25

Le choix de Roger

Le temps qu’ils atteignent la porte nord de Palmaris, Roger Crocheteur et son sombre bagage avaient considérablement attiré l’attention. Plusieurs fermiers et leurs familles, qui gardaient l’œil sur tout ce qui pouvait bouger dans les environs en cette triste période, l’avaient vu arriver, et nombre d’entre eux se mirent à le suivre en le harcelant de questions.

Il n’offrit que peu d’explication, en répondant par des grognements aux questions générales du type « Arrivez-vous du Nord ? » ou « Y a-t-il des gobelins, là-haut ? » Mais si les fermiers acceptèrent les vagues réponses sans se plaindre, les gardes, aux portes, se montrèrent bien plus insistants. Dès qu’il fut apparent que deux cadavres humains étaient attachés en travers de son cheval clopinant, un battant de l’immense porte s’ouvrit dans un grincement et deux guerriers en armes s’élancèrent pour l’intercepter.

Roger était pleinement conscient du fait que d’autres sentinelles, qui l’observaient du sommet des murailles, braquaient leurs arcs bandés sur sa tête.

— C’est vous qui avez fait cela ? aboya l’un des soldats en allant inspecter les corps.

— Pas celui-là, répondit rapidement Roger alors que l’autre soulevait la tête de Connor, et que ses yeux s’écarquillaient, pleins d’horreur, en le reconnaissant.

Le second garde se matérialisa en un instant à côté du jeune homme, et leva la pointe de son épée au niveau de son cou.

— Croyez-vous que j’entrerais tranquillement à Palmaris en portant le cadavre du neveu du baron si c’était moi qui l’avais tué ? demanda calmement Roger. (Il voulait leur faire comprendre qu’il connaissait l’identité du noble.) On m’a donné bien des noms, mais « abruti » ne figure pas dans la liste ! De plus, je considérais Connor Bildeborough comme un ami. C’est pourquoi, bien que d’autres affaires aussi pressantes m’appellent, je ne pouvais pas l’abandonner sur la route et le laisser grignoter par les buses et les gobelins.

— Et celui-ci ? aboya le soldat qui se tenait près de lui en désignant le moine. Il vient de l’abbaye, non ?

— Pas de Sainte-Précieuse, non, mais de Sainte-Mère-Abelle.

Les factionnaires se regardèrent avec appréhension. Ils n’avaient pas fait partie de la force envoyée au monastère quand les problèmes avec le père abbé avaient commencé, mais ils avaient entendu toute l’histoire. Cela fit uniquement grandir un peu plus leurs soupçons quant aux cadavres disposés en travers du cheval.

— Vous avez tué celui-là ? insista un garde.

— Oui, répondit Roger sans hésiter.

— Sont-ce des aveux ? intervint immédiatement l’autre.

— … car si je ne l’avais pas fait, c’est lui qui m’aurait tué, termina calmement Roger en regardant l’accusateur dans les yeux. Mais je pense qu’au vu de l’identité de ces hommes, cette conversation aurait davantage lieu de se tenir dans la demeure du baron. (Les soldats se regardèrent sans trop savoir comment procéder.) À moins que vous jugiez préférable de laisser les villageois ordinaires tripoter Connor Bildeborough, ajouta Roger d’un ton où perçait une note de dureté. L’un d’eux saura peut-être faire bon usage de Défenseur… À moins que leurs rumeurs atteignent le baron, ou l’abbé de Sainte-Précieuse, et qui peut dire à quelles intrigues cela pourrait mener ?

— Ouvrez les portes ! lança le soldat qui se tenait près du cheval aux autres sentinelles. (Il fit signe à son compagnon de ranger son arme.) Rentrez chez vous ! gronda-t-il à l’intention des observateurs qui murmuraient avec excitation.

Flanqué des deux hommes, Roger reprit sa progression vers la ville, suivi de son sinistre fardeau. Ils s’immobilisèrent après avoir passé les portes, que d’autres gardes fermèrent derrière eux. Loin des yeux des fermiers, car ils n’étaient pas sûrs que l’étranger ne compte pas d’alliés parmi ces gens, ils plaquèrent brutalement Roger contre le mur et fouillèrent chaque centimètre de sa personne en confisquant tout ce qui pouvait ressembler même de loin à une arme.

