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Heureuses retrouvailles
entre vieux amis

C’était donc vrai ! s’écria l’homme replet en voyant Elbryan et Pony entrer dans le campement aux côtés des archers.

— Belster, mon vieil ami ! répondit le rôdeur. Qu’il est bon de voir que vous vous portez bien !

— Je vais bien, en effet, répondit celui-ci, bien que nous ayons été un peu à cours de provisions ces derniers temps, (il tapota son large ventre, ajoutant :) mais je suis certain que vous allez vous occuper de cela !

Pony et Elbryan se mirent à rire. Belster O’Comely avait toujours su classer ses priorités !

— Mais où se trouve mon ami ? demanda l’aubergiste. Le seul être dont l’appétit rivalise avec le mien ?

Un nuage passa sur le visage d’Elbryan. Il se retourna vers Pony, qui paraissait encore plus embarrassée que lui.

— Mais on a rapporté dans la forêt la présence d’une puissante magie gemmique ! protesta Belster. Une magie telle que seul le fou ensoutané était capable de produire ! Ne me dites pas qu’il est mort cette nuit ! Oh, non ! Quelle tragédie !

— Avelyn nous a quittés, répondit sombrement Elbryan. Mais ce n’était pas cette nuit. Il a péri à Aïda, en détruisant le dactyl.

— Mais la description… la forêt…, bredouilla Belster, comme pour contrer par la logique les propos du rôdeur.

— Elle était juste, mais c’est à Pony qu’elle faisait référence, expliqua Elbryan en passant un bras autour des épaules de la jeune femme. C’est elle qui a exploité la puissance des Pierres. (Se tournant vers son amour, il leva la main pour caresser son épaisse crinière dorée.) Avelyn lui a bien enseigné.

— Manifestement ! constata Belster.

Le guerrier s’arracha à la jeune femme et se campa fermement en soutenant le regard de l’aubergiste.

— Pony est prête à reprendre le travail à l’endroit où Avelyn l’a laissé, déclara-t-il. Dans les boyaux enfumés d’Aïda, notre ami a détruit le démon et renversé la donne de cette guerre en supprimant la force unificatrice de nos ennemis. Il nous reste maintenant à finir cette tâche, et à débarrasser nos terres de ces créatures cruelles.

Alors qu’il prononçait ces paroles, tous ceux qui se trouvaient là eurent l’impression de le voir grandir un peu plus encore. Belster sourit. C’était là le charme d’Elbryan, l’aura de l’Oiseau de Nuit. L’aubergiste savait qu’il les porterait tous vers de nouveaux faîtes de bataille, qu’il les guiderait en force décidée et concentrée visant chaque faiblesse dans les rangs ennemis. Malgré la terrible nouvelle concernant Avelyn, en dépit de ses craintes grandissantes au sujet de Roger Crocheteur, Belster O’Comely eut l’impression cette nuit que le monde s’éclairait un peu.

Les pertes du côté adverse se révélèrent impressionnantes. Le sol de la forêt était jonché de cadavres de gobelins et de powries, ainsi que de quelques géants. Six hommes avaient été blessés, dont un grièvement, et trois autres, manquant à l’appel, étaient supposés morts. Ceux qui avaient transporté le plus grand blessé jusqu’au campement ne pensaient pas le voir survivre à la nuit. Ils l’avaient uniquement ramené pour qu’il puisse faire ses adieux à sa famille et recevoir un enterrement décent.

Pony alla à lui avec son hématite et œuvra sans faillir heure après heure, en sacrifiant volontiers jusqu’à sa dernière once d’énergie.

— Elle va le sauver, assura Belster en rejoignant le rôdeur quelque temps plus tard. (Tomas Gingerwart et lui le trouvèrent occupé à bouchonner son cheval et à lui nettoyer les sabots.) Oui, elle y arrivera ! répéta l’ancien aubergiste qui tentait visiblement de s’en convaincre.

— Shamus Tucker est quelqu’un de bien, ajouta Tomas. Il ne mérite pas un tel sort.

Elbryan remarqua qu’en parlant, l’homme braquait sur lui un regard quasiment accusateur. On eût dit qu’il considérait le travail que Pony effectuait sur le blessé comme une sorte de test.

