26

Le nouvel abbé

Frustré, furieux, maître Jojonah descendait le couloir imposant des niveaux supérieurs de Sainte-Mère-Abelle, qui courait le long de la falaise donnant sur la baie de Tous-les-Saints. Sur sa droite, des fenêtres percées dans le mur tous les quelque trente centimètres offraient une vue sur l’est, tandis que le mur de gauche était parsemé de façon sporadique de portes en bois ornées de ciselures complexes. Chacune racontait une histoire différente, l’une des fables composant la base de l’Église abellicane. Jojonah, qui au cours des décennies passées à l’abbaye n’avait pleinement étudié qu’une vingtaine de ces portes sur un total d’une cinquantaine, se serait habituellement arrêté pour en étudier une portion. Et, au bout de une heure d’examen, il aurait pu avoir scruté dans sa totalité un bloc de quinze centimètres carrés, en méditant sur tous les messages cachés. Mais aujourd’hui, le maître était d’une humeur massacrante qui le disposait peu à réfléchir sur son Ordre perverti, et il se contenta de baisser la tête et de ressasser ses pensées en se mordillant la lèvre pour s’empêcher de marmonner tout haut.

Il fut donc surpris quand un homme lui bloqua le passage. Reculant d’un bond, il leva les yeux vers le visage souriant du frère Braumin Herde.

— Frère Dellman va bien, l’informa-t-il. Ils pensent qu’il survivra, et qu’il pourra de nouveau marcher, bien qu’avec peine. (Jojonah ne cilla pas et concentra, bien malgré lui, son regard courroucé sur le frère, qui s’enquit :) Quelque chose ne va pas ?

— Qu’est-ce que cela peut me faire ? lâcha Jojonah avant d’avoir consciemment formulé sa réponse.

Il se réprimanda immédiatement in petto, en prenant la sécheresse involontaire de sa réponse comme une leçon personnelle lui indiquant à quel point il était devenu coléreux et incontrôlable. Il s’était cruellement égaré à cause de cette rage et de cette frustration, et il avait poussé Markwart trop loin. Bien sûr qu’il s’inquiétait du sort de frère Dellman ! Évidemment qu’il était heureux d’apprendre que ce jeune homme sincère guérissait correctement ! Et il allait de soi que le maître ne voulait pas passer sa colère sur le frère Braumin Herde, son ami le plus proche. Face à l’expression surprise et peinée du jeune moine, Jojonah formula une excuse.

Mais il la ravala rapidement en visualisant Braumin allongé, sans vie, dans une boîte de bois. Cette image douloureuse secoua considérablement le vieil homme, autant qu’elle torturerait un père songeant à son enfant.

— Frère Braumin, vous supposez beaucoup, reprit donc Jojonah d’une voix forte et tranchante.

Braumin lança autour de lui un regard nerveux, craignant qu’ils ne soient entendus. D’autres moines déambulaient effectivement dans le couloir, bien qu’aucun d’eux ne soit dans les environs immédiats.

— Frère Dellman a été grièvement blessé, continua Jojonah. Mais j’ai ouï dire que la chose n’était due qu’à sa propre sottise. Eh bien, les gens meurent, frère Braumin ! C’est la plus grande vérité, et le seul fait de l’existence auquel nous ne puissions échapper. Et si frère Dellman avait péri… ma foi, ainsi soit-il. Des hommes meilleurs que lui sont morts avant cela.

— Quelles sont ces absurdités ? se permit de demander le frère, doucement, calmement.

— C’est l’absurdité de votre suffisance ! aboya immédiatement le maître. C’est la bêtise de croire qu’un homme, n’importe lequel, peut faire une différence, une vraie, dans le cours des événements !

Le vieux moine renifla avec mépris, agita une main tout aussi dédaigneuse, et se remit en route. L’Immaculé tendit la main pour le retenir, mais l’autre repoussa sèchement son bras.

— Occupez-vous de votre vie, frère Braumin ! Trouvez un sens où vous le pourrez, et assurez votre petit coin dans ce monde trop vaste !

Sur ce, Jojonah s’éloigna en fulminant dans le couloir, laissant le pauvre frère Braumin planté là, interloqué, et blessé jusqu’au cœur.