Un troisième soldat apporta des couvertures pour dissimuler les corps puis s’éloigna avec le cheval tandis que les deux premiers saisissaient rudement le jeune homme par les coudes et l’entraînaient dans les rues de la ville.

Roger passa un long moment solitaire au manoir Chassevent, l’immense demeure du baron Rochefort Bildeborough. Bien qu’il ne soit pas physiquement seul, les deux soldats aux mines patibulaires assignés à sa garde ne semblaient pas disposés à la conversation. Alors il attendit, se chanta des chansons, et compta même trois fois les planches du sol tandis que les heures s’écoulaient.

Quand le baron entra enfin, Roger comprit la raison de l’attente. L’homme avait le visage boursouflé, les yeux creusés, et portait sur toute sa personne le vide du chagrin. L’annonce du décès de Connor lui avait porté un grand coup. Apparemment, le jeune noble n’exagérait pas quand il se vantait de sa relation avec son oncle.

— Qui a tué mon neveu ? demanda le baron avant même de s’asseoir dans le siège disposé en face de celui de Roger.

— Son assassin vous a été remis, répondit le jeune homme.

— Le moine, commenta l’autre plus qu’il ne demanda, comme si le fait n’était guère surprenant.

— Cet homme ainsi qu’un autre de Sainte-Mère-Abelle nous ont attaqués, commença Roger.

— Nous ?

— Connor, moi-même, et…

Il hésita.

— Poursuivez l’histoire de Connor, s’impatienta le baron. Les détails attendront.

— L’autre frère a péri pendant le combat, et nous avions capturé celui-ci. Connor et moi étions en train de vous l’amener. Nous avions atteint la lisière de la ville quand il s’est libéré et a tué votre neveu d’un seul coup, en lui plongeant les doigts dans la gorge.

— Mon guérisseur me dit que Connor est mort depuis plus longtemps que votre histoire semble le suggérer, si vous avez tué le moine à la périphérie de ma ville, objecta Bildeborough.

— Ce… cela ne s’est pas exactement passé ainsi, bredouilla Roger. Connor est mort sur-le-champ. Je l’ai vu, et n’étant pas en mesure de combattre le frère, j’ai fui en prenant le cheval de Connor.

— Pépite, dit Rochefort. Le cheval s’appelle Pépite.

Roger hocha la tête.

— Le moine n’abandonnait pas la poursuite, et quand Pépite a perdu un fer, j’ai su qu’il allait m’attraper. Mais je l’ai vaincu par l’astuce, puisque je ne pouvais pas le faire par la force, et bien que mon intention ait uniquement été de le capturer, afin qu’il puisse être ramené ici et ouvertement jugé pour ses crimes, il a perdu la vie.

— J’ai entendu dire que vous ne manquiez pas d’esprit, Roger Billingsbury, lui dit le baron. À moins que vous préfériez le nom de Crocheteur ? (Le jeune homme sidéré ne trouva rien à répondre.) Ne craignez rien, reprit le noble, rassurant. J’ai parlé à l’un de vos anciens compagnons, une personne qui a pour vous la plus haute estime et qui n’a pas fait secret de vos exploits contre les powries de Caer Tinella. (Roger, toujours muet de surprise, ne put que hocher la tête.) Une simple coïncidence veut que je compte parmi mes gens la fille d’une Mme Kelso.

Roger se détendit et parvint même à sourire. Si le baron faisait confiance à Mme Kelso, il n’avait rien à craindre de lui.

— J’ai pourtant prévenu Connor ! Quel jeune homme impétueux et tellement sûr de lui, reprit doucement Rochefort en baissant la tête. Si les powries ont pu atteindre Dobrinion, aucun de nous n’était à l’abri. Je le lui ai dit ! Mais (il secoua la tête) qu’un moine agisse ainsi en solitaire… Comment aurions-nous envisagé un tel assassin ? Cela n’a pas de sens !

— Ce n’est pas un powrie qui a tué l’abbé Dobrinion. Et ce moine n’agissait pas en solitaire. (L’expression du baron semblait prise entre l’indignation et le trouble quand il regarda droit dans les yeux ce surprenant Roger.) C’est pourquoi Connor et moi nous hâtions de venir vous trouver, expliqua le jeune homme. Votre neveu savait que les assassins de l’abbé n’étaient pas les powries, mais des moines. En traînant derrière lui ce captif, il pensait détenir sa preuve.

