard. Il se promit silencieusement de ne pas se laisser repousser, quelles que soient les sanctions, et d’arriver à voir ces pauvres gens, juste pour s’assurer qu’ils étaient vivants, et que leurs conditions de détention n’étaient pas trop cruelles. Jojonah prenait là de grands risques, et il pouvait opposer à sa propre attitude l’argument rationnel que le bien de tous, sur le long terme, exigeait qu’il demeure obscur et discret. Mais cela n’aiderait pas beaucoup les pauvres Chilichunk et le centaure héroïque. Et le maître savait pertinemment que les hommes comme Markwart utilisaient exactement ce genre d’argument pour justifier leurs actions aussi lâches qu’impies.

C’est pourquoi il se moquait bien de pousser Markwart jusqu’aux dernières limites précédant la rage. Il continua sa progression, passa une porte, poussa un autre jeune moine stupéfait, descendit un autre escalier. Là, il s’immobilisa. Frère Francis se tenait devant lui.

— Vous ne devriez pas être là, remarqua le jeune frère.

— Sur ordre de qui ?

— Du père abbé, répondit Francis sans la moindre hésitation. Seuls maître De’Unnero, le père abbé et moi-même avons le droit de descendre jusqu’ici.

— Fine équipe ! rétorqua le maître, sarcastique. Et pourquoi cela, frère Francis ? Afin de pouvoir torturer ces pauvres prisonniers innocents en toute intimité ?

Jojonah, qui avait ajouté cette dernière saillie d’une voix retentissante, fut satisfait d’entendre le bruit traînant des pieds du jeune garde qui se dandinait, gêné, derrière lui.

— Innocents ? répéta Francis, sceptique.

— Avez-vous à ce point honte de vos actions qu’elles doivent se tenir ici, loin de tous les regards indiscrets ? insista maître Jojonah en avançant d’un autre pas. Oui, j’ai entendu l’histoire de Grady Chilichunk !

— Un accident de voyage, repartit Francis.

— Voilez donc vos péchés, frère Francis ! riposta Jojonah. Ils restent ce qu’ils sont, néanmoins !

Francis renâcla d’un air méprisant.

— Vous ne pouvez pas comprendre le sens de la guerre que nous menons, protesta-t-il. Vous faites preuve de pitié envers des criminels alors que des innocents paient chèrement le prix des crimes commis par eux contre l’Église, contre l’humanité !

La réponse de Jojonah parvint sous la forme d’un lourd crochet du gauche. Francis ne fut pas complètement pris au dépourvu, et il parvint à se tourner de sorte que le coup ne fasse que l’effleurer. Bondissant derrière le maître alors déséquilibré par sa frappe manquée, le jeune moine lui fit une prise qui lui coupa le souffle, et lui imprima un brusque mouvement de torsion pour le déstabiliser plus encore.

Maître Jojonah se tortilla, se contorsionna, mais un instant seulement, car Francis interrompait l’arrivée du sang, et son cerveau, mal irrigué, sombra dans l’inconscient.

— Frère Francis ! hurla l’autre jeune moine, paniqué, en s’élançant pour tenter de les séparer.

Francis lâcha volontiers le pesant Jojonah, qui s’écroula par terre.

 

Il entendit les pas claquant sèchement sur le sol en autant d’allers et retours. Peu à peu, il sombra dans le rythme, le suivit, et se laissa porter par lui vers le monde des vivants. La lumière sembla dure à ses yeux qui n’avaient quasiment connu que l’obscurité au cours des jours passés, mais dès qu’il fut parvenu à se concentrer, il sut où il était : affalé dans un fauteuil des quartiers privés de Markwart.

Celui-ci, ainsi que frère Francis, se tenaient devant lui. Aucun n’affichait une expression très satisfaite.

— Vous avez attaqué un moine, commença brusquement Markwart.

— Un subordonné impertinent manquant de réprimandes, répliqua Jojonah en frottant ses yeux larmoyants. Un frère ayant désespérément besoin d’une bonne volée !

Markwart lança par-dessus son épaule un regard au suffisant Francis.

— Peut-être, concéda-t-il, principalement pour désenfler un peu le moine. (Reportant son attention sur le maître, Markwart reprit :) Toutefois, il n’a fait qu’obéir à mes ordres.

Maître Jojonah se fit violence pour garder le contrôle. Il brûlait désespérément de se libérer des fers du pragmatisme et de dire au père abbé, à ce Markwart pervers, tout ce qu’il pensait de lui et de son Église déviante. Mais il se mordit la lèvre, et laissa le vieil homme poursuivre.

