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Le plus saint des lieux

Le terrain devint plus ardu vers le milieu du jour qui suivit le combat dans la vallée. Maître Jojonah tenta d’aider ses camarades à conserver leur bonne humeur, leur rappela le bien qu’ils avaient fait, la souffrance qu’ils avaient empêchée en intervenant. Mais tous étaient fatigués par leurs épreuves nocturnes, tout particulièrement par l’usage intensif d’une magie qui, étant donné la difficulté du sol, leur aurait aujourd’hui été d’une grande assistance.

S’il était toutefois une chose sur laquelle ni le maître ni Francis n’étaient prêts à faire de concession, c’était bien sûr l’utilisation des quartz. Tout éreintés qu’ils fussent, les moines ne pouvaient tout simplement pas se permettre de baisser leur garde, surtout dans cette région sauvage. Jojonah interrompit cependant de bonne heure leur progression et invita ses frères à dormir longuement, afin de récupérer leurs forces pour pouvoir attaquer la route avec plus de vigueur le lendemain.

— Nous aurions eu la force de voyager jusqu’à plus tard dans la nuit, regimba Francis d’un ton lourd de sous-entendu (il se planta près du vieux maître comme pour garder un œil sur lui), si nous ne nous étions pas mêlés d’une affaire qui ne nous concernait pas !

— Il me semble pourtant que vous avez apprécié la déroute des hordes monstrueuses autant que tous les autres, mon frère, lui repartit le maître. Comment pouvez-vous douter de la sagesse de nos actions ?

— Je ne nierai pas le plaisir que j’ai pris à détruire les ennemis de mon Dieu, répondit frère Francis. (Face à cette proclamation intellectuelle, Jojonah haussa les sourcils. Toutefois, avant que le moine replet ait pu répondre, le jeune frère reprit :) Mais je sais ce qu’a ordonné le père abbé.

— Et c’est tout ce qui compte ?

— Oui.

Le vieux maître grommela dans sa barbe sur la foi aveugle du frère, une faute si répandue ces derniers temps dans l’ordre abellican, et un péché dont lui aussi avait été coupable pendant tant d’années. Comme tous les maîtres et les Immaculés de Sainte-Mère-Abelle, Jojonah savait que le vaisseau affrété pour transporter les frères jusqu’à Pimaninicuit n’aurait jamais le droit de quitter le port de la baie de Tous-les-Saints, et que tous ceux qui se trouvaient à bord seraient tués. Comme tous les autres, à l’exception d’Avelyn Desbris, il avait accepté cette funeste issue comme étant un moindre mal, attendu que les moines n’auraient jamais pu laisser repartir quelqu’un qui connaissait la localisation de Pimaninicuit. De la même façon, maître Jojonah savait qu’on avait laissé le frère Pellimar mourir d’une blessure reçue au cours de ce voyage – alors qu’un travail poussé avec la Pierre d’âme aurait certainement pu le sauver –, simplement parce qu’il n’avait pas su tenir sa langue au sujet de cette mission de toute première importance. Mais, une fois encore, le maître avait à l’époque perçu ce décès comme un fait regrettable, mais nécessaire, peut-être, dans l’optique du bien de tous.

En repensant à ses propres décisions, Jojonah ne pouvait pas vraiment se permettre de critiquer aujourd’hui le zèle du frère Francis.

— Nous avons sauvé de nombreuses familles cette nuit, lui rappela-t-il. Et pour cela, je n’ai aucun regret. Notre mission n’en a pas été compromise.

— Pardonnez-moi, maître Jojonah, fit une voix sur le côté du chariot.

En se retournant, les deux hommes découvrirent trois jeunes moines, parmi lesquels se trouvait le frère Dellman, qui approchaient prudemment.

— J’ai détecté une présence dans les environs, expliqua celui-ci. (Face à la réaction fiévreuse du maître, il s’empressa d’ajouter :) Ce n’est ni un gobelin ni même un monstre, mais un homme, qui nous suit comme une ombre.

Maître Jojonah se rassit sans trop d’inquiétude, en étudiant avec moins d’intérêt la nouvelle que celui qui l’avait apportée. Frère Dellman faisait ces derniers temps des pieds et des mains pour se rendre utile et travaillait plus dur que n’importe qui. Jojonah aimait le potentiel qu’il voyait là, dans les yeux du jeune moine et son attitude idéaliste.

— Un homme ? répéta Francis en voyant que le vieux maître ne faisait pas mine de répondre. Un homme de l’Église ? De Palmaris ? Du village ? aboya-t-il impatiemment. (Lui aussi avait remarqué le surcroît de travail effectué par Dellman dernièrement, mais il n’était pas sûr d’en comprendre les motivations.) Qui est-ce, et d’où vient-il ?

— C’est visiblement un Alpinadorien. Un individu gigantesque, avec des cheveux couleur de lin.

— Il vient sans doute du village, commenta frère Francis, qui fulminait visiblement contre le maître. Peut-être avez-vous parlé trop vite, maître Jojonah ! ajouta-t-il d’un ton cassant.

— C’est un homme, débattit celui-là. Juste un homme, qui tente probablement de savoir qui nous sommes et pourquoi nous avons sauvé son village. Nous allons le renvoyer, et ce sera terminé.

— Et si c’était un avant-courrier ? insista le jeune frère. Un espion envoyé pour découvrir nos faiblesses ? Jamais les hommes d’Alpinador ne se sont proclamés les amis de l’Église ! Dois-je vous rappeler la tragédie de Fuldebarrow ?

