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Sainte-Mère-Abelle

Ses rides, jetées dans l’ombre de la lumière des torches, semblaient plus profondes encore à présent. Elles traçaient de profonds sillons dans son visage ancien, rongé, celui d’un homme qui en avait trop vu. De l’avis de maître Jojonah, Dalebert Markwart, père abbé de Sainte-Mère-Abelle et chef suprême de l’ordre abellican, avait terriblement vieilli depuis quelques années. Le corpulent Jojonah, qui lui-même n’était plus un jeune homme, étudiait soigneusement son compagnon tandis qu’ils se tenaient ensemble au sommet de la digue de l’immense abbaye, les yeux rivés sur la baie de Tous-les-Saints. Il tenta de comparer cette image du père abbé, avec sa barbe de plusieurs jours et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, à celui qu’il était à peine quelques années plus tôt, durant l’an de Dieu 821, alors que tous attendaient impatiemment le retour du File au vent, le navire qui avait transporté quatre frères de Sainte-Mère-Abelle jusqu’à l’île équatoriale de Pimaninicuit, afin d’aller collecter les Pierres sacrées.

Bien des choses avaient changé depuis cette période d’espoir et d’émerveillement.

La mission avait été un succès. Une formidable moisson de Gemmes avait été rapportée et préparée comme il se devait. Et trois moines, à l’exception du pauvre Thagraine qui avait péri sous la pluie de météorites, étaient revenus indemnes, bien que le frère Pellimar ait succombé peu de temps après.

« Quel dommage que ce ne soit pas Avelyn qui ait été frappé à la tête par une Pierre ! », avait souvent répété le père abbé pendant les années qui avaient suivi. Avelyn, après avoir connu le plus grand succès de toute l’histoire de l’Église en tant que Préparateur des Gemmes sacrées, était revenu changé et avait commis ce qui était, aux yeux de Markwart, la plus grande hérésie possible au sein de l’Ordre en s’enfuyant avec certaines des Pierres. Et, pendant sa fuite, maître Siherton, confrère de Jojonah et ami de Markwart, avait été tué.

Le vieux moine n’avait pas laissé passer ce vol. Il avait rigoureusement guidé l’entraînement du seul frère restant sur les quatre, un homme brutal et trapu portant le nom de Quintall, qui, devenu frère Justice, avait été envoyé à la poursuite d’Avelyn, avec l’ordre de ramener le traître vivant, ou son cadavre disloqué.

La nouvelle était arrivée au monastère le mois dernier à peine : Quintall avait échoué, et péri.

Pour autant, Markwart n’avait aucunement l’intention de laisser Avelyn en liberté. Il avait chargé De’Unnero, le meilleur combattant de l’abbaye (et, aux yeux de maître Jojonah, l’être humain le plus vicieux du monde) d’entraîner non pas un, mais deux frères Justice pour remplacer Quintall. Le maître replet n’aimait pas, mais alors pas du tout, De’Unnero. Il estimait que le tempérament de cet individu ne seyait pas à un frère de l’Église abellicane. Aussi avait-il été très mécontent lorsque cet homme encore jeune avait été nommé maître en remplacement de Siherton. Et le choix des chasseurs l’avait également contrarié. Il soupçonnait que les deux jeunes frères, Youseff et Dandelion, avaient uniquement été admis à Sainte-Mère-Abelle dans ce dessein, car ils n’étaient assurément ni l’un ni l’autre pas plus qualifiés que certains qui s’étaient vu refuser l’accès.

Mais ils savaient se battre.

Ainsi, même le choix de ceux qui étaient acceptés dans l’Ordre, sélection qui représentait la plus haute responsabilité des abbés et des maîtres, était lui aussi réduit au désir qu’avait Markwart de laver sa réputation personnelle. Le père abbé voulait récupérer ces Pierres.

Et désespérément, même, songea Jojonah en observant le visage hagard du vieillard. Dalebert Markwart était aujourd’hui un homme possédé, une chose grondante, cruelle. Au début, il souhaitait qu’Avelyn soit capturé et jugé. Maintenant, il voulait simplement le voir mourir dans d’horribles souffrances, torturer, écarteler, et que son cœur soit arraché à sa poitrine et empalé sur une lance plantée devant les portes de Sainte-Mère-Abelle. Ces derniers jours, Markwart évoquait à peine le défunt Siherton. Il était focalisé sur les Pierres, les précieuses Pierres, et il avait bien l’intention de les recouvrer.

Mais tout ceci avait pour l’instant été mis de côté, car était survenue une nécessité bien plus grande que l’obsession du vieux moine : la guerre était finalement arrivée jusqu’à Sainte-Mère-Abelle.

— Les voilà, remarqua Markwart en désignant la baie.

Jojonah s’appuya sur le muret, scrutant l’obscurité. Là, passant le contrefort au nord de la côte rocheuse, il découvrit les lumières d’un vaisseau qui se trouvait visiblement très bas sur l’eau.

— Un bateaunneau powrie, expliqua Markwart, ajoutant d’un ton de dégoût tandis que les lumières apparaissaient de plus en plus nombreuses. Un millier, plutôt !

Et ils étaient si confiants, ajouta silencieusement Jojonah, qu’ils approchaient toutes lumières allumées. Ce n’était même pas toute l’étendue de leur problème. Mais le maître ne voyait pas l’intérêt de faire de remarque sur les troubles plus grands auxquels l’abbaye se verrait sans doute confrontée.

— Et combien d’autres arrivent par la terre ? s’interrogea encore le père abbé, comme s’il avait lu dans les pensées de Jojonah. Vingt mille ? Cinquante mille ? La nation powrie tout entière s’abat sur nous, comme si la totalité des îles Érodées avait été déversée devant nos portes !

Une fois encore, le maître potelé n’avait pas de réponse pratique à offrir. À en croire les rapports de sources fiables, une vaste armée de ces nains d’un mètre vingt, les cruels powries, avait touché terre à moins de seize kilomètres de Sainte-Mère-Abelle. Les créatures brutales n’avaient pas perdu de temps pour saccager les villages voisins, et massacrer tous les humains qui n’avaient pas pu fuir. À cette pensée, maître Jojonah sentit un frisson lui parcourir l’échine. Les powries étaient également appelés « bonnets sanglants » pour leur pratique habituelle qui consistait à plonger leurs bérets spécialement traités, des coiffes faites de peau humaine, dans le sang des ennemis abattus. Plus ils étaient gorgés de sang, plus leur teinte écarlate devenait vive, ce qui était un indicateur de rang parmi les nains aux corps en tonneaux et aux membres grêles.

— Nous avons les Pierres, offrit Jojonah.

Markwart émit un reniflement moqueur :

— Et nous aurons épuisé toute notre magie bien avant d’avoir diminué les rangs de ces maudits powries… et de l’armée de gobelins qui, dit-on, arrive par le sud.

— Il y a toujours le rapport de cette explosion, très loin au nord, avança Jojonah avec espoir, en essayant par tous les moyens possibles d’adoucir l’humeur maussade de Markwart.

Le père abbé ne le contredit pas. Des sources de confiance murmuraient en effet qu’une éruption extraordinaire avait eu lieu dans les terres du nord connues sous le nom de Barbanques, fief, disait-on, du dactyl, à l’endroit où il avait rassemblé cette armée d’invasion. Mais si ces rumeurs offraient même un espoir ténu que la guerre ait été ramenée aux portes du démon, elles n’étaient pas d’un grand intérêt face à la force qui arrivait à présent sur Sainte-Mère-Abelle, chose que Markwart souligna d’un autre reniflement moqueur.