Et Jojonah souffrait, lui aussi. Au milieu de son petit sermon, il avait bien failli succomber au désespoir qu’il vomissait. Mais il se rappela qu’il avait fait cela dans une intention noble, et, retrouvant alors son centre d’harmonie intérieure, il jeta son air bravache et une bonne partie de sa colère dans un gros renvoi mental. Il avait réprimandé Braumin publiquement, et bruyamment, parce qu’il l’aimait et parce qu’il souhaitait qu’il garde ses distances assez longtemps pour lui permettre de prendre la route avec le maître De’Unnero et d’être déjà loin lorsqu’il apprendrait son départ.

Si l’on considérait l’humeur massacrante de Markwart et sa paranoïa croissante, Jojonah savait que c’était la solution la plus sûre. Braumin devait faire profil bas pour le moment, et pour longtemps, peut-être. Au vu de l’« accident » du frère Dellman, la route sur laquelle il avait placé l’Immaculé, en lui parlant d’Avelyn, des fautes de l’Église, en le poussant à visiter la tombe sacrée du frère, lui paraissait soudain extrêmement égoïste. Fustigé par sa propre conscience, il avait eu besoin du soutien du jeune homme, et l’avait ainsi entraîné dans sa petite guerre secrète.

Et les possibles retombées auxquelles s’exposait Braumin blessaient profondément Jojonah maintenant. Markwart avait apparemment gagné. Il avait été fou de croire tout ce temps qu’il pourrait l’emporter sur ce puissant vieillard.

L’obscurité du désespoir rampait autour de lui. Il se sentit faible, malade, comme il l’avait été sur la route d’Ursal. Une fois encore, sa force et sa détermination vertueuse déclinaient.

Il doutait de vivre assez longtemps pour revoir les grandes portes de Sainte-Précieuse.

 

L’attitude brutale du maître laissa frère Braumin figé, estomaqué, dans le couloir. Qu’est-ce qui avait bien pu se produire pour changer à ce point son mentor ?

Ses yeux s’écarquillèrent. Il se demandait soudain si c’était bien avec Jojonah qu’il s’était entretenu, ou si Markwart, ou Francis, avaient pris le contrôle de son corps.

Braumin se calma rapidement en chassant cette idée. La possession était une chose bien assez complexe quand le sujet en était un individu non averti qui n’avait jamais appris à utiliser les Pierres. Mais le vieux maître savait très bien utiliser la Pierre d’âme, et il pouvait manipuler son esprit de sorte à empêcher de telles intrusions.

Alors, que s’était-il passé ? Pourquoi Jojonah, qui ne l’avait pas revu depuis plusieurs jours, lui avait-il parlé avec tant de colère et de brutalité ? Pourquoi avait-il pratiquement désavoué tout ce qu’ils avaient tenté d’accomplir ensemble, tout ce qu’Avelyn représentait à leurs yeux ?

L’Immaculé songea au pauvre frère Dellman et à son malencontreux « accident ». Les jeunes moines murmuraient qu’il ne s’était absolument pas agi d’un coup du sort mais d’une manœuvre conjointe de maître De’Unnero et des deux autres frères qui poussaient la roue. Et ces réflexions ne menèrent Braumin qu’à une seule réponse : Jojonah essayait peut-être de le protéger.

Le frère était un homme suffisamment sage, et qui comprenait assez bien le bon maître, pour mettre sa peine de côté et croire que cette réponse était la bonne. Et pourtant, cela n’avait pas beaucoup de sens à ses yeux. Pourquoi Jojonah changerait-il d’avis maintenant ? Ils avaient déjà amplement discuté du cours que cette rébellion tranquille devrait suivre, et celle-ci n’imposait pas au frère Braumin de prendre beaucoup de risques.

Le moine se tenait toujours devant une fenêtre du couloir, les yeux rivés sur les eaux sombres de la froide baie, en réfléchissant aux différentes possibilités, lorsqu’une voix tranchante s’éleva derrière lui. Il fit volte-face, et découvrit Francis. En jetant un coup d’œil alentour, il eut le sentiment très net que le moine n’avait, pendant tout ce temps, pas été bien loin. Braumin espéra que Jojonah savait que Francis l’espionnait.

— Alors, on fait ses adieux ? demanda celui-ci en souriant d’un air supérieur.

Braumin se retourna vers la fenêtre.

— À qui ? demanda-t-il. Ou à quoi ? Au monde ? Pensiez-vous que j’avais l’intention de me défenestrer ? Ou peut-être l’espériez-vous…

Frère Francis se mit à rire.