— Elle fera tout ce qui est en son pouvoir, répondit simplement son compagnon. Pony est très forte avec les Pierres, presque autant que l’était Avelyn, mais je crains qu’elle ait épuisé la majeure partie de ses forces au combat et qu’elle n’ait plus grand-chose à donner à Shamus Tucker. Lorsque j’en aurai fini avec Symphonie, j’irai voir si je peux lui être d’une quelconque utilité.

— Le cheval d’abord ? riposta Tomas Gingerwart d’un ton indéniablement accusateur.

— Je fais ce qu’elle m’a dit de faire. Elle a souhaité entreprendre seule le processus de guérison, car dans cette solitude elle sera en mesure d’atteindre un niveau de concentration plus profond, et donc un lien plus intime avec le blessé. J’ai confiance en son jugement, et vous le devriez également.

Tomas inclina la tête en l’observant, puis lui adressa un petit hochement de tête peu convaincu.

Belster se racla nerveusement la gorge et poussa du coude son compagnon entêté.

— N’allez pas croire que nous ne vous sommes pas reconnaissants…, commença-t-il sur un ton d’excuse.

L’éclat de rire du rôdeur lui coupa la parole et lui arracha un petit soupir de surprise. Il coula un regard vers Tomas, qui fulminait, pensant visiblement qu’on se moquait de lui.

— Depuis combien de temps vivons-nous ainsi ? demanda Elbryan à son ami l’aubergiste. Combien de mois avons-nous passé dans la forêt, à combattre et à fuir ?

— Trop longtemps.

— En effet. Et dans ce laps de temps, j’ai compris bien des choses. Je sais pourquoi vous êtes si méfiant, maître Gingerwart, lâcha-t-il brusquement en pivotant pour affronter l’homme. Avant que Pony et moi arrivions, vous étiez le chef incontesté de ce groupe.

— Seriez-vous en train d’insinuer que je ne suis pas capable de voir le bien de tous ? riposta-t-il. Croyez-vous que je placerais mes envies de pouvoir au-dessus…

— Je dis juste ce qui est, l’interrompit le guerrier. (Tomas faillit s’étrangler.) Vous avez peur à présent, et c’est une réaction normale, poursuivit Elbryan en se tournant derechef vers son cheval. Chaque fois qu’un homme ayant d’aussi grandes responsabilités que vous sent venir le changement, même si celui-ci semble être pour le mieux, il se doit d’être prudent. Les enjeux sont trop grands.

Belster dissimula un sourire en voyant le changement survenu chez Tomas. Le raisonnement simple du rôdeur, son honnêteté, et ses manières directes, étaient vraiment désarmants. L’agitation de son compagnon ayant à présent passé son point culminant, il commençait à se détendre.

— Mais comprenez, reprit l’Oiseau de Nuit, que ni Pony ni moi ne sommes vos ennemis, pas même vos rivaux. Nous vous aiderons comme nous le pourrons. Notre but, comme le vôtre, est de débarrasser le monde des serviteurs maléfiques du dactyl, tout comme nous avons aidé à éradiquer le démon.

Tomas hocha la tête d’un air un peu plus calme, sinon confus.

— Shamus survivra-t-il ? demanda Belster.

— Pony en avait l’espoir, et son travail avec l’hématite frise le miracle.

— Espérons-le, ajouta Tomas, sincère.

Elbryan acheva peu après ses soins à Symphonie et se mit à la recherche de sa compagne et du blessé. Il les trouva sous l’abri d’un appentis. L’homme dormait d’un sommeil profond. Son souffle était fort, régulier. La jeune femme s’était également assoupie en travers de la victime, en tenant toujours la Pierre d’âme à la main. Elbryan envisagea de la lui prendre et d’essayer de soigner lui aussi Shamus Tucker, mais il se ravisa en songeant que le sommeil était probablement le meilleur remède de tous.

Il déplaça légèrement Pony de sorte qu’elle soit plus à l’aise, et les laissa. Puis il rejoignit Symphonie dans l’intention de faire son lit près de lui, et fut soulagé de trouver Belli’mar Juraviel qui l’attendait.