— Vous abandonnez vos devoirs pour soutenir la cause du frère Allabarnet, fulminait le père abbé. Une cause que je pensais noble, au vu du sort du pauvre abbé Dobrinion, car les moines de Sainte-Précieuse ont grand besoin de retrouver le moral en cette période obscure. Pourtant, vous abusez du temps libre que je vous accorde et je vous retrouve à l’autre extrémité de l’abbaye, en train de vous mêler d’affaires qui ne vous concernent en rien.

— Ne devrais-je pas m’inquiéter du fait que des prisonniers innocents sont suspendus aux murs de nos oubliettes ? rétorqua maître Jojonah, d’une voix ferme et forte. Ne suis-je pas censé me soucier du fait que ces gens, qui n’ont commis ni crime ni péché, et un centaure qui pourrait bien être un héros, sont retenus, enchaînés dans les cellules de ce qui est supposé être un saint sanctuaire, et sont soumis à la torture ?

— Torture ? se moqua le père abbé. Vous ne savez pas de quoi vous parlez !

— C’est pourquoi j’ai tenté de le découvrir, riposta le maître. Et vous me l’interdisez, comme vous empêchez tous les regards.

Markwart émit un petit bruit dédaigneux.

— Je ne soumettrais pas les Chilichunk terrifiés et ce Bradwarden potentiellement dangereux aux inquisitions privées des autres. Ils sont sous ma responsabilité.

— Ce sont vos prisonniers, corrigea Jojonah.

Le père abbé Markwart se tut et prit une profonde inspiration.

— Mes prisonniers, répéta-t-il. Oui, c’est bien cela. Aucun péché, dites-vous ? Ils sont pourtant de mèche avec les voleurs qui détiennent les Pierres. Aucun crime ? Nous avons pourtant toutes les raisons de croire que le centaure était allié au démon dactyl, et que seule la destruction accidentelle d’Aïda l’a empêché de se joindre au saccage et de se déchaîner lui aussi contre tous les êtres pieux du monde !

— Destruction accidentelle ! répéta Jojonah d’un ton incrédule et sarcastique.

— C’est la décision que je tire de mon enquête ! hurla subitement Markwart. (Il s’approcha alors si près du maître que celui-ci pensa brièvement qu’il allait le frapper.) Vous avez choisi à ce moment de suivre une autre route !

Si seulement vous saviez à quel point c’est vrai, répondit intérieurement Jojonah, en se félicitant alors d’avoir caché le livre dans sa chambre avant de tenter d’atteindre les prisonniers.

— Et pourtant vous n’avez même pas réussi à tenir ce chemin ! continua Markwart. Et tandis que vous étiez au travail, enfoui sous les écrits antiques qui n’ont aucune espèce d’importance au regard des dangers de la situation actuelle, l’un de nos plus jeunes frères a bien failli trouver la mort ! (Jojonah tendit l’oreille.) Dans la cour. Alors qu’il effectuait une tâche que maître Jojonah surveille normalement, mais dont le maître De’Unnero a été contraint de se charger, en plus de veiller sur les autres frères qu’il dirige. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas pu réagir à temps quand deux des frères ont glissé à la roue et que le troisième, le pauvre Dellman, a failli être brisé en deux par le poids soudain !

— Dellman ! cria maître Jojonah en bondissant quasiment de son siège, ce qui força Markwart à reculer d’un pas.

La panique envahit son esprit. Il s’inquiéta soudain du frère Braumin, qu’il n’avait pas revu depuis plusieurs jours. Combien d’« accidents » s’étaient produits ?

Il comprit toutefois que son excitation ne faisait qu’impliquer Dellman comme conspirateur, ainsi s’efforça-t-il de se contrôler et de se rasseoir au fond de son siège.

— Le frère Dellman qui nous a accompagnés à Aïda ? demanda-t-il.

— Le seul frère Dellman, répondit sévèrement Markwart, qui voyait clair dans la ruse.

— Quel dommage, commenta Jojonah. Il est vivant, tout de même ?

— À peine, et plus pour longtemps, peut-être, répondit le père abbé Markwart en se remettant à faire les cent pas.

— J’irai le voir.