— Allons, frère Braumin, dit-il. Nous ne devrions vraiment pas nous disputer entre nous. Pas alors que de telles possibilités se profilent.

— Je dois dire que je ne vous ai jamais vu d’aussi belle humeur, frère Francis. Quelqu’un serait-il mort ?

Francis laissa passer le sarcasme.

— Il est probable que vous et moi travaillerons ensemble au cours des années à venir, dit-il. Nous devons vraiment apprendre à nous connaître si nous voulons coordonner décemment l’entraînement des étudiants de première année.

— Les étudiants de première année ? répéta frère Braumin. Mais c’est un travail pour les maîtres, et non pour les Immaculés… (Dès que les mots eurent passé ses lèvres, le jeune homme comprit où tout cela menait. C’était un chemin qui n’avait, à ses yeux, pas la moindre importance. Toutefois, il demanda :) Que savez-vous ?

— Je sais qu’il y aura très bientôt une ouverture pour deux maîtres à Sainte-Mère-Abelle, répondit Francis d’un air suffisant. Étant donné que peu de frères dans le groupe actuel semblent à la hauteur de la tâche, le père abbé va se trouver face à une décision difficile. Il devra peut-être même attendre que les moines de valeur dans ma classe soient promus au rang d’Immaculé au printemps. J’aurais cru que votre ascension au rang de maître serait assurée, puisque vous êtes l’Immaculé de plus haut rang et que vous avez été choisi comme second dans cette mission cruciale vers Aïda. Mais en vérité, cela semble douteux.

Il termina par un nouvel éclat de rire et tourna les talons. Mais Braumin n’allait pas le laisser s’en tirer si facilement. Il le saisit rudement par l’épaule et le força à se retourner.

— Un autre point contre vous ? demanda l’arrogant en regardant la main de Braumin posée sur son épaule.

— Quels deux maîtres ?

Il devinait sans difficulté que Jojonah serait l’un de ceux qui partiraient.

— Votre mentor ne vous l’a-t-il pas dit ? riposta frère Francis. Je vous ai pourtant bien vu discuter avec lui. Aurais-je fait erreur ?

— Quels deux maîtres ? répéta Braumin d’un ton plus pressant, en tiraillant la robe de son vis-à-vis.

— Jojonah, répondit Francis en se redressant et en s’arrachant à sa poigne.

— Comment cela ?

— Il partira au matin pour Sainte-Précieuse, afin d’accompagner maître De’Unnero qui va devenir le nouvel abbé, répondit Francis, trop heureux de le lui apprendre, en savourant son expression dépitée.

— Vous mentez ! hurla Braumin. (Il se fit violence pour se contrôler en se rappelant qu’il ne devait pas paraître bouleversé par le départ du maître. Mais c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.) Vous mentez ! répéta-t-il en poussant si fort Francis qu’il manqua de peu de tomber.

— Ah, mon cher frère Braumin, l’Immaculé fantasque ! gronda l’autre. Encore un mauvais point pour votre possible promotion, je le crains.

Braumin ne l’écoutait plus. Il écarta Francis et entreprit de descendre le couloir dans la direction qu’avait suivie Jojonah. Mais, trop blessé, trop troublé pour envisager de l’affronter maintenant, il tourna rapidement les talons et revint à grandes enjambées sur ses pas avant de se mettre ouvertement à courir vers sa chambre.

Frère Francis observa toute la scène, et s’en amusa grandement.

 

En dépit de ses protestations, frère Braumin savait que Francis ne lui avait pas menti. Le père abbé avait apparemment frappé un grand coup contre maître Jojonah, et d’une façon au moins aussi efficace que l’accident de frère Dellman. En l’envoyant à Sainte-Précieuse, une abbaye dont l’envergure avait grandement souffert de la mort du très honorable abbé Dobrinion, et sous l’œil vigilant du mauvais De’Unnero, de surcroît, le père abbé l’avait quasiment neutralisé.

Braumin comprenait mieux la façon dont maître Jojonah l’avait traité dans ce couloir, autant que la brutalité du rejet et du désaveu de tout ce qu’ils avaient espéré accomplir. Le vieux moine avait été vaincu, et il désespérait. Ainsi l’Immaculé repoussa-t-il son chagrin et sa colère pour aller le chercher dans ses quartiers privés.

— J’ai peine à croire que vous soyez assez stupide pour venir ici, l’accueillit froidement le maître.