— Nos murs sont épais. Nos frères ont reçu un bon entraînement dans l’art du combat, et personne, dans tout Corona, n’égale nos artilleurs, reprit Jojonah, prenant un peu plus d’assurance à chaque mot. Sainte-Mère-Abelle est mieux préparée à tenir un siège que n’importe quelle autre structure de Honce-de-l’Ours, ajouta-t-il encore, anticipant la prochaine remarque morose de Markwart.

— Elle serait encore mieux adaptée si elle n’avait pas toutes ces bouches à nourrir ! lança le père abbé, hargneux. (Jojonah grimaça comme s’il avait reçu une gifle.) J’aurais aimé que les powries soient plus rapides !

Maître Jojonah soupira et se décala alors de quelques pas, incapable de supporter le pessimisme grinçant de son supérieur, et, surtout, cette dernière remarque qui visait clairement la multitude de réfugiés récemment arrivés en masse à Sainte-Mère-Abelle. Ce commentaire acerbe, aux yeux de Jojonah, frisait presque le blasphème. Ils étaient l’Église, après tout, le salut supposé de l’homme du commun ! Et pourtant, leur père abbé, leur chef spirituel, se plaignait à présent de devoir offrir un abri à des gens qui avaient quasiment tout perdu. Le premier réflexe du vieillard, devant l’afflux de demandeurs d’asile, avait été d’ordonner que toute chose de valeur, livres, feuilles d’or, et même les encriers, soit mise en sécurité.

— Tout cela, c’est à cause d’Avelyn ! radota Markwart. Ce voleur nous a affaiblis, dans nos cœurs et dans nos âmes ! Il a donné l’espoir à nos ennemis !

Face à ce discours virulent, Jojonah n’écouta plus : il avait déjà entendu tout cela bien souvent. En effet, tous les monastères de Corona avaient à présent reçu le message qu’Avelyn Desbris était responsable de l’éveil du démon dactyl, et que c’était donc lui qui avait mis en branle toutes les tragédies subséquentes qui s’étaient abattues sur les terres.

Mais maître Jojonah, qui avait été le mentor et le principal soutien d’Avelyn durant ses années d’étude à Sainte-Mère-Abelle, ne pouvait, dans le fond de son cœur, pas en croire un seul mot. Le moine enseignait à l’abbaye depuis quatre décennies, et il n’avait jamais, pendant tout ce temps, rencontré quelqu’un qui soit aussi singulièrement pieux qu’Avelyn Desbris. Même s’il ne s’expliquait pas encore les actions ayant accompagné la fuite de son protégé, c’est-à-dire le vol des Gemmes et le meurtre, si c’en était bien un, du maître Siherton, Jojonah soupçonnait que l’histoire allait plus loin que ce que la version du père abbé semblait indiquer. Plus que tout au monde, maître Jojonah rêvait d’une longue conversation avec son ancien élève, de découvrir ses motifs, de comprendre pourquoi il s’était enfui en emportant ces Pierres.

D’autres lumières apparaissaient dans le port obscur, rappelant à Jojonah de rester concentré sur la situation sinistre et immédiate. Avelyn serait un sujet à méditer un autre jour, car la lumière du matin déchaînerait la pleine fureur de la guerre sur Sainte-Mère-Abelle.

Les deux moines se retirèrent alors, dans l’idée d’accumuler leurs forces.

— Dormez bien dans le sein de Dieu, souhaita maître Jojonah à Markwart, ce qui était la façon adéquate et traditionnelle de se séparer pour la nuit.

Le vieillard agita une main par-dessus son épaule d’un air absent et s’éloigna en maugréant dans sa barbe quelque chose à propos de « ce maudit Avelyn ».

Maître Jojonah prit alors conscience d’un problème grandissant. Cette obsession ne pourrait rien apporter de bon à Sainte-Mère-Abelle et à la totalité de l’Ordre. Mais il se rappela qu’il ne pouvait pas faire grand-chose à ce sujet, et rejoignit sa chambre privée. Il ajouta, à ses prières du soir, plusieurs strophes concernant Avelyn Desbris, des mots de pardon et d’espoir pour l’âme de cet homme, puis se mit au lit en sachant qu’il ne dormirait pas bien.

 

Le père abbé Markwart parlait lui aussi d’Avelyn en entrant dans ses somptueux quartiers, constitués de quatre pièces situées à l’écart près du centre du rez-de-chaussée de la massive abbaye. Le vieil homme, consumé par la rage, marmonnait des malédictions les unes à la suite des autres, crachant le nom d’Avelyn au milieu de ceux des plus grands traîtres et hérétiques de l’histoire de l’Église, et fit de nouveau le vœu de voir cet homme périr par la torture avant que lui-même aille voir le visage de Dieu.

Son règne sur Sainte-Mère-Abelle avait été immaculé, et ayant eu la chance de présider l’Ordre pendant la génération des pluies de Pierres, la quantité incroyable de Gemmes rapportées – la plus importante qui soit jamais revenue de Pimaninicuit –, avait paru lui assurer une place parmi les pères abbés les plus vénérés de l’histoire. Mais il avait fallu que ce maudit Avelyn vienne souiller sa réputation, faisant de lui le premier dirigeant de l’Église abellicane à souffrir l’indignité extrême de perdre des Pierres sacrées.

Ce fut sur ces sombres pensées, et pas la moindre pour la flotte d’invasion qui avait pénétré la baie de Tous-les-Saints, que le père abbé Markwart finit par glisser vers le sommeil.

Ses rêves furent aussi mordants que sa colère. Il vit des images, claires, absolues, d’une terre distante qu’il ne connaissait pas. Il vit Avelyn, épais, gras et hagard, qui grondait ses ordres à des gobelins et des powries. Il le vit abattre un géant dans un jet d’éclair brûlant, non pas pour une quelconque haine de la race maléfique, mais parce que celui-ci ne lui avait pas obéi sans poser de question.

Dans le fond apparut une figure angélique, un homme ailé, large, terrible : la personnification de la colère divine.

Alors Markwart comprit.

Un démon dactyl aurait été la source de la guerre ? Non. Ce désastre avait été causé par une chose plus grande encore que ce pouvoir obscur. La véritable force du mal qui guidait les armées n’était autre qu’Avelyn, l’hérétique !

Le père abbé se rassit d’un bond dans son lit, tremblant, en nage. Ce n’était qu’un rêve, se rappela-t-il.

Mais… n’y avait-il pas eu des fibres de vérité tissées dans ces visions ? Ce fut pour le vieil homme fatigué une grande épiphanie, un appel à l’éveil aussi clair que le tintement le plus puissant des cloches. Il proclamait depuis plusieurs années qu’Avelyn était la source de tous les problèmes, même s’il s’agissait alors en grande partie d’une technique d’autoprotection visant à détourner l’attention de ses propres erreurs. Mais au fond, il avait toujours connu cette vérité cachée… Jusqu’à maintenant.