— Certainement pas ! Maître De’Unnero veille sur lui. Je vous interdis d’essayer seulement de lui parler ! Il n’a pas besoin d’entendre vos excuses, maître Jojonah ! Que la culpabilité de votre absence pèse sur votre esprit. Cela vous ramènera peut-être à vos véritables devoirs et objectifs !

L’idée de sa responsabilité était absurde, bien sûr, mais le maître comprenait les implications subtiles. Markwart utilisait simplement ce prétexte pour le maintenir à distance de frère Dellman, et l’empêcher de l’influencer, tandis que De’Unnero, le maître qui savait si efficacement retourner les esprits des frères lancés sur la piste d’Avelyn, se livrait à son travail pervers.

— Vous êtes témoin, frère Francis, continua Markwart. Et je vous préviens, maître Jojonah. Si j’entends dire que vous vous êtes seulement approché de frère Dellman, les conséquences seront désastreuses, pour vous comme pour lui.

Jojonah fut étonné que Markwart ait tracé une ligne si nette dans le sable, et qu’il l’ait quasiment menacé ouvertement. Les choses allaient dans le sens du père abbé, semblait-il, alors pourquoi faire un pas aussi vigoureux que celui-là ?

Le maître n’insista pas. Il hocha la tête, et partit. Il n’avait aucunement l’intention de franchir cette ligne de sitôt. Il vaudrait mieux pour frère Dellman qu’il évite tout contact avec lui pour le moment. En outre, le travail de Jojonah ne faisait que commencer. Il déjeuna rapidement, rejoignit sa chambre, et poussa un profond soupir de soulagement en constatant que le tome était toujours à sa place. Puis il se dirigea tout droit vers l’escalier inférieur menant à la bibliothèque, afin de chercher d’autres pièces pour son puzzle de plus en plus intéressant.

Il trouva les portes fermées et barrées par de lourdes planches. Un jeune moine, que Jojonah ne connaissait pas, montait la garde.

— Que signifie ceci ? demanda le maître.

— Interdiction d’entrer dans les bibliothèques inférieures en ce moment, répondit le frère d’un ton mécanique. Par ordre du…

Avant qu’il ait fini sa phrase, maître Jojonah s’éloignait furieusement en gravissant les marches deux par deux. Il ne fut pas surpris de voir que le père abbé Markwart l’attendait dans ses quartiers privés, seul, cette fois.

— Vous n’aviez pas parlé de mettre fin à mon travail, commença Jojonah en avançant à tâtons dans ce combat, qui pourrait, pensait-il, s’estimer concluant.

— Ce n’est pas le moment de s’inquiéter de la canonisation du frère Allabarnet, répondit calmement le père abbé. Je ne peux pas me permettre de laisser un de mes maîtres perdre un temps précieux dans les souterrains.

— Étrange choix de mots, rétorqua le maître, si l’on considère que vous laissez la plupart des frères auxquels vous accordez le plus de confiance prendre ce même temps dans un souterrain d’une autre espèce.

Il vit l’étincelle de colère dans l’œil du vieil homme, mais celui-ci la maîtrisa rapidement.

— La procédure de sanctification attendra la fin de la guerre, dit-il.

— Tous les rapports semblent dire qu’elle est déjà finie, riposta vivement Jojonah.

— Et jusqu’à ce que le problème de la menace qui pèse sur notre Ordre soit résolu, continua Markwart. Nous pouvons raisonnablement supposer que si un powrie a réussi à atteindre l’abbé Dobrinion, nul d’entre nous n’est plus à l’abri. Nos ennemis sont désespérés car leur guerre va mal, et il est prudent de penser qu’ils pourraient entreprendre une large campagne d’assassinats contre les chefs les plus importants.

Jojonah dut se faire violence pour retenir sa langue, pour s’empêcher d’accuser sur-le-champ Markwart d’avoir favorisé le meurtre de l’abbé. Le maître ne se souciait plus désormais de son propre bien-être, et il aurait volontiers accusé ouvertement et publiquement Markwart, entamant ainsi une bataille intestine qui lui coûterait probablement la vie. Mais dans les secondes qui suivirent, il se rappela plusieurs fois de suite qu’il ne le pouvait pas. Il y avait d’autres gens à prendre en considération : Dellman, Braumin Herde, Viscenti Marlboro, et les pauvres prisonniers. Pour eux, sinon pour lui, il ne pouvait pas déclarer la guerre à Dalebert Markwart.

— La procédure attendra également que les Pierres nous aient été restituées, continua le vieillard.