— Devrais-je abandonner mes amis quand ils ont le plus besoin de moi ? repartit Braumin d’un ton sceptique.

— Besoin de vous ? répéta Jojonah, incrédule.

— L’obscurité est tombée sur votre cœur et votre esprit. Je vois clairement votre douleur sur vos traits, car mieux que tout autre je connais ce visage.

— Vous ne savez rien, et vous jacassez comme un idiot ! le disputa le maître. (Lui-même était profondément peiné de lui parler ainsi. Mais il se rappela qu’il faisait cela dans l’intérêt du jeune moine, et insista :) Allez-vous-en maintenant, retournez à vos devoirs, avant que je signale votre attitude au père abbé et qu’il vous pousse encore plus bas dans la liste des promotions !

Le frère Braumin se tut, étudiant soigneusement ces paroles, et il comprit autre chose encore. Jojonah évoquait-il sa place sur la liste des maîtres potentiels ? En se référant à la dernière conversation qu’ils avaient eue, avant celle du couloir, l’Immaculé comprit à quoi le vieux maître pensait.

— J’avais cru que le désespoir l’avait emporté, dit-il doucement. Et c’est pour cela que je suis venu.

Son changement de ton affecta profondément Jojonah.

— Nul désespoir, mon ami, répondit-il d’un ton rassurant. Uniquement du pragmatisme. Il semblerait que mon temps ici touche à sa fin, et que la route qui, espérais-je, devait me mener au frère Avelyn, ait pris un tournant imprévu. Ce détour peut bien rallonger mon chemin, je ne cesserai pas de marcher. Il semblerait toutefois que le voyage que nous faisions ensemble arrive à présent à son terme.

— Que dois-je faire, alors ?

— Rien, répondit sombrement le maître. (Il avait minutieusement réfléchi et prévu cette situation. Frère Braumin émit un reniflement incrédule, voire moqueur.) La situation a changé. Ah, Braumin, mon ami, je m’en veux ! Quand j’ai appris dans quelle situation désespérée se trouvaient les malheureux prisonniers, je n’ai pas pu garder mes distances !

— Vous êtes allé les voir ?

— J’ai essayé, mais on m’en a empêché, et sans douceur. J’avais sous-estimé les réactions du père abbé. Dans ma témérité impudente, j’ai franchi les limites du bon sens.

— La compassion ne saurait jamais être qualifiée d’effronterie, objecta promptement le frère.

— Mais mon attitude a toutefois forcé Markwart à agir, répondit Jojonah. Il est trop puissant, et trop bien implanté. Je vous assure que je n’ai perdu ni mon chemin ni mon cœur, et que j’affronterai ouvertement ce vieillard cruel quand je jugerai le moment venu, mais vous devez me promettre aujourd’hui que vous ne participerez pas à cette bataille.

— Comment pourrais-je vous faire une telle promesse ? répliqua fermement Braumin.

— Si jamais vous m’avez aimé, vous trouverez le moyen. Si vous croyez en ce qu’Avelyn nous dit de sa tombe, vous saurez. Car si vous ne pouvez me faire ce serment, sachez que ma route s’achève et que je ne chercherai plus à m’opposer à Markwart. Je dois être seul en cela. Je dois savoir que personne d’autre ne pâtira de mes actions.

Au bout d’un long silence, frère Braumin hocha la tête.

— Je n’interférerai pas, promit-il, même si je pense que votre requête est absurde.

— Elle n’est pas ridicule, mon ami, mais pratique. Je me dresserai contre le père abbé, mais je ne peux pas gagner. Je le sais, et vous aussi, pour peu que vous parveniez à mettre votre bravoure de côté et à vous montrer honnête vis-à-vis de vous-même.

— Si vous ne pouvez pas l’emporter, alors pourquoi entamer le combat ?

Jojonah eut un petit rire.

— Parce que cela affaiblira Markwart, tout en rendant publics des sujets qui pourraient toucher aux vérités des cœurs de nombreux membres de l’Ordre. Voyez-moi comme le frère Allabarnet qui plantait ses pépins dans l’espoir que, lorsque je ne serai plus, ils continueront à vivre et à donner des fruits pour ceux qui suivront mes pas. Considérez-moi comme l’un de ces premiers hommes à avoir façonné Sainte-Mère-Abelle, qui savaient qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour voir s’accomplir leur vision de l’abbaye, mais qui s’attelaient tout de même avec dévotion à leur tâche, passant pour certains la totalité de leur vie à travailler les ciselures délicates et complexes d’une unique porte, ou à tailler la pierre des fondations originelles de cette superbe structure.