— J’ai conduit le petit groupe jusqu’à Caer Tinella, expliqua celui-ci d’un ton sinistre. Et là j’ai trouvé une centaine de powries, autant de gobelins, et quelques géants supplémentaires qui attendaient de se joindre à la poursuite.

— D’autres géants ? répéta l’Oiseau de Nuit, incrédule. (Il était rare que les béhémoths se rassemblent en nombre dépassant la poignée. Le potentiel de dévastation d’une telle force lui coupa le souffle.) Penses-tu qu’ils avaient l’intention de marcher sur Palmaris ?

Juraviel secoua la tête.

— Il est plus probable qu’ils se servent des villes comme zone de transit pour des incursions plus brèves. Mais nous devrions garder l’œil sur Caer Tinella. Le chef là-bas est un powrie, de grand renom, apparemment. Même les géants s’inclinent devant lui. Et pendant tout le temps que j’ai passé à me cacher dans les ombres de la ville, je n’ai pas entendu un seul mot de dissentiment sur lui, pas même lorsque les nouvelles du désastre de la forêt ont commencé à arriver.

— Nous ne les avons pas frappés si fort que cela, alors.

— Nous les avons bien piqués, et cela pourrait n’avoir pour toute utilité que de les irriter plus encore. Nous devrions surveiller le sud, et le surveiller bien. Je crains que la prochaine force qui vienne chercher tes amis soit accablante.

Elbryan lança instinctivement un coup d’œil vers le sud, comme si une horde de monstres pouvait subitement surgir d’entre les arbres.

— Et il y a autre chose, reprit Juraviel. Cela concerne l’un des prisonniers des powries.

— J’ai cru comprendre qu’ils avaient fait de nombreux captifs dans plusieurs villes.

— Mais celui-ci pourrait être différent. Il connaît tes amis de la forêt. En fait, ceux-ci ont une très haute estime de lui – comme en avaient pour toi les gens de Dundalis et des autres villes des Timberlands.

 

À l’orée de la clairière, masqué par les épais rameaux d’un pin, Belster O’Comely observait le rôdeur avec curiosité. Tomas, près de lui, était plus animé, et il fallait les coups de coude répétés de l’aubergiste pour l’empêcher de les faire découvrir tous les deux.

Elbryan parlait, tout seul, apparemment, bien que Belster pense en connaître la raison. L’Oiseau de Nuit, la tête levée vers un arbre et une branche sensiblement vide, tenait une conversation, dont les deux observateurs ne parvenaient toutefois pas à distinguer les mots.

— Il ne serait pas un peu dingue, votre ami ? chuchota Tomas à l’oreille de son compagnon.

Celui-ci hocha résolument la tête.

— Si seulement le monde entier pouvait être aussi fou que lui ! répliqua-t-il.

Trop fort.

Elbryan se retourna en penchant la tête. Belster, comprenant que ce petit jeu était fini, sortit de derrière le pin en entraînant Tomas.

— Ah, Elbryan, fit-il. Vous voilà. Nous vous avons cherché partout.

— Je ne suis pas si difficile à trouver, répondit celui-ci d’un ton égal et soupçonneux. Je suis allé voir Pony – votre ami va bien, j’ai l’impression qu’il survivra – et je suis revenu vers Symphonie.

— Le cheval et…, l’invita Belster dans un hochement de tête en direction de l’arbre.

Le rôdeur demeura simplement immobile sans répondre. Il ne savait pas comment Tomas pourrait réagir à la vue de Juraviel, même si Belster avait vu le Touel’alfar et plusieurs de ses compagnons quand il combattait avec Elbryan dans le Nord.

— Venez, fit l’aubergiste à l’intention de Tomas. Je connais bien Elbryan, et je doute qu’il ait pour habitude de s’isoler pour parler tout seul.

Vous devriez me voir à l’oracle, songea l’Oiseau de Nuit en pouffant discrètement.

— Vous avez, si je ne m’abuse, emmené avec vous un ami, dont les talents spéciaux nous ont bien assistés, mes compagnons et moi-même…

Elbryan fit signe aux deux hommes de le rejoindre près de l’arbre. Juraviel, comprenant l’invitation, sauta de la branche et se posa, dans un battement délicat de ses ailes quasi translucides, près de son ami.