— Ainsi, je vais perdre mon temps à rester assis dans les niveaux supérieurs, se permit de remarquer le maître.

— Non, j’ai d’autres projets pour vous. Des affaires bien plus importantes. Visiblement, vous allez bien mieux – suffisamment pour attaquer l’un de vos frères. Vous allez donc vous préparer à reprendre la route.

— Vous venez de dire que la canonisation attendrait, rétorqua Jojonah.

— En effet, répondit Markwart. Mais vous n’allez plus à Sainte-Honce. Vous vous rendrez à Palmaris, comme témoin de la nomination du nouvel abbé de Sainte-Précieuse.

Maître Jojonah ne parvint pas tout à fait à dissimuler sa surprise. Aucun moine de l’abbaye n’était prêt à assumer cette tâche, et donc, du moins à ce qu’il en savait, le problème de la succession n’avait jamais été évoqué. Ce serait une affaire réglée par le Concile des abbés plus tard dans l’année.

— Maître De’Unnero, annonça le père abbé Markwart en réponse à sa question muette.

— De’Unnero ? répéta Jojonah, incrédule. Le plus jeune maître de tout Sainte-Mère-Abelle, et qui doit uniquement cette promotion prématurée au décès de maître Siherton ?

— À l’assassinat de maître Siherton par Avelyn Desbris, lui rappela prestement le père abbé.

— Il va assurer la direction de Sainte-Précieuse ? continua Jojonah, trop effaré pour sentir la morsure de cette dernière pique. Cette position est assurément d’une importance capitale, étant donné que Palmaris demeure la plus proche des fronts !

— C’est exactement pour cela que j’ai choisi De’Unnero, répondit calmement Markwart.

— Que vous avez choisi ?

Il y avait très peu de précédents à une telle manœuvre. La nomination d’un abbé, même s’il venait des rangs du monastère en question, n’était pas une affaire légère. Elle était ouverte aux réflexions collectives de tout le Concile des abbés !

— Nous n’avons pas le temps de rassembler le Concile avant l’heure, lui expliqua Markwart. Pas plus que nous ne pouvons attendre la réunion prévue pour calembre. Jusque-là, j’agis dans ce qui me paraît être une situation de crise en nommant maître De’Unnero en remplacement de Dobrinion.

— Temporairement.

— De façon permanente, répondit l’autre, sévère. Et vous, maître Jojonah, allez l’accompagner.

— Je viens à peine de rentrer de plusieurs semaines de route ! protesta Jojonah.

Mais il se savait vaincu. Il comprit qu’il était allé trop loin en tentant d’atteindre les prisonniers, en s’opposant si fort à Markwart. Et maintenant, il allait payer. Le père abbé avait parfaitement le droit de ralentir pour le moment la procédure de canonisation, et ce serait au Concile des abbés de valider ou non à l’automne, pas avant, la nomination de maître De’Unnero. Jojonah n’avait plus d’excuse, et plus aucun moyen de biaiser.

— Vous resterez à Sainte-Précieuse pour aider maître… l’abbé De’Unnero, en tant que second, poursuivit Markwart. S’il lui plaît, vous pourrez rentrer à Sainte-Mère-Abelle avec lui pour le Concile.

— Mon rang est plus élevé que le sien !

— Plus maintenant.

— Je… le Concile ne soutiendra pas cela !

— Ce sera décidé à la mi-calembre, répondit Markwart. Si les autres abbés et leurs seconds votants jugent adéquat d’annuler ma décision, alors peut-être que Jojonah sera nommé abbé de Sainte-Précieuse.

Mais le maître savait que d’ici là, Markwart aurait probablement récupéré ses Gemmes, et que tous les moines qui avaient été associés à la cause de Jojonah, ou qui l’avaient seulement soutenue, auraient été éliminés de Sainte-Mère-Abelle, victimes d’« accidents », s’ils n’avaient été convertis au mode de pensée de Markwart par un barrage de menaces et de mensonges. Et pour les frères aussi convaincus que lui-même, Markwart trouverait sans doute des missions dans des terres lointaines et dangereuses. Jusqu’à cet instant, Jojonah n’avait jamais vraiment compris quel puissant ennemi pouvait être le vieux père abbé.

— Nous nous reverrons peut-être, lui dit Markwart en le congédiant de la main. Mais pour notre tranquillité d’esprit à tous deux, j’espère vraiment que non.

Voilà, songea maître Jojonah. C’est ainsi que cela se termine.