À présent, Markwart voyait sans l’ombre d’un doute que toutes ces tragédies venaient effectivement d’Avelyn. Il comprit que cet homme avait souillé la sainteté des Pierres, qu’il les avait perverties pour qu’elles servent ses usages malveillants, et qu’il avait œuvré contre l’Église et l’humanité tout entière.

Le vieil homme sut. Et dans cette compréhension profonde, il fut enfin en mesure de se défaire de sa culpabilité.

S’extirpant de son lit, le père abbé, épuisé, abattu, se dirigea vers son bureau et alluma la lampe en se laissant tomber dans son fauteuil. D’un air absent, il tira du compartiment secret d’un tiroir une clé qui ouvrait une cachette dans un autre, révélant sa réserve personnelle de Pierres : rubis, graphite, malachite, serpentine, une magnétite, une patte de tigre, et la plus précieuse, la plus puissante de tout Sainte-Mère-Abelle, l’hématite, la Pierre d’âme. Grâce à la lourde Pierre grise, Markwart pouvait envoyer son esprit par-delà les kilomètres, et même contacter ses associés, bien que la moitié d’un continent les sépare. Il s’en était servi pour joindre frère Justice, tâche complexe attendu que Quintall n’était pas très compétent dans l’utilisation des Pierres, et que son entraînement, focalisé sur un seul but, lui avait apporté un niveau de discipline mentale assez complexe à pénétrer.

Markwart avait également utilisé cette Pierre pour se mettre en rapport avec un ami d’Amvoy, ville qui se situait de l’autre côté du Masur Delaval, en face de Palmaris. C’est par lui qu’il avait appris l’échec de la quête de frère Justice.

Que ces Pierres sacrées étaient précieuses ! Pour un moine de Sainte-Mère-Abelle, il n’existait pas plus grand trésor. La seule pensée qu’il avait laissé échapper certaines de ces Gemmes lui était insoutenable.

Le père abbé contempla la poignée de Pierres comme s’il s’agissait de ses enfants, et se redressa soudain sur son siège en clignant des yeux d’un air intrigué. En effet, il voyait à présent ces Gemmes plus clairement que jamais, comme si une grande vérité lui avait été révélée. Il perçut le pouvoir niché au cœur de chaque Pierre, et sut qu’il pourrait l’atteindre d’une simple pensée, sans même un effort. Certaines d’entre elles semblaient même se fondre ensemble sous les yeux du vieil homme, qui découvrait de nouvelles associations plus puissantes encore.

Markwart retomba contre le dossier de son fauteuil en pleurant de joie. Soudain, il fut convaincu d’être libéré de la sombre emprise d’Avelyn, car il avait compris maintenant, cela ne faisait aucun doute. Et, avec cette révélation étaient venus un savoir plus grand et une compréhension plus intime. Le fait qu’Avelyn, cet hérétique, ait été le plus puissant utilisateur de Pierres de toute l’histoire de l’Église avait toujours représenté une épine dans le flanc de Markwart. En effet, si les Pierres venaient de Dieu, leur pouvoir était naturellement une bénédiction ; alors comment était-il possible que ce voleur d’Avelyn ait pu être si compétent ?

Parce que le démon dactyl lui avait donné le pouvoir ! Le démon avait perverti les Pierres entre les mains d’Avelyn, et lui avait soufflé l’intelligence de leur usage !

Serrant les Pierres dans son poing, Markwart retourna se coucher en songeant que Dieu venait de répondre au dactyl en lui montrant à son tour un savoir égal – non, plus grand ! Cette fois, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Trop grandes étaient sa fièvre et sa hâte du combat du lendemain.

 

Dalebert Markwart, le père abbé, le membre le plus éminent de l’Église abellicane, avait tout compris de travers, et cette pensée procura un immense plaisir à l’esprit du démon dactyl. Comme il avait été simple de se lier à l’esprit de ce couard de vieil homme, et avec quelle aisance Bestesbulzibar avait perverti ce que Markwart tenait pour des vérités !

 

La quasi-totalité des plus de sept cents moines de Sainte-Mère-Abelle se présenta avant l’aube sur la digue en préparation de l’approche de la flotte powrie. À deux exceptions près, toutefois, et notables. Maître Jojonah s’aperçut en effet que les frères Youseff et Dandelion demeuraient introuvables. Markwart les avait soigneusement mis à l’abri, les réservant pour ce qu’il estimait être la plus importante de leurs missions.

La plupart des moines étaient assignés à la protection des longs parapets de l’abbaye, mais d’autres prirent une position stratégique dans des pièces situées sous le niveau du mur. On arma deux dizaines de catapultes tandis que la vaste flotte powrie se dirigeait vers la falaise. Constituant une arme plus fatale encore, les plus âgés et plus puissants des moines, les maîtres et les Immaculés qui avaient étudié pendant dix ans ou plus, préparaient leurs Pierres respectives. Le père abbé se trouvait parmi eux, avec son nouveau savoir et son pouvoir grandi.

Markwart avait placé la plupart des moines sur le côté mer de la structure, mais il lui fallut également disposer plus d’une vingtaine de frères sur le mur opposé afin de surveiller les divers angles d’approche de l’attaque terrestre attendue. Puis Sainte-Mère-Abelle tout entière se tut et attendit, pendant que plusieurs vingtaines de vaisseaux powries franchissaient le promontoire rocheux et s’alignaient devant la grande abbaye. La majorité ressemblait à des tonneaux à moitié submergés, mais d’autres avaient des ponts ouverts et plats sur lesquels se dressaient des catapultes.

Dans l’une des pièces qui se trouvaient juste en dessous du père abbé, une baliste projeta son missile de poix. La boule s’éleva haut et loin dans les airs, mais manqua très largement le vaisseau le plus proche.

— Attendez ! hurla Markwart avec colère. Voulez-vous donc qu’ils connaissent la portée de nos tirs ?

Maître Jojonah posa une main sur l’épaule du père abbé :

— Ils sont nerveux, expliqua-t-il pour excuser le tir prématuré.

— Ils sont stupides ! aboya le père abbé en se soustrayant au contact. Trouvez celui qui a tiré, remplacez-le et amenez-le-moi !

Jojonah commençait à protester lorsqu’il comprit que ce serait folie. S’il irritait ne serait-ce qu’un peu plus le père abbé – et il ne voyait aucun moyen de lui parler sans que cela se produise –, la punition qu’il infligerait au jeune moine n’en serait que plus sévère encore. Poussant l’un de ses soupirs habituels, expression d’impuissance qui semblait lui échapper bien trop fréquemment ces derniers temps, le maître rebondi s’éloigna à la recherche de l’artilleur précoce en emmenant avec lui un étudiant de seconde année pour le remplacer.

Les vaisseaux powries apparaissaient de plus en plus nombreux, mais les plus proches n’entraient pas dans le champ de tir des catapultes, ni à portée des Pierres magiques.

— Ils attendent l’assaut par la terre, remarqua le frère Francis Dellacourt.

Ce moine de neuvième année était connu tant pour sa langue acérée que pour la discipline sévère qu’il imposait aux plus jeunes étudiants, ce qui faisait de lui l’un des favoris de Markwart.

— Quelles nouvelles du mur de l’ouest ? demanda le père abbé.

Francis fit immédiatement signe à deux des plus jeunes moines de courir chercher l’information.

— Ils commenceront par frapper par la terre, annonça-t-il alors à Markwart.