Tomas Gingerwart faillit bondir hors de ses bottes.

— Au nom de tous les trous noirs du monde étrange, mais qu’est-ce que c’est que ça ? ! tonna-t-il.

— C’est un elfe, lui expliqua calmement Belster.

— Touel’alfar, précisa Elbryan.

— Belli’mar Juraviel, à votre service, fit celui-ci en adressant à Tomas une profonde révérence.

Le gros homme ne fit que hocher stupidement la tête, babines tremblotantes.

— Allons, fit Belster, vous savez que des elfes ont combattu à nos côtés à Dundalis ! Je vous ai parlé du convoi de catapultes, avec lequel le frère Avelyn a bien failli sauter, et des créatures qui perforaient nos ennemis du haut des arbres… !

— Je… mais je ne pensais pas…, bégaya Tomas.

Elbryan regarda Juraviel, qui semblait presque ennuyé par cette réaction typique.

Dans un soupir retentissant, Tomas parvint à se calmer.

— Juraviel est allé à Caer Tinella, commença Elbryan.

— Je l’aurai prié de le faire si tel n’était pas le cas, l’interrompit Belster d’un ton inquiet. Nous craignons pour l’un des nôtres, Roger Crocheteur de son nom. Il est entré dans la ville cette nuit, peu avant que les monstres arrivent vers nous.

— Si ce n’est pas pour le retrouver qu’ils ont commencé à se diriger vers nous, alors cela signifie probablement qu’ils le tiennent, ajouta Tomas.

— Seconde solution, répondit Elbryan. Juraviel a vu votre Roger Crocheteur.

— Vivant ? demandèrent les deux hommes en chœur d’un ton qui trahissait une sincère inquiétude.

— Absolument, répondit l’elfe. Il est blessé, mais ce n’est pas trop grave. Je n’ai pas pu m’approcher beaucoup, les powries montent autour de lui une garde vigilante et serrée.

— Roger est pour eux une épine dans le pied depuis leur arrivée, expliqua Tomas.

Belster leur conta alors les nombreuses aventures du garçon, les larcins, les petits tours moqueurs qu’il laissait derrière lui, son habitude de faire accuser les gobelins de ses raids nocturnes, et la libération de Mme Kelso.

— Ce sont de larges chaussures qu’il vous faudra remplir, Oiseau de Nuit, lui dit gravement Tomas Gingerwart, si vous devez prendre la place de Roger Crocheteur.

— Le remplacer ? regimba le rôdeur. Vous en parlez comme s’il était déjà mort !

— Entre les mains de Kos-kosio Begulne, c’est quasiment tout comme, répondit Tomas.

Elbryan lança un coup d’œil à Juraviel, échangeant avec lui un sourire narquois.

— Nous verrons, lâcha-t-il.

Belster faillit bondir de joie en sentant remonter ses espoirs.

 

Elbryan fut surpris de voir que Pony, déjà réveillée, l’attendait quand il se leva le matin suivant, alors que le ciel, à l’est, commençait à peine à s’éclairer de l’indice de l’aube.

— J’aurais cru que tu dormirais toute la journée après les efforts que tu as dû fournir avec la Pierre, lui dit-il.

— C’est ce que j’aurais fait si cette journée n’était pas aussi importante.

Une expression intriguée s’afficha sur les traits du jeune homme, mais elle s’effaça bien vite lorsqu’il remarqua la posture de Pony, et l’épée attachée à sa taille.

— Tu souhaites apprendre la danse de l’épée, comprit-il.

— Et tu avais accepté de me l’enseigner, rétorqua-t-elle.

Le rôdeur ne dissimula pas son manque d’enthousiasme.

— Il y a tant de choses à régler ! expliqua-t-il. Roger Crocheteur, un personnage important aux yeux de ces gens, est retenu prisonnier à Caer Tinella. Nous devons passer notre groupe en revue pour savoir qui est en mesure de combattre.

— Tu ne penses donc pas effectuer ta danse ce matin ? demanda Pony.