— Un moine de l’ordre abellican a tué Dobrinion ? répéta Rochefort, sceptique.

— Cela va bien plus loin que l’abbé Dobrinion. (Roger savait qu’il devait veiller à ne pas divulguer trop d’informations au sujet de ses trois compagnons.) Il s’agit de Gemmes volées, et d’une bataille au sein des puissances de l’Église. Tout cela me dépasse complètement, admit-il. L’affaire est bien trop complexe, et elle touche à des sujets dont je ne sais quasiment rien. Mais ces deux moines qui nous ont attaqués, mes amis et moi-même, sur les terres du Nord, ont également tué Dobrinion. Connor en était convaincu.

— Que faisait-il dans le Nord ? Le connaissiez-vous avant cet incident ?

— Non, pas moi, mais une de mes compagnes, reconnut Roger. (Prenant une profonde inspiration, il décida de tenter sa chance :) Elle a brièvement été mariée avec lui autrefois.

— Jilly, fit le noble dans un souffle.

— Je ne peux rien dire de plus, et je vous en prie, pour elle, pour moi, pour nous tous, ne posez pas de question. Connor est venu nous prévenir. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Et en nous sauvant, il a donné sa vie.

Bildeborough se rassit dans le fond de son siège en digérant ce qu’il venait d’entendre, et étudia l’information à la lumière des troubles que le père abbé et ses compagnons de Sainte-Mère-Abelle avaient récemment causés à Sainte-Précieuse. Au bout d’un long moment, il reposa les yeux sur Roger et tapota un fauteuil vide disposé près du sien.

— Venez vous asseoir à mon côté, comme un ami, demanda-t-il, sincère. Je veux tout savoir sur les derniers jours de Connor, et sur Roger Billingsbury, afin que nous décidions ensemble de la meilleure marche à suivre.

Le jeune homme se glissa timidement dans le siège, retrouvant l’espoir à l’idée que le baron les ait qualifiés d’équipe.

 

— C’est lui, insista Juraviel en braquant ses yeux perçants sur le pied de la colline. J’en suis sûr, à la façon dont il se tient sur son cheval. (Il ricana.) Je reste stupéfait de voir qu’un humain aussi agile que Roger puisse paraître si gauche lorsqu’il monte à cheval !

— Il ne comprend pas l’animal, expliqua Elbryan.

— Parce qu’il choisit de ne pas le faire, répliqua Juraviel.

— Tout le monde n’a pas été entraîné par les Touel’alfar, sourit le guerrier.

— Et tout le monde n’a pas l’honneur de posséder une turquoise qui lui permette de lire le cœur de leur monture, ajouta Pony en caressant doucement la nuque de Symphonie.

Le cheval hennit doucement.

Les trois amis et l’étalon descendirent la petite colline pour intercepter le jeune homme.

— Tout s’est bien passé ! cria-t-il, excité, et enchanté de les avoir trouvés.

Il poussa son cheval à un trot plus vif, et tira sur les rênes de l’autre animal qui avançait derrière lui, un cheval que les trois compagnons connaissaient.

— Tu as parlé au baron Bildeborough, en déduisit Elbryan.

— Il m’a donné les chevaux, y compris Agreste, ici présent, expliqua-t-il en tapotant la monture favorite de Rochefort. (Le jeune homme fut subitement frappé par la générosité du baron. Il avait quasiment agi comme un mentor. Attirant devant lui le superbe palomino, il ajouta, à l’intention de Pony :) Pépite est pour toi. Le baron a soutenu que Connor aurait aimé que tu l’aies. Ainsi que ceci, ajouta-t-il en tirant la magnifique lame de Connor, Défenseur, du côté de la selle.

Pony tourna des yeux écarquillés vers Elbryan, qui se contenta de hausser les épaules en répondant tranquillement :

— Cela semble adéquat.

— Mais cela veut dire qu’il est au courant, pour nous, releva Juraviel d’un ton moins content. Ou pour Pony, du moins.

— Je ne lui ai pas dit grand-chose, répondit Roger. Promis. Mais il avait besoin de réponses. Connor était comme un fils pour lui, et le fait de le voir mort a bien failli le briser. (Il se tourna vers Elbryan, qui, pensait-il, serait celui qui le jugerait le plus sévèrement de tous.) J’en suis arrivé à bien aimer le baron, dit-il, et à lui faire confiance. Je ne pense pas qu’il soit notre ennemi, tout spécialement si l’on considère l’identité de l’assassin de Connor.