— Et le raisonnement qui vous a conduit à une telle conclusion est… ? questionna le père abbé.

— La falaise de la mer fait au moins trente mètres de haut, et ce à son point de jonction le plus bas. Ces powries, sur les bateaux, auront très peu de chance d’atteindre nos murs, à moins que nous soyons sévèrement affaiblis par l’ouest. Ils vont donc déclencher les hostilités par la terre, puis, ayant diminué notre nombre sur ces murs, leur flotte attaquera à son tour.

— Et que savez-vous des tactiques des powries ? demanda Markwart d’une voix forte, entraînant tous ceux qui se trouvaient autour, y compris Jojonah qui revenait avec l’artilleur fautif, dans la conversation.

Le père abbé savait parfaitement ce que Francis allait dire, car, comme tous les autres moines parmi les plus âgés, il avait étudié les récits des précédents assauts powries. Mais Markwart jugeait qu’une dissertation de l’efficace Francis serait un prudent rappel.

— Nous n’avons que peu d’exemples de double assaut powrie, admit Francis. D’habitude, ils attaquent principalement par la mer, avec une vélocité et une force incroyables. Mais Sainte-Mère-Abelle est trop imposante pour qu’ils puissent procéder ainsi, et je crois qu’ils le savent. C’est pourquoi je dis qu’après avoir affiné nos rangs par l’ouest, leurs catapultes projetteront leurs puissantes cordes par-dessus nos murs.

— Et jusqu’où pourraient-ils grimper, alors que nous défendons le mur qui se trouve au sommet de leurs cordes ? questionna un moine avec impertinence. Nous les trancherons, ou bien nous lancerons nos flèches et notre magie sur les powries qui tenteraient de monter !

Maître Jojonah était sur le point de lui répondre quand Markwart, qui préférait entendre Francis à ce sujet, le fit taire d’une main levée avant de faire signe aux neuvième année de poursuivre.

— Ne les sous-estimez pas ! fulmina Dellacourt. (Jojonah constata que le visage de Markwart se fendait du premier sourire qu’il lui ait vu depuis plusieurs semaines.) À peine quelques mois plus tôt, les powries ont frappé Pireth Tulme, et la falaise sur laquelle se dresse cette forteresse n’est pas moins haute que la nôtre ! Ils ont gagné la cour avant même que la majorité de la garnison ait pu atteindre les murs ! Quant aux soldats qui étaient en place le long des remparts apparemment si défendables de Pireth Tulme…

Francis laissa la suite en suspens. Tout le monde savait que l’on n’avait retrouvé aucun survivant parmi l’armée d’élite des Gardiens de la Pointe, mais également que les restes découverts étaient horriblement mutilés.

— Ne les sous-estimez pas ! hurla Francis de nouveau en se tournant pour s’assurer qu’il avait l’attention de tous les moines aux alentours.

Maître Jojonah observa Francis de plus près. Il ne l’aimait pas. Pas du tout. L’ambition du frère était visiblement très développée, comme sa capacité à prendre chaque mot marmonné par le père abbé comme s’il venait directement de Dieu. Jojonah ne croyait pas que la piété soit la force qui nourrissait la dévotion du frère Francis vis-à-vis de Markwart, mais qu’il s’agissait plus d’arrivisme tout pragmatique. Le voir se délecter à présent de l’attention qu’on lui portait ne faisait que renforcer cette certitude.

Les deux moines revinrent du mur ouest en trottinant mais sans urgence apparente.

— Rien, rapportèrent-ils tous deux. Aucun signe d’armée en formation.

— Plusieurs villageois sont arrivés à peine quelques minutes plus tôt, ajouta l’un d’eux, pour annoncer qu’une importante force powrie avait été aperçue près du village de Sainte-Mère-Abelle, et qu’elle se dirigeait vers l’ouest.

Jojonah et Markwart échangèrent un regard curieux.

— C’est une ruse ! les prévint Francis. Ils s’éloignent vers le couchant pour que nous ne soyons pas préparés à l’assaut soudain par la terre !

— Votre raisonnement est sensé, lui répondit maître Jojonah, mais je me demande si nous ne pourrions pas retourner contre eux cette ruse, s’il s’agit bien de cela.

— Expliquez-vous, demanda un Markwart intrigué.

— La flotte attend peut-être l’assaut par la terre. Et cette offensive est peut-être retardée de sorte que nous baissions nos gardes. Mais nos amis powries dans le port ne peuvent pas voir les murs ouest de Sainte-Mère-Abelle, ni les terres au-delà.

— Ils entendront le tumulte de la bataille, réfléchit un autre moine.

— Ou bien ce qu’ils croiront être les bruits du combat, répondit le maître d’un air entendu.

— Je m’en charge ! s’écria Francis en s’éloignant avant même que le père abbé ait donné son accord.

Markwart ordonna à un homme sur deux de quitter les murs.

Quelques instants plus tard, un grand vacarme s’éleva, aux cris de « On nous attaque ! » mêlés du sifflement des catapultes. Puis une explosion incroyable fit trembler le sol, et une boule de feu s’éleva dans les airs, produite par le souffle magique d’un rubis.

— Très authentique, commenta sèchement maître Jojonah. Mais notre exubérant Francis ferait bien de conserver ses énergies.

— Il a des powries à convaincre, rétorqua Markwart d’un ton tranchant.

Avant que Jojonah ait pu répondre, quelqu’un hurla : « Les voilà ! » Et, en effet, les vaisseaux powries commencèrent à glisser à travers la baie dans une synchronisation parfaite. À l’ouest, au milieu du tumulte, des cris et des tirs des balistes, s’éleva une autre boule de feu lâchée par un Francis surexcité. Les powries, aiguillonnés par le son et l’image, arrivèrent en force dans leurs bateaunneaux bondissants.

Markwart fit passer le mot qu’il fallait les laisser approcher. Plus d’une baliste lança toutefois prématurément sa charge explosive. Mais les vaisseaux approchaient rapidement et furent bientôt à portée de tir, et, sur la bénédiction hâtive du père abbé, les deux dizaines de catapultes tournées vers la mer commencèrent leur barrage, à jets de pierres et de poix. L’un des navires powries portant une machine de guerre s’enflamma ; un bateaunneau fut frappé sur son flanc rebondi et directement retourné par la force de l’impact. Un autre reçut un projectile en pleine proue, la lourde pierre entraînant l’avant du vaisseau sous les eaux tandis que l’arrière se dressait vers le ciel et que le propulseur à pédales tournait, inutile, dans les airs. Bientôt, bon nombre des maléfiques powries se débattaient en hurlant dans l’eau.

Mais les hourras qui s’élevaient des murs du monastère s’éteignirent bien vite, car les vaisseaux de tête se retrouvèrent peu après juste en dessous de la position que tenait le père abbé, au pied, donc, de la jetée, et leurs catapultes entrèrent prestement en action pour lancer par dizaines des cordes à nœuds lestées, et munies à leur extrémité de grappins astucieux à plusieurs crochets. Les instruments courbés s’abattirent avec la densité d’une pluie de grêle, forçant les moines à s’éparpiller à quatre pattes. Plusieurs furent happés au bras ou à l’épaule par les pointes crochues, et sèchement ramenés vers le mur.