— Vous n’avez pas besoin de me remémorer quoi que ce soit, répondit Jojonah d’un ton sévère.

Mais Francis avait marqué un point. Fuldebarrow était un village d’Alpinador, plus grand que le hameau de la veille, dans lequel l’Église, l’abbaye de Sainte-Précieuse de Palmaris, avait tenté d’établir une mission. Tout s’était bien passé pendant presque un an. Mais alors, les missionnaires abellicans avaient apparemment fait ou dit quelque chose qui avait offensé les barbares alpinadoriens – une insulte, probablement, à la figure divine de ce peuple nordique. Aucun d’eux n’avait jamais été retrouvé, du moins, physiquement. Sainte-Précieuse avait fait appel à Sainte-Mère-Abelle pour l’assister dans cette enquête, et, à l’aide de leurs talents magiques et de Pierres d’âme pour localiser les esprits des défunts, les maîtres avaient découvert que les moines avaient été brutalement exécutés.

Mais cet incident datait d’au moins cent ans, et le fait d’envoyer des missionnaires sur une terre païenne était de toute façon une entreprise risquée.

— Débarrassons-nous efficacement de cet espion ! décida frère Francis en se levant. Je vais…

— Vous n’allez rien faire du tout, l’interrompit Jojonah.

Le moine arrogant se redressa comme s’il avait été giflé.

— Il est fort curieux que je n’aie pas été en mesure de contacter le père abbé avant le combat au village, insinua-t-il ostensiblement en lançant un regard sournois dans la direction du maître. La distance n’est pas censée avoir le moindre impact avec l’hématite.

— Peut-être que vous n’êtes pas aussi doué que vous l’auriez cru, rétorqua sèchement son supérieur.

Mais les deux hommes savaient très bien ce qu’il en était réellement : maître Jojonah, qui possédait une Pierre de soleil, petite mais efficace – la Pierre anti-magie –, s’en était servi pour empêcher Francis de contacter Markwart pour l’embrigader contre la décision de défendre le village alpinadorien.

— Alors, qu’allons-nous faire de cette ombre gênante ? insista le frère.

— Oui, quoi ? répéta simplement le maître.

— Cet homme nous connaît. Il plane comme une menace. S’il est, comme je le crois, un espion, il est probable qu’il envoie contre nous une force puissante. Le laisser en vie maintenant ne semblera plus aussi clément quand des dizaines d’hommes auront payé notre générosité de leur vie.

Il s’interrompit. Jojonah eut l’impression qu’il appréciait presque l’idée, comme s’il venait de se convaincre qu’il vaudrait mieux épargner cet homme.

Ce ne fut toutefois pour frère Francis qu’une idée fugace.

— Et même s’il ne s’agit pas d’un espion, reprit-il, il reste dangereux. Supposons qu’il soit capturé par les powries. Doutez-vous qu’il divulgue toutes ses informations aux monstres, en espérant à tort leur pitié ?

Maître Jojonah regarda les trois moinillons, qui affichaient une expression stupéfaite face à l’animation grandissante de l’échange.

— Il vaudrait peut-être mieux que vous nous laissiez, maintenant, les pria-t-il. Quant à vous, frère Dellman, beau travail ! Retournez à vos Pierres, à l’hématite, cette fois, de sorte à pouvoir observer de plus près cet invité imprévu.

— Cet intrus indésirable, oui, marmonna Francis tandis que le trio s’éloignait en croisant frère Braumin.

— Ne sous-estimez pas cet Alpinadorien, leur dit-il en approchant. Sans la Pierre d’âme, nous n’aurions jamais su qu’il suivait chacun de nos mouvements. Pourtant, alors même que nous parlons, il se trouve à moins de quinze mètres de notre campement.

— Les espions sont experts dans ce genre de pratiques, remarqua frère Francis, s’attirant une expression revêche de la part des deux autres.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Jojonah à Braumin.

— Je suppose qu’il est du village, répondit l’Immaculé, bien que je mette sur cette notion un accent moins sinistre que ne le fait mon frère.

— Notre mission est trop vitale pour que nous baissions notre garde ! débattit celui-ci.

— Elle l’est, en effet, concéda Jojonah. (Il regarda frère Braumin dans les yeux.) Possédez cet homme, indiqua-t-il. Persuadez-le qu’il devrait s’en aller, et si cela devait échouer, utilisez votre pouvoir pour habiter son corps le temps de l’emmener très loin d’ici. Laissez-le reprendre conscience dans les profondeurs des Timberlands. Il sera trop épuisé pour revenir de sitôt.

L’Immaculé s’inclina et s’éloigna. L’idée de la possession ne l’enchantait guère, mais il était soulagé que frère Francis n’ait pas géré les choses à sa manière. Il n’avait pas fait tous ces kilomètres pour jouer un rôle dans le meurtre d’un homme.

Il alla d’abord trouver Dellman et le pria de faire savoir à tous que l’activité avec le quartz devrait cesser pour le moment, lui-même devant s’abstenir d’entamer ses recherches avec la Pierre d’âme. La possession était déjà une affaire suffisamment complexe sans l’éventualité d’un autre corps désincarné flottant dans les parages. Puis il se dirigea vers son chariot pour se préparer.

 

Andacanavar s’accroupit dans les buissons, confiant. Il était, pensait-il, trop bien dissimulé pour que les moines