L’Oiseau de Nuit se vit piégé par sa logique.

— Où est Juraviel ? éluda-t-il.

— Il était déjà parti quand je me suis réveillée, répondit la jeune femme. Mais ne s’en va-t-il pas chaque matin ?

— Pour aller effectuer sa danse, probablement. Et pour explorer les environs. Les Touel’alfar sont nombreux à préférer la partie du jour qui précède l’aube.

— Tout comme moi, répliqua Pony. C’est un moment parfait pour le bi’nelle dasada.

Elbryan ne pouvait pas tenir face à tant d’insistance.

— Allez, viens, fit-il. Trouvons un endroit où nous pourrons commencer.

Il la conduisit à travers la forêt obscure vers une petite déclivité où le sol était plat et vierge de tout gros buisson.

— Je t’ai vue combattre. Mais je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’examiner ton style, ni trouvé de raison de le faire, expliqua-t-il. Quelques simples séries d’attaque et de défense devraient suffire.

Il lui fit signe d’entrer dans la clairière pour lui faire sa démonstration. Pony le regarda d’un air curieux.

— Devrions-nous ôter nos vêtements ? demanda-t-elle d’un air faussement timide.

Elbryan poussa un profond soupir de frustration.

— As-tu l’intention de continuer longtemps à me provoquer comme cela ? lança-t-il malgré lui.

— Te provoquer ? rétorqua-t-elle d’un ton trop innocent. Je t’ai vu faire ta danse de l’épée, et…

— Sommes-nous ici pour jouer ou pour apprendre ?

— Je ne t’aguichais pas ! répondit-elle du même ton. Je voulais juste conserver ton intérêt pendant que les semaines de cette guerre s’étirent !

Sur ce, elle entra dans la clairière en tirant son épée, et se mit en position.

Mais alors une main la saisit par l’épaule et la força à se retourner. Elbryan, l’air très sérieux, la regardait droit dans les yeux.

— Ce n’est pas moi qui ai choisi l’abstinence, dit-il calmement. Ni toi. C’est une décision que les circonstances ont rendue nécessaire, que je tolère, mais que je n’apprécie pas. Absolument pas. Tu n’as pas à t’inquiéter de conserver mon intérêt, mon amour. Tout mon cœur est à toi, et à toi seule.

Il se pencha pour l’embrasser doucement, sans laisser le sentiment se teinter de profondeur ou de passion.

— Nous trouverons le moment, lui promit la jeune femme quand ils se séparèrent. Un temps et un endroit pour toi et moi, quand nous n’aurons plus besoin d’essayer d’améliorer le monde. Alors tu pourras être Elbryan Wyndon, et non l’Oiseau de Nuit, et dans cette sécurité notre amour nous apportera peut-être des enfants.

Ils demeurèrent longuement ainsi, à se regarder, en trouvant chacun un plaisir et un réconfort immenses dans la seule présence de l’autre. Finalement, le soleil pointa au-dessus de la crête orientale, et brisa la transe.

— Montre-moi, demanda le rôdeur en reculant.

Pony tomba en position accroupie, passa un long moment à se stabiliser, à se préparer mentalement, puis se lança dans une série d’attaques et de défenses, sa lame sifflant, experte, dans les airs. Elle avait passé plusieurs années dans l’armée du roi à perfectionner ces manœuvres, et son jeu d’épée frôlait à présent le spectaculaire.

Mais il était commun. C’était, Elbryan le savait, la représentation même du style de combat communément répandu dans le pays, celui qu’imitaient les powries et les gobelins. Les hanches de Pony tournaient de façon répétée alors qu’elle amenait son poids derrière chaque coup descendant. Elle piétinait un peu vers l’avant pour se hâter de trottiner de nouveau en arrière et reprendre sa position de défense.

Quand elle eut fini, elle se tourna vers lui, les joues rougies par l’effort, en affichant un grand sourire plein de fierté.

Elbryan s’approcha d’elle en tirant Tempête.

— Frappe cette branche, la pria-t-il en désignant un membre bas à moins de un mètre de là.

Pony se positionna, puis avança de deux pas. Son épée se dressa dans les airs, recula, puis s’élança en avant.