Sept Immaculés se tenaient en cercle à droite de Jojonah et psalmodiaient à l’unisson pour concentrer leurs pouvoirs. Six se tenaient par la main tandis que le dernier, au centre, brandissait un morceau de graphite. Une nappe d’électricité bleue s’étira, crépitante, sur la baie, ricocha en étincelles sur les leviers métalliques des catapultes powries et rasa les dizaines de nains exposés sur les ponts des bateaux.

Mais l’explosion ne dura qu’une demi-seconde, et d’autres powries s’élancèrent par dizaines à la place de ceux qui étaient tombés. Ils s’empressèrent de commencer à grimper aux cordes, suspendus par-dessous, en progressant une main après l’autre avec une vitesse incroyable.

Les moines attaquèrent à l’aide d’arcs et de Gemmes, libérant des éclairs, faisant jaillir des flammes du bout de leurs doigts pour calciner les cordes, tandis que d’autres assenaient aux grappins des coups de marteau lourds, ou tentaient d’inciser les câbles à l’aide d’épées. Plusieurs dizaines de cordes tombèrent ainsi, envoyant les powries à l’eau, mais une nouvelle vague de grappins s’éleva comme d’autres vaisseaux venaient s’entasser à la base de la falaise.

N’apercevant toujours aucun signe d’une attaque par les terres, tous les moines rejoignirent le mur. La puissance entière de Sainte-Mère-Abelle se concentrait sur les milliers de vaisseaux powries qui pullulaient dans la baie de Tous-les-Saints. L’air s’anima du picotement de l’énergie magique, de l’odeur immonde de la poix enflammée, des hurlements des powries glacés qui se noyaient. Mais des cris d’agonie des moines, également, car dès l’instant où toutes les cordes furent tendues, les vaisseaux portant des catapultes se mirent à projeter d’énormes paniers de hériballes, des boules de bois de deux centimètres et demi de diamètre dans lesquelles étaient plantées une multitude d’aiguilles de métal, souvent empoisonnées.

Malgré tout ce qui avait pu être dit au sujet de Pireth Tulme, en dépit des avertissements des moines plus âgés et érudits, les défenseurs de Sainte-Mère-Abelle furent en effet surpris par la férocité et la hardiesse pures de l’assaut. Et par la qualité de celui-ci, car l’armée des nains était aussi efficace et disciplinée que toute autre dans le monde entier. Pas un moine, pas même frère Francis l’entêté, ne douta un instant que si la force terrestre de l’ennemi avait fait son apparition, Sainte-Mère-Abelle, le plus ancien, le plus protégé des bastions de tout Honce-de-l’Ours, serait alors tombé.

Et même sans cette attaque supplémentaire par les terres, le père abbé Markwart comprit clairement le danger de la situation.

— Toi ! cria-t-il au moine qui avait tiré le premier coup de catapulte, c’est ta chance de te rattraper !

Le jeune frère, désireux de retrouver les grâces du père abbé, s’élança à son côté et se vit présenter trois Pierres : une malachite, un rubis et une serpentine.

— N’utilise pas la malachite avant d’être descendu suffisamment près du bateau, lui expliqua promptement Markwart.

Les yeux du jeune moine s’écarquillèrent en comprenant l’intention du père abbé. Il voulait qu’il saute de la falaise, tombe à pic sur un espace particulièrement large constitué de plusieurs vaisseaux réunis, utilise la malachite pour la lévitation et la serpentine comme bouclier, et qu’il libère une boule de feu sur les navires.

— Il ne pourra même pas approcher ! protesta Jojonah.

Mais Markwart se retourna vers lui avec une telle férocité que le maître recula brusquement. Il maintint toutefois pour lui-même que le vieil homme avait tort d’envoyer ce jeune moine, car l’usage de trois Pierres était davantage adapté à un moine plus âgé et plus expérimenté, un Immaculé, au moins, voire un maître. Même si le frère parvenait à réaliser cet exploit hautement difficile, l’explosion ne serait pas très intense. Ce ne serait, peut-être, qu’un vague souffle, et rien qui puisse décourager les powries.

— Nous n’avons pas d’autre option, annonça Markwart au jeune moine. Il faut immédiatement s’occuper de ce groupe de navires, sans quoi nous perdrons nos murs !

Alors même qu’il prononçait ces mots, deux powries apparurent par-dessus le parapet sur le côté. Les Immaculés s’abattirent instantanément sur eux, les rouèrent de coups et les jetèrent à terre avant que les nains aient pu adopter une posture défensive, puis tranchèrent toutes les cordes accrochées là. Néanmoins, les affirmations de Markwart venaient d’être manifestement étayées.

— Ils ne prendront pas garde à ton arrivée, continua le père abbé, car ils penseront certainement que tu as été balancé par l’un des leurs. Le temps qu’ils comprennent la vérité, ils seront en train de brûler et toi de remonter.

Le moine hocha la tête, serra fort les Pierres dans son poing, et sauta sur le sommet du mur. Sur un regard en arrière, il se lança haut et loin dans les airs, et tomba le long de la falaise. Markwart, Jojonah et plusieurs autres s’élancèrent vers le mur pour suivre sa descente. Le père abbé poussa un juron retentissant lorsque la malachite transforma cette chute en doux flottement pareil à celui d’une plume dans une brise puissante et régulière, et ce alors que le moine se trouvait encore plusieurs mètres au-dessus des ponts.

— Idiot ! rugit-il.

Les powries se concentrèrent sur l’homme. Ils se mirent à lancer des javelines et des marteaux, ou à lever leurs petites arbalètes. Mais le jeune moine ne changea pas de direction, ne tenta pas de remonter mais continua sa descente, ce qui était tout à son honneur – mais peut-être était-ce dû à sa terreur soudaine, ou au fait qu’il ne possédait pas le pouvoir et les connaissances magiques nécessaires.

Un carreau d’arbalète s’enfonça dans son bras. Une Pierre lui tomba des mains.

— La serpentine ! cria Jojonah.

Le jeune moine se tenait le bras, tremblait et se tournait en essayant futilement d’éviter le barrage grandissant, en tentant visiblement de remonter.

— Non ! lui hurla Markwart.

— Il n’a plus de bouclier contre la boule de feu ! hurla Jojonah au père abbé.

Le jeune moine sursauta spasmodiquement, frappé par un autre carreau, puis un troisième, et un quatrième, en succession rapide. Ses énergies magiques le quittèrent en même temps que ses forces vitales, et son corps flasque chuta, rebondit sur un bateaunneau et s’enfonça dans les eaux sombres de la baie de Tous-les-Saints.

— Allez me chercher l’un de nos invités paysans ! cria Markwart au frère Francis.

— Il n’était pas assez fort ! objecta Jojonah. Ce n’était pas une tâche à confier à un simple novice ! Même un Immaculé pourrait ne pas savoir accomplir une telle prouesse !

— Je vous y enverrais volontiers, et je serais ravi d’être débarrassé de vous ! lui rugit Markwart en plein visage, le réduisant à un silence stupéfait. Mais nous avons besoin de vous.

Frère Francis revint avec un jeune villageois d’une vingtaine d’années à l’air penaud.

— Je sais me servir d’un arc, proposa-t-il en essayant d’avoir l’air brave. J’ai chassé le daim…

— Prenez plutôt cela, lui dit le père abbé Markwart en lui mettant un rubis dans la main.

Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent à la vue et au contact lisse de la Pierre sacrée.