— Il semblerait que le baron se soit également pris d’amitié pour toi, Roger Crocheteur, remarqua le rôdeur. Et qu’il te fasse confiance. Ce ne sont pas de menus cadeaux.

— Il a compris le message et l’intention du messager. Rochefort Bildeborough est dans de beaux draps quand il compare sa force avec celle de l’Église abellicane. Il a cruellement besoin d’alliés, autant que nous.

— Que lui as-tu dit sur nous ? l’interrompit sévèrement Juraviel.

— Il n’a presque rien demandé, répondit calmement le jeune homme. Il a compris que j’étais un allié, et un ennemi de ses ennemis. Il n’a posé aucune question sur vos identités, outre ce que je lui avais dit de toi, termina-t-il en désignant Pony.

— Tu as bien fait, décida Elbryan au bout d’un moment. Où en sommes-nous, maintenant ?

Roger haussa les épaules. Il avait redouté cette question.

— Le baron n’abandonnera pas, cela, j’en suis sûr. Il m’a promis que nous porterions toute l’affaire devant le roi, si nécessaire, bien que je pense qu’il craint de provoquer une guerre entre la couronne et l’Église.

— « Nous » ? releva Pony.

— Il veut que je me porte témoin, expliqua Roger. Il m’a prié de revenir immédiatement, afin que nous puissions préparer le voyage vers Ursal, si son entretien privé avec des moines de confiance de Sainte-Précieuse ne devait pas lui donner satisfaction. Bien sûr, je lui ai dit que je ne pouvais pas y aller, ajouta-t-il en voyant leur étrange expression. (Il fut encore plus troublé quand celle-ci, de curieuse, devint franchement réprobatrice.) Mais nous allons nous mettre en route pour Sainte-Mère-Abelle ! Le baron Bildeborough veut avoir atteint Ursal avant la fin de la saison, car il a appris qu’un Concile des abbés devait se tenir à la mi-calembre, et il tient à parler au roi avant que l’abbé Je’howith de Sainte-Honce fasse le voyage vers le Nord. Or, il n’y a pas moyen pour moi de faire tout le chemin jusqu’à Sainte-Mère-Abelle avec vous, finir nos affaires là-bas, et revenir à Palmaris à temps pour son départ ! (Leur expression demeurait toutefois dubitative.) Vous ne voulez pas que je vienne ! en déduisit-il, horrifié.

— Bien sûr que si ! répondit Pony.

— Mais si tu es plus en mesure de servir le bien de tous en demeurant aux côtés du baron Bildeborough, alors c’est là que tu dois être, ajouta Elbryan, sur les hochements de tête approbateurs de ses camarades.

— J’ai gagné ma place avec vous ! protesta Roger. (Il retombait une fois encore dans sa nature enfantine, dans cet orgueil qui lui hurlait quel affront c’était que d’être mis de côté.) Nous avons appris à bien nous battre ensemble ! C’est moi qui ai tué le frère Justice !

— Tout ce que tu dis est vrai, répondit la jeune femme en allant glisser un bras autour de ses épaules. Tout. Tu as gagné ta place, et nous sommes heureux et reconnaissants de t’avoir près de nous, et tes qualités spéciales ne feraient que nous aider à nous faufiler dans Sainte-Mère-Abelle.

— Mais… ?

— Mais nous ne pensons pas pouvoir gagner, répondit-elle brusquement.

Sa franchise prit Roger au dépourvu.

— Et pourtant, vous y allez, dit-il.

— Ce sont nos amis, répondit Elbryan. Nous devons essayer par tous les moyens possibles d’arracher Bradwarden et les Chilichunk aux griffes du père abbé.

— Par tous les moyens, insista Juraviel.

Roger se remit à débattre, mais il se tut brusquement et serra les paupières et les lèvres en comprenant enfin.

— Et si vous ne parvenez pas à les sauver par la force, leur seule chance dépendra de l’intervention du roi, ou des forces de l’Église qui ne sont pas sous l’influence malsaine du père abbé.

— Tu peux venir avec nous, si tu le souhaites, lui dit Elbryan, sincère. Et nous serons heureux de t’avoir. Mais tu es le seul à avoir parlé au baron, et donc toi seul peux décider de la route la plus importante pour Roger Crocheteur.