Ces propos pleins de poésie frappèrent profondément le jeune frère, mais ne parvinrent pas à repousser son désir de mener cette guerre, et surtout de la remporter.

— Si nous croyons véritablement au message d’Avelyn, nous ne pouvons pas opérer en solitaires, dit-il. Nous devons mener ce combat…

— Nous le croyons, et nous l’emporterons, à la fin, l’interrompit maître Jojonah. (Il voyait bien où tout cela les menait, et savait qu’il s’agissait d’un combat désespéré.) Je dois continuer à le croire. Mais le fait de nous dresser tous deux contre Markwart maintenant risquerait de desservir notre cause au point de la jeter, peut-être, au-delà de tout retour possible. Je suis un vieil homme, et je me sens chaque jour plus âgé, je vous l’assure. J’entamerai les hostilités contre les voies actuelles de l’Église, et cela poussera peut-être certains membres de l’Ordre à observer nos habitudes et nos prétendues traditions sous un jour nouveau.

— Et quelle est ma place dans ce conflit désespéré ? demanda le frère en tentant de dissimuler son sarcasme.

— Vous êtes jeune. Vous survivrez certainement à Dalebert Markwart, répondit calmement maître Jojonah. C’est-à-dire, en évitant tout accident malencontreux !

Il n’eut pas besoin d’évoquer le nom de Dellman pour faire venir les images déplaisantes à l’esprit de Braumin.

— Et ensuite ? continua l’Immaculé d’un ton un peu plus calme.

— Vous ferez discrètement passer le mot. À Viscenti Marlboro, au frère Dellman, à tous ceux qui voudront écouter. En construisant sur le peu que j’accomplirai, vous trouverez des alliés où vous le pourrez. Mais prenez bien garde à ne pas vous faire d’ennemis. Et, par-dessus tout (il alla soulever un coin du tapis sous son bureau, révélant un compartiment secret), vous protégerez ceci.

Il tira le tome ancien de sa cachette et le lui tendit.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le jeune moine dans un souffle, les yeux ronds de surprise, en comprenant qu’il tenait là un objet de la plus haute importance, qui expliquait en partie l’étonnante décision du maître.

— C’est la réponse, répondit mystérieusement Jojonah. Lisez-le tranquillement, en secret, puis cachez-le avec soin et sortez-le-vous de l’esprit. Mais pas du cœur, ajouta-t-il en tapotant l’épaule puissante de son élève. Jouez le jeu du père abbé si nécessaire, au point même d’égaler l’ambitieux Francis. (Le visage du frère se plissa d’incrédulité. En réponse, Jojonah expliqua fermement :) Je compte sur vous pour devenir un maître de Sainte-Mère-Abelle. Et vite. Peut-être même pour me remplacer. Ce n’est pas inenvisageable, dans la mesure où Markwart veut faire croire qu’il ne mène aucune guerre privée contre moi, et notre amitié à tous deux est bien connue de tous. Vous devez trouver le moyen d’obtenir ce poste, puis faire en sorte de vous retrouver sur les rangs pour une position d’abbé dans un monastère ou un autre – voire de père abbé ! Visez haut, mon jeune ami, car les enjeux le sont tragiquement. Votre réputation demeure impeccable et impressionnante au-delà du cercle privé de Markwart. Quand vous aurez atteint le sommet de votre puissance, quelle qu’en soit la hauteur, assurez la position de vos amis et décidez comment poursuivre la sainte guerre commencée par le frère Avelyn. Cela pourrait impliquer de transmettre le livre et les rêves à un jeune allié de confiance et de suivre un chemin semblable au mien. À moins que la situation vous impose, à vos amis et à vous, de mener ouvertement la guerre contre l’Église. Vous seul saurez.

— Vous demandez beaucoup.

— Pas plus que je n’en exige de moi-même, répondit Jojonah avec un gloussement moqueur à sa propre intention. Et je pense que vous êtes meilleur homme que je l’ai jamais été. (Frère Braumin balaya sa remarque, mais Jojonah secoua la tête et refusa de se dédire.) Il m’a fallu soixante ans pour apprendre ce que vous avez déjà fermement gravé dans votre cœur, expliqua le vieux maître.