Mais elle s’arrêta au beau milieu de son coup car Tempête la dépassa pour se planter profondément dans la branche. Elle avait fait tout un pas avant même qu’Elbryan ait commencé son mouvement, et il venait toutefois de la coiffer au poteau.

— La fente, expliqua-t-il en tenant la pose. (Son corps était entièrement étiré, le bras droit tendu vers l’avant, et le gauche placé dans son dos, derrière l’épaule. En un instant il se replia en position défensive.) Tes manœuvres de frappe sont excellentes, mais tu dois ajouter cette plongée en avant, ce coup si soudain et si rapide qu’aucun powrie, et aucun adversaire, ne peut le deviner ou le parer.

En guise de réponse, Pony imita la position précédente du rôdeur en s’équilibrant parfaitement, les jambes perpendiculaires l’une à l’autre. Puis elle avança d’un pas de la jambe droite, en laissant tomber le bras gauche tandis que le droit s’étirait, imitant presque à la perfection le mouvement d’Elbryan.

Le rôdeur ne tenta même pas de cacher sa surprise, ou sa satisfaction.

— Tu m’as étudié, dit-il.

— Toujours, répondit la jeune femme en retombant en position défensive.

— Et tu as presque réussi à effectuer le mouvement, remarqua-t-il, dégonflant ainsi la fierté manifeste de sa compagne.

— Presque ?

— Ton corps t’a menée en avant. C’est ton épée qui devrait te conduire.

Pony baissa des yeux sceptiques vers sa lame.

— Je ne comprends pas.

— Cela viendra, lui promit Elbryan avec un grand sourire. À présent, viens. Cherchons un endroit où nous pourrons correctement effectuer le bi’nelle dasada.

Ils découvrirent peu après une clairière adéquate. Le rôdeur s’éloigna pour se préparer, offrant ainsi un peu d’intimité à Pony afin qu’elle puisse se dévêtir. Ils se retrouvèrent au centre de la trouée avec leurs armes. Elbryan entreprit de mener la danse tandis que la jeune femme imitait ses mouvements.

L’Oiseau de Nuit observa longuement sa compagne, évaluant sa grâce et sa fluidité en s’émerveillant de l’aisance avec laquelle elle apprenait la danse. Puis il se laissa tomber dans sa propre transe méditative, ses habitudes, et laissa le chant du bi’nelle dasada couler dans tout son corps.

Pony tenta brièvement de maintenir la cadence, mais elle ne fit bientôt plus que regarder, fascinée par la beauté, le jeu des muscles, l’équilibre perpétuellement changeant mais toujours parfait.

Quand il eut terminé, Elbryan, tout comme Pony, était couvert de sueur. Tandis que la brise légère leur chatouillait la peau, ils demeurèrent longuement immobiles à se regarder, avec l’impression d’avoir atteint un degré d’intimité qui n’était pas loin de celui de l’amour.

Le guerrier tendit la main pour caresser tendrement la joue de son aimée.

— Rendez-vous chaque matin, dit-il. Mais prends garde à ce que Belli’mar Juraviel ne l’apprenne pas.

— Tu crains sa réaction ?

— Je ne sais pas s’il approuverait. Ceci fait partie des plus hauts rituels des Touel’alfar, et eux seuls ont le droit de le partager.

— Juraviel a reconnu que tu n’étais pas un n’Touel’alfar, lui rappela Pony.

— Et je ne me sens pas coupable, répondit le rôdeur, d’un ton plutôt convaincant. Je t’apprendrai. Je souhaite juste que la décision reste uniquement la mienne.

— Pour protéger Juraviel.

— Va t’habiller, répondit-il dans un sourire. La journée sera longue et pénible, je le crains.

Pony rejoignit son buisson, satisfaite de son travail du matin, quoique réellement épuisée. Depuis toutes ces semaines, elle attendait de commencer la danse de l’épée. Au terme de sa première expérience, elle était loin d’être déçue.

D’une certaine façon, le bi’nelle dasada lui faisait l’effet de l’entraînement qu’elle avait reçu avec les Pierres magiques, un cadeau, une envolée, qui la poussait plus près de son potentiel, et plus près de Dieu.