— Moi seul puis décider de la route la plus importante pour Bradwarden et les Chilichunk, corrigea-t-il.

Il se tut alors, et les autres firent de même pour lui permettre de réfléchir tranquillement. Il voulait, oh, désespérément, se rendre à Sainte-Mère-Abelle et prendre part à cette grande aventure !

Mais la raison était plus forte que le désir. Rochefort Bildeborough avait plus besoin de lui que Pony, Elbryan et Juraviel. L’elfe pourrait aisément prendre sa place d’éclaireur, et entre l’épée d’Elbryan et la magie de Pony, toute la différence que Roger pourrait faire en cas de combat serait, au mieux, symbolique.

— Promettez-moi que vous trouverez un moyen de venir me voir quand vous traverserez de nouveau Palmaris, leur demanda le jeune homme d’une voix étranglée.

Elbryan se mit à rire.

— Comment peux-tu en douter ? répondit-il d’un ton léger. Juraviel doit passer par la ville ou ses environs pour rentrer chez lui.

— Tout comme Elbryan et moi, ajouta Pony. Dès que tout cela sera réglé et que la paix sera enfin revenue, nous retournerons à Dundalis, car telle est notre demeure, et celle de Bradwarden. Et en route, je devrai déposer ma famille au Chemin du Retour. (Sur un sourire tranquille, elle serra si fort le jeune homme dans ses bras qu’elle faillit le faire tomber de selle.) Et même si notre destination se trouvait dans la direction opposée, nous ne laisserions jamais Roger Crocheteur derrière nous. (Elle lui déposa un baiser sur la joue, qui vira immédiatement au cramoisi profond, et reprit :) Chacun de nous voit sa tâche clairement définie devant lui. Deux chemins pour vaincre un seul ennemi. Nous allons gagner, puis nous ferons la fête, ensemble.

Roger, trop affecté pour répondre, hocha la tête d’un air un peu hébété. Elbryan s’approcha et lui tapota l’épaule, et derrière lui, le jeune homme vit Juraviel qui confirmait d’un hochement de tête. Mais il n’avait pas envie de les quitter ! Comment pourrait-il s’éloigner des premiers véritables amis qu’il ait jamais connus, les premiers qui aient pris la peine de lui indiquer ses défauts avec le même cœur qu’ils mettaient à louer ses qualités ?

Et pourtant, c’était justement parce que ces vrais amis avaient de gros ennuis avec la puissante Église abellicane qu’il savait devoir retourner auprès du baron Bildeborough. Roger avait connu bien des épreuves, mais jamais sa conscience ne lui avait demandé de faire volontairement un tel sacrifice. Cette fois-ci, contrairement à sa petite virée à Caer Tinella pendant l’attaque du rôdeur, sa décision était motivée par l’altruisme, et non par la jalousie, ou la peur d’être surpassé. Cette fois, Roger agissait par amour pour Pony et Elbryan, et pour Juraviel, l’ami le plus carré qui soit.

Il ne dit pas un mot, serra la main d’Elbryan dans un mouvement qui se mua en accolade, puis saisit les rênes d’Agreste et s’éloigna.

— Il a grandi, observa Belli’mar Juraviel.

Pony et Elbryan acquiescèrent en silence. Ils étaient tous deux aussi troublés par cet au revoir que Roger. La jeune femme se laissa glisser de Symphonie et s’approcha de Pépite. Le rôdeur prit l’étalon par la bride, et ensemble ils ramenèrent les chevaux vers leur petit bivouac.

Les trois compagnons empaquetèrent les quelques provisions dont ils auraient besoin avant de s’engager sur la route du Sud. Juraviel s’enroula dans une couverture pour dissimuler ses ailes et ses armes, ce qui le fit ressembler à un petit garçon, et s’installa sur Pépite derrière sa cavalière. Ils décidèrent d’entrer directement à Palmaris par la porte du nord, car, avec le retrait des monstres, la ville était dernièrement redevenue plus ouverte, et ils ne pensaient pas qu’on les empêcherait de passer.

Ils parlèrent peu en traversant la périphérie nord de la ville, croisant des maisons pour la plupart désertes, bien que certaines soient de nouveau occupées par leurs propriétaires. Ils aperçurent plusieurs fois Roger sur la route devant eux, mais estimèrent qu’il valait mieux le laisser entrer seul. Au vu de ce qui venait de se produire entre le jeune homme et le baron, le fait d’approcher des portes avec lui ne ferait qu’attirer inutilement l’attention.