— Je… je ne peux pas…, bégaya-t-il sans comprendre.

— Mais moi, oui, gronda Markwart en brandissant une autre Pierre, la puissante hématite.

Le paysan le regarda, déconcerté. Frère Francis, comprenant suffisamment la situation pour savoir qu’il devait distraire l’homme, le gifla si durement qu’il le jeta à terre.

Maître Jojonah détourna le regard.

Francis se rapprocha de l’homme avec l’intention de le frapper de nouveau.

— C’est fait, annonça le paysan.

Francis retint son coup et l’aida révérencieusement à se lever.

— Possession, cracha Jojonah, plein de dégoût.

Il parvenait à peine à croire que Markwart ait pu faire cette chose perverse, qui était normalement considérée comme le côté le plus sombre de l’hématite. D’après tous les décrets, le fait de posséder le corps d’un autre était un acte à éviter absolument, une chose contre laquelle les moines qui marchaient en esprit avec la Pierre d’âme se prémunissaient souvent en préparant d’autres Gemmes protectrices. En outre, en y repensant, Jojonah fut stupéfait de voir que le vieil homme ait pu effectuer avec tant d’aisance une possession, qui était peut-être la plus difficile de toutes les possibilités connues des Gemmes.

Le père abbé dans le corps du paysan s’approcha calmement du mur, lança un coup d’œil par-dessus le rebord pour situer le plus grand enchevêtrement de vaisseaux powries, puis, sans hésiter un seul instant, sauta tranquillement. Pas de malachite cette fois. Pas de cris, pas de peur. Le moine se concentra sur le rubis en plongeant sur les trente mètres, amenant l’énergie de la Pierre jusqu’à son niveau maximum, puis libéra une boule de feu tremblante et phénoménale juste avant de frapper le pont. Son esprit abandonna immédiatement le corps du paysan, fuyant l’agonie pour rejoindre ses formes qui attendaient au sommet du mur.

Ses yeux âgés, fatigués, clignèrent puis s’ouvrirent tandis qu’il se réhabituait à son propre corps et qu’il luttait contre la terreur pure qui l’avait envahi au moment où il s’était approché des ponts des powries, et lorsque sa forme d’emprunt s’était consumée dans des feux magiques. Tous les moines qui l’entouraient, à l’exception, notable, de maître Jojonah, poussaient des hourras frénétiques. Nombreux se penchèrent par-dessus le mur pour regarder la masse de vaisseaux powries enflammés en s’émerveillant, incrédules, que quiconque puisse lancer une boule de feu aussi incroyable.

— Il fallait le faire, expliqua Markwart à Jojonah d’un ton cassant. (Le maître ne cilla pas.) Sacrifier l’un au nom des autres est le plus grand précepte de notre Ordre, lui rappela le vieillard.

Se sacrifier, corrigea Jojonah.

— Allez-vous-en rejoindre les artilleurs, lui ordonna dédaigneusement le père abbé.

Tout en s’apercevant que son savoir-faire avec les Pierres pourrait encore servir sur le toit, Jojonah fut heureux d’obéir. Il lança de fréquents coups d’œil à son supérieur en partant. Tandis que les autres étaient purement ébahis par la démonstration magique, Jojonah, qui connaissait Markwart depuis plus de quarante ans, était simplement troublé, et passablement soupçonneux.

 

À partir des docks, au niveau de la baie de Tous-les-Saints, se trouvait une entrée secondaire de Sainte-Mère-Abelle. Mais les portes de chêne de soixante centimètres d’épaisseur, renforcées par des barres de métal, suivies d’une herse aux grilles aussi fortes et épaisses qu’une cuisse d’homme, elle-même gardée par un autre portail aussi solide que les portes extérieures, en étaient si imposantes qu’aucun powrie, pas même les énormes géants fomorians, n’aurait pu les franchir par la force, même en y passant une semaine.

À supposer bien sûr que ces portes soient fermées.

S’ils avaient bénéficié d’une vue suffisamment dégagée de la colline pour pouvoir observer les portes, ni le père abbé Markwart ni maître Jojonah n’auraient été surpris de voir l’immense porte s’ouvrir, en invitation aux groupes de powries qui étaient parvenus à échapper à l’explosion et qui se traînaient sur la rive rocheuse. En fait, les deux hommes avaient anticipé la chose lorsque le maître De’Unnero s’était porté volontaire, en insistant, même, pour mener le contingent de douze hommes à ce poste de garde. Le groupe possédait deux balistes, chacune située de chaque côté des immenses portes, mais le champ de tir était sévèrement limité par l’espace réduit des meurtrières, et Markwart savait parfaitement que De’Unnero ne se contenterait jamais de lancer quelques carreaux, généralement inefficaces.

Ainsi le jeune maître féroce avait-il ouvert les portes. Il se tenait à présent bien exposé dans le couloir intérieur, défiant les powries d’entrer dans un rire hystérique.

Un groupe de près d’une vingtaine de bonnets sanglants, déjà abîmés mais jamais effrayés, entra effectivement en rugissant et en brandissant des marteaux, des haches et des épées courtes, vicieuses.

Quand le dernier du groupe passa sous la herse, celle-ci retomba dans un fracas retentissant dont les vibrations se répandirent dans toute l’abbaye, jusqu’au sommet de la digue.

Les powries, bien que surpris, ne s’arrêtèrent pas pour autant, et reprirent leur charge en hurlant plus fort encore. Une dizaine de carreaux d’arbalète surgirent en sifflant entre eux, en emportant un ou deux, ce qui ralentit toutefois à peine leur avancée.

De’Unnero se tenait là, seul, hilare. Ses muscles bien affûtés étaient si gonflés sous sa peau qu’ils donnaient l’impression de pouvoir la transpercer. D’autres moines, maître Jojonah en particulier, avaient souvent exprimé leur certitude qu’un jour le cœur de De’Unnero finirait simplement par exploser, car le jeune maître était bien trop intense pour une enveloppe humaine. À cet instant, il semblait réellement correspondre à cette image. Il tremblait véritablement d’énergie intérieure. Il ne tenait aucune arme visible par les powries, uniquement une Pierre, unique, une patte de tigre lisse de couleur brune et rayée de noir.

Il appela alors la magie de cette Gemme et, tandis que le premier powrie approchait, les bras de De’Unnero se transformèrent, prenant la forme de la patte avant puissante d’un tigre.

— Yak ! cria le bonnet sanglant en levant son arme pour se défendre.

Mais De’Unnero était trop rapide. Il bondit comme un chat sur sa proie, et balança son bras droit en travers du visage du powrie, lui arrachant la face.

Le maître parut alors pris de frénésie, mais en vérité il se contrôlait parfaitement. Il se mit à bondir d’un côté et de l’autre du couloir pour empêcher tout powrie de le dépasser, malgré le fait qu’une dizaine d’autres moines se tenaient en arrière pour attendre la charge. La Pierre demeurait dans sa patte transformée, comme fondue dans la peau. De’Unnero se laissa tomber plus profondément encore en elle, et si son apparence extérieure ne se modifia pas, ses muscles devinrent ceux du félin.

D’un geste large, son bras de tigre envoya voler un powrie. Un mouvement imperceptible du muscle de sa cuisse lui permit de s’élancer à toute allure de côté, évitant la descente d’un marteau. Puis un second le ramena face à son attaquant avant que le nain surpris ait eu le temps de lever son arme.