— Parce que j’ai eu un meilleur enseignant, sourit Braumin.

Cette pensée amena une expression semblable sur les traits flasques du maître.

Braumin reporta son attention sur le livre, en le levant entre eux.

— Dites-m’en plus, insista-t-il. Que contient-il ?

— Le cœur de frère Avelyn, répondit Jojonah. Et la vérité sur ce qui était autrefois. (Frère Braumin glissa l’objet sous sa robe, près de son cœur.) Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit sur le sort du File au vent, et comparez-le aux anciennes méthodes de notre Ordre.

Braumin serra plus fort le tome et répondit par un hochement de tête solennel.

— Adieu, mon ami, mon professeur, dit-il à cet homme qu’il craignait de ne jamais revoir.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, répondit le maître, car si je devais mourir aujourd’hui, je partirais heureux. J’ai trouvé mon cœur et la vérité, que j’ai remise entre des mains capables. Nous gagnerons.

Frère Braumin s’élança soudain et étreignit le moine corpulent pendant un long moment. Puis il se tourna brusquement, pour éviter que son maître voie l’humidité de ses yeux, et quitta la pièce en coup de vent.

Jojonah s’essuya les yeux et referma silencieusement la porte derrière lui.

 

Un peu plus tard dans la journée, De’Unnero, Jojonah et une escorte de vingt-cinq jeunes moines franchirent les grandes portes de Sainte-Mère-Abelle. Le maître ne put s’empêcher de constater à quel point la force qui accompagnait l’abbé en devenir était impressionnante. Ces jeunes hommes, des étudiants de quatrième et cinquième années, portaient de lourdes protections de cuir et étaient tous armés d’épées et d’arbalètes. Cette image fit soupirer le vieux moine. Il savait que ce groupe servirait plus à assurer la domination absolue et immédiate de De’Unnero à Sainte-Précieuse qu’à le protéger en chemin.

Quelle importance ? Jojonah ne se sentait plus très combatif, et la route de Sainte-Précieuse semblait bien assez imposante.

Il hésita en voyant les portes de l’abbaye se refermer, et se demanda s’il devrait y retourner et affronter ouvertement Markwart, prendre position une bonne fois pour toutes. Il se sentait extrêmement conscient de sa mortalité aujourd’hui, comme si le temps commençait à lui manquer.

Mais il se sentait faible et malade, également. Il ne fit pas demi-tour.

Baissant la tête de honte et d’épuisement, il se concentra peu à peu sur le discours que De’Unnero crachait sur le groupe de sa langue acérée. Il aboyait ses directives sur la façon dont ils devraient procéder, établissant un ordre de marche, un protocole pour la route, et insista pour que tous, en particulier Jojonah devant qui il vint se placer, l’appellent désormais « abbé De’Unnero ».

Le titre heurta la sensibilité du vieux maître.

— Vous n’êtes pas encore abbé, lui rappela-t-il.

— Mais peut-être que certains d’entre vous ont besoin de s’entraîner à me donner ce titre, rétorqua De’Unnero. (Jojonah demeura campé où il était alors que l’autre continuait à avancer sur lui.) Ceci vient du père abbé lui-même, commença De’Unnero en déroulant un parchemin d’un mouvement sec du bras. (Il s’agissait du dernier décret de Markwart, proclamant qu’à compter de ce moment, le frère Marcalo De’Unnero serait connu en tant qu’abbé De’Unnero.) Avez-vous d’autres objections à faire, maître Jojonah ? demanda-t-il d’un air suffisant.

— Non.

— Mais encore ? (Maître Jojonah ne recula pas, ne cilla pas, mais foudroya du regard le document maudit.) Maître Jojonah ? insista De’Unnero d’un ton qui faisait clairement comprendre ce qu’il attendait.

Jojonah leva les yeux vers ce sourire cruel, et comprit que De’Unnero le mettait à l’épreuve devant les jeunes moines.

— Non, abbé De’Unnero, répondit le maître en exécrant chaque mot, mais en comprenant que ce n’était pas le combat qu’il voulait.

Ayant remis Jojonah à sa place, De’Unnero fit signe à la procession de commencer, et ils entamèrent ainsi leur marche au pas, et dans un ordre précis, vers l’ouest.

Jojonah eut l’impression que la route s’était subitement rallongée.