Ainsi, sur le conseil de Juraviel, ils décidèrent de dresser le campement à l’extérieur de la ville cette nuit-là, et d’attendre une journée pour permettre aux gardes d’oublier que Roger Crocheteur était passé par là.

Le silence flottait toutefois entre les trois amis. Elbryan, en particulier, semblait bien sombre.

— C’est à cause de Bradwarden ? demanda Pony pendant qu’ils soupaient d’un délicieux ragoût de lapins chassés par Juraviel.

Le rôdeur hocha la tête.

— Je repensais à lui au temps de Dundalis, avant ton retour, admit-il. Et même avant cela, à ce jour où nous attendions que nos pères rentrent de la chasse sur la pente du nord, et que nous avons entendu la musique du Fantôme de la forêt.

Pony sourit en se souvenant de cette époque lointaine, du temps de l’innocence. Elle comprit toutefois que la mélancolie d’Elbryan ne relevait pas uniquement d’un sentiment de nostalgie, et compatit, elle aussi, avec la culpabilité douloureuse qui teintait les paroles de son aimé.

Juraviel, assis à l’écart, la reconnut, lui aussi, et s’empressa de se joindre à la conversation.

— Vous le croyiez mort, remarqua-t-il. (Pony et Elbryan se retournèrent vers lui d’un même mouvement.) Vous seriez bien sots de vous accuser. Vous avez cru que la montagne s’était effondrée sur lui. Qu’étiez-vous censés faire, vous creuser un chemin à mains nues jusqu’à lui ? Surtout toi, Oiseau de Nuit, avec ton bras cassé ?

— Nous ne nous accusons pas ! débattit Pony.

Mais ses paroles parurent creuses, même à elle.

— Oh mais bien sûr que si ! rétorqua Juraviel en éclatant d’un rire moqueur. Les humains sont ainsi. Et, trop souvent à mon goût, leurs autocritiques sont malheureusement justifiées. Mais pas cette fois. Ce n’est pas le cas pour vous deux. Vous avez fait tout ce que vous pouviez, avec loyauté et vaillance. Et malgré tout ce que vous avez entendu, vous continuez à douter qu’il puisse vraiment s’agir de Bradwarden.

— Les preuves semblent solides, remarqua Elbryan.

— Tout comme celles qui semblaient étayer l’hypothèse de sa mort, repartit Juraviel. Il y a dans tout ceci une chose qui vous échappe, et c’est compréhensible, car s’il s’agit effectivement de Bradwarden, cela signifie qu’une force qui dépasse votre entendement l’a maintenu en vie, ou ramené d’entre les morts. Non ? (Elbryan regarda Pony, et tous deux se tournèrent de nouveau vers leur ami en hochant la tête.) Ce seul fait devrait alléger votre culpabilité, continua celui-ci, en les piégeant dans sa logique. Si vous étiez si sûrs que Bradwarden était mort, personne, ni les autres ni vous-mêmes, ne peut vous reprocher d’avoir quitté cet endroit maudit.

— C’est juste, admit Elbryan en parvenant à sourire.

Il était vraiment heureux que la sagesse des Touel’alfar l’accompagne.

— Alors ne regardez pas vers l’arrière de la route. Concentrez-vous sur l’avant. Si Bradwarden est encore en vie, il a besoin de vous maintenant. Et quand nous en aurons fini, et qu’il sera libre, le monde n’en sera que meilleur.

— Et nous pourrons rentrer à Dundalis avec lui, ajouta Pony. Et les enfants de tous ceux qui viendront reconstruire la ville connaîtront la magie de la musique du Fantôme de la forêt.

Détendus, à présent, ils achevèrent leur repas en parlant de la vie qu’ils connaîtraient après avoir parcouru, et laissé derrière eux, cette sombre route, et évoquèrent les projets qu’ils pourraient mener à bien dès que la paix régnerait de nouveau sur Honce-de-l’Ours, que les Timberlands auraient été reconquises et l’Église remise dans le droit chemin.

Ils se couchèrent de bonne heure car ils souhaitaient passer les portes de la ville avant le lever du jour, et Elbryan et Pony dormirent d’un profond sommeil tandis que leur ami veillait sur eux.