Les griffes labourèrent, vicieuses, et le visage de celui-ci disparut également.

Les bonnets sanglants derrière lui commençaient à perdre du terrain, mais la soif de bataille du maître était loin d’être assouvie. Ses jambes tressaillirent, le propulsant près de huit mètres plus loin, au milieu des nains. Il devint un tourbillon de griffes et de pieds lancés. Les powries étaient loin d’être des ennemis mineurs, mais bien qu’ils l’emportent en nombre, à neuf contre un, sur cette créature, ils ne voulaient rien avoir à faire avec elle. Hâtivement, ils s’élancèrent. Deux retournèrent vers la herse, en s’adressant par cris à leurs camarades restés dehors, tandis que quelques autres dépassèrent en titubant l’ouragan De’Unnero, et trébuchèrent dans le couloir où ils furent accueillis par la seconde volée de carreaux.

Tous les moines, sauf un, lâchèrent leur arbalète pour tirer des armes de poing, à part quelques-uns qui se ruèrent sur les nains pour les finir à mains nues.

Plus bas dans le couloir, De’Unnero tenait la tête du dernier powrie dressé devant lui entre ses pattes énormes. Ses griffes avaient transpercé le crâne du nain, et il agitait à présent la créature d’avant en arrière aussi facilement que s’il s’agissait d’une poupée d’enfant remplie de bourre. Puis, balançant le powrie de côté, il commença à avancer vers les deux derniers coincés près de la herse.

Derrière eux, un bonnet sanglant leva une sarbacane et tira, frappant De’Unnero au ventre, juste sous la cage thoracique.

Le moine rugit – ce fut le cri d’un tigre – et, arrachant la fléchette ainsi qu’une bonne quantité de chair, reprit son avancée déterminée. Le tireur powrie lui cracha un autre projectile. Les deux créatures bloquées par la herse poussèrent des cris et tentèrent de se faufiler à travers les barreaux.

Puis la porte intérieure retomba, brisant la sarbacane et écrasant les deux powries comme des crêpes.

De’Unnero s’immobilisa lorsqu’une giclée de sang vint le recouvrir. Il se retourna, rugit de nouveau, cri de bataille qui se transforma en grondement de frustration lorsqu’il s’aperçut que ses soldats s’étaient efficacement occupés des nains restants. Le combat était terminé.

Le féroce maître retrouva ses formes humaines, épuisé par l’effort tant physique que magique. C’est alors qu’il sentit la piqûre profonde dans son ventre, la sensation de brûlure qui s’étendait, et qu’il comprit qu’il avait été empoisonné. Une grande partie de cette concoction douloureuse et paralysante avait été contrecarrée par l’énergie pure de sa transformation magique, mais il en restait suffisamment pour susciter une telle crise de tremblements qu’il tomba bientôt sur un genou.

Ses soldats s’assemblèrent autour de lui, inquiets.

— Armez les balistes ! cria le maître.

Et malgré le fait que De’Unnero soit redevenu humain, sa voix était aussi féroce que le rugissement d’un tigre en chasse. Les moinillons s’exécutèrent, et, par la seule force de sa détermination, maître De’Unnero alla très vite les rejoindre pour diriger leurs tirs.

 

L’enchevêtrement principal de vaisseaux powries étant en flammes et donc hors de combat, les moines se dispersèrent pour courir renforcer les défenses des murs aux divers endroits où cela se révélait nécessaire. De nombreux powries gagnèrent le mur au cours de cette longue et vicieuse matinée, mais aucun ne trouva de prise durable. À midi, sans aucun signe encore de l’approche des troupes terrestres, l’issue ne fit plus de doute. Les powries continuèrent à se battre, car telle était leur nature, et plus de cinquante frères furent abattus. On compta également plusieurs fois ce nombre de blessés. Mais les pertes dans les rangs des powries furent stupéfiantes. Plus de la moitié des vaisseaux sombrèrent vers le fond de la baie de Tous-les-Saints, et les centaines qui parvinrent à s’échapper vers la haute mer n’étaient plus menés que par des équipages fantômes.

En milieu d’après-midi, maître Jojonah avait rejoint les autres moines experts dans le maniement des Pierres pour s’occuper des nombreux blessés, alors que les plus jeunes frères organisaient déjà les détails de l’enterrement de ceux qui avaient dépassé le stade de l’assistance par les Pierres d’âme. Le chaos du combat s’éteignait et la bataille avait glissé vers sa dernière étape, le nettoyage. Bientôt, la discipline des moines ordonna les devoirs de façon pragmatique et efficace. Une chose parut toutefois curieuse à maître Jojonah. Le père abbé, qui avait en sa possession l’une des Pierres d’âme les plus puissantes de tout Sainte-Mère-Abelle, déambulait entre les blessés en offrant des paroles d’espoir, mais ne semblait soigner personne. La boule de feu extraordinaire, et les quelques autres éclairs qu’il avait lâchés au sommet du mur, remontaient à plusieurs heures maintenant, ainsi le fait qu’il affirme ne plus avoir d’énergie magique n’avait-il pas beaucoup de sens.

Jojonah put donc uniquement hausser les épaules en signe d’impuissance et hocher la tête en voyant le féroce maître De’Unnero rejoindre le mur. Il boitillait à peine et n’affichait pas le plus petit signe de souffrance malgré la blessure béante de son flanc, et pourtant Markwart s’approcha de lui et referma rapidement la plaie à l’aide de sa Pierre. Jojonah savait que le lien entre ces deux hommes était profond, aussi profond que celui que le père abbé entretenait avec le frère Francis.

Le maître reprit tranquillement son travail en digérant cela, repoussant le tout dans un coin de sa tête jusqu’à ce qu’il trouve suffisamment de temps libre pour y réfléchir convenablement.

 

— Vous insistez pour vous mettre en danger ! gronda Markwart, disputant De’Unnero tandis que la blessure cicatrisait sous l’influence de l’hématite.

— Un homme doit bien trouver son plaisir, répliqua le maître avec un sourire malicieux. Plaisir que vous me refusez continûment.

Markwart recula d’un pas en lui lançant un regard sévère. Il ne comprenait que trop bien la complainte.

— Comment se passe l’entraînement ? éluda-t-il sèchement.

— Youseff semble prometteur. Il est astucieux, et prêt à utiliser n’importe quelle arme ou tactique pour trouver la victoire.

— Et le frère Dandelion ?

— C’est un ours. Son bras est puissant mais son esprit est faible. Il servira correctement notre entreprise, tant que Youseff guidera ses actions. (Le père abbé hocha la tête, l’air satisfait.) Mais je pourrais les vaincre tous les deux ensemble, ajouta le maître. (Ce qui effaça immédiatement l’air suffisant de son supérieur.) Ils porteront le titre de frère Justice, pourtant je pourrais les écraser l’un comme l’autre, et facilement. Et je pourrais aller chercher Avelyn et les Pierres.

Markwart n’avait aucun argument pratique à opposer à cette réclamation.

— Vous êtes un maître, répondit-il. Vous avez d’autres devoirs.

— Plus importants que la poursuite du voleur ?

— De même importance, rétorqua Markwart d’un ton sans réplique. Youseff et Dandelion serviront ce dessein, si bien sûr le maître Marcalo De’Unnero les entraîne correctement.

Le visage de De’Unnero se plissa sévèrement et ses yeux rétrécirent, lançant des dagues imaginaires au père abbé. Il n’aimait pas que ses capacités soient mises en doute. Pas du tout.

Markwart reconnut cette expression qu’il lui avait souvent vue. Il savait, toutefois, que De’Unnero ne se permettrait pas de le mettre en colère, aussi pourrait-il faire bon usage de cette véhémence.

— Laissez-moi aller à la chasse, demanda clairement le maître.

— Vous entraînez les chasseurs, riposta Markwart. Faites-moi confiance, vos efforts seront récompensés.

Sur ce, le père abbé s’éloigna.

 

— Nous avons été vaillants aujourd’hui, annonça fièrement De’Unnero à Markwart et aux autres maîtres au cours de la réunion de bilan qui se tint après les vêpres.

— Mais chanceux, également, rappela maître Jojonah à l’assemblée. Car ni les forces terrestres des powries ni l’armée de gobelins qui a souvent été aperçue dans la région n’ont fait leur apparition.

— C’est plus que de la chance, à mon sens, intervint Francis, bien que ce ne soit pas son rôle de s’exprimer dans ce genre d’assemblée.

Après tout, Francis n’était même pas encore Immaculé et n’assistait à cette discussion qu’en tant qu’accompagnateur du père abbé. Pourtant, Markwart ne fit pas un geste pour le faire taire, et les autres maîtres lui laissèrent la parole.

— Ceci est fort peu caractéristique de notre ennemi, poursuivit le frère. Chaque récit qui nous parvient des lignes de bataille au nord de Palmaris indique que nos monstrueux adversaires combattent de façon cohérente et avisée, et il est évident, à en juger par le succès de notre ruse, que les vaisseaux powries attendaient effectivement que l’armée de terre attaque.

— Dans ce cas, où étaient… où sont ces armées ennemies ? demanda impatiemment Markwart. Allons-nous découvrir en nous réveillant au matin que nous sommes de nouveau assiégés ?

— La flotte ne reviendra pas, annonça immédiatement un autre maître. Et si les monstres arrivent par les terres, ils découvriront que nos fortifications sont encore plus imprenables que celles qui nous ont protégés aujourd’hui de l’attaque par la mer.

Maître Jojonah, dont le regard était par hasard posé sur le maître De’Unnero lorsque ces mots furent prononcés, fut écœuré de voir le sourire presque sauvage qui se dessina sur ses traits, expression qui ne seyait absolument pas à un maître de l’ordre abellican.

— Triplez les gardes sur les murs côtés terre comme mer cette nuit, décida le père abbé.

— De nombreux frères sont encore las du combat, objecta maître Engress, un homme doux et ami de Jojonah.

— Eh bien, utilisez les paysans dans ce cas ! aboya sèchement Markwart en retour. Ils sont venus manger notre nourriture et se tapir à l’abri des murs de l’abbaye et de la chair des frères ! Qu’ils paient leur présence en montant la garde, cette nuit et toutes les autres !

Engress regarda Jojonah et plusieurs autres maîtres, mais personne n’osa braver le vieux moine.

— Ce sera fait, Très Révérend Père, répondit humblement le moine.

Celui-ci repoussa sa chaise avec force dans le raclement strident des pieds contre le sol de bois, se leva en agitant la main d’un air méprisant, puis quitta la pièce, mettant ainsi un terme à la réunion.

De l’avis de Markwart, toutes les affaires importantes avaient été réglées. Il voulait à présent être seul avec ses pensées, et ses émotions, qui pour certaines étaient assez troublantes. Il avait jeté un homme vers la mort aujourd’hui, acte qui exigeait tout de même un peu de rationalisation, et il était également conscient de ne pas s’être beaucoup impliqué dans les soins qui avaient suivi la bataille. Il possédait encore des ressources d’énergie à ce moment, il le savait, même s’il avait menti pour s’excuser, mais il n’avait tout simplement pas eu envie d’aider. Il s’était bien approché d’un moine blessé assis près de la digue, dont le bras avait été sévèrement déchiqueté par un grappin powrie, mais lorsqu’il avait fait mine de le soigner à l’aide de l’hématite, action qui requerrait une connexion intime, il avait eu un mouvement de recul et ressenti… Quoi ?

De l’aversion ? De la répulsion ?

Markwart n’avait pas de réponse pratique, mais il faisait entièrement confiance à son instinct. Il s’aperçut qu’une perversion, qu’une faiblesse grandissait au sein de l’Ordre. Avelyn – comme toujours, cet odieux Avelyn ! – avait enclenché cette pourriture et maintenant, elle semblait s’être étendue de façon plus générale que ce qu’il avait cru.

Oui, comprit-il, c’était cela. Ils devenaient faibles, et tellement gonflés de compassion qu’ils n’étaient plus capables de reconnaître et de gérer correctement le véritable Mal. Comme Jojonah, et sa commisération stupide pour ce paysan dont le sacrifice avait sauvé tant de vies.

Mais pas De’Unnero, songea Markwart, en parvenant à sourire. Lui était fort, et brillant. Peut-être devrait-il accéder à sa requête et lui permettre d’être celui qui traquerait Avelyn et les Pierres… Si cette tâche était confiée à Marcalo De’Unnero, le succès serait quasiment assuré.

Mais le père abbé secoua la tête en se souvenant qu’il avait d’autres projets pour le maître. En silence, il se fit le serment de le mettre en tête de la liste de ses successeurs. Dès l’instant où il avait vu sa blessure, Markwart avait souhaité la guérir, comme si la Pierre sacrée lui avait imposé d’agir, et lui avait montré la vérité.

Tout se mettait nettement en ordre dans son esprit. Il se fit une note à lui-même afin de faire correctement l’éloge du paysan de la boule de feu, voire peut-être d’ériger une statue en son honneur, puis il alla se coucher.

Il dormit profondément.

 

Le lendemain, des éclaireurs quittèrent Sainte-Mère-Abelle, parcoururent les environs et revinrent en annonçant qu’aucun signe de monstres n’avait été découvert aux alentours du monastère. Au bout d’une semaine, la situation devint claire : la force d’invasion powrie était remontée dans ses bateaux et s’en était allée… où, personne ne le savait. L’armée des gobelins, qui constituait effectivement une menace considérable dans la région, s’était fragmentée, et des bandes isolées pillaient à présent des villes par-ci par-là.

Les Hommes du Roy, l’armée de Honce-de-l’Ours, traquaient ces bandes une à une et les détruisaient.

Mais à Sainte-Mère-Abelle, les conséquences de ce qui semblait en apparence de bonnes nouvelles allaient beaucoup plus loin.

— Nous devons chercher la source de la confusion de nos ennemis, annonça le père abbé Markwart aux plus anciens de ses moines. C’est pourquoi nous allons nous rendre aux Barbanques et enquêter sur cette prétendue explosion.

— Vous pensez que le démon dactyl a été détruit, raisonna maître Jojonah.

— Je crois que notre ennemi a été décapité, répondit Markwart. Mais nous devons découvrir la vérité.

— Une expédition, donc, formula clairement le maître Engress.

Le frère Francis fut le premier à galoper hors de la salle, pressé de concevoir les plans d’un voyage aux Barbanques, brûlant, comme toujours, de plaire au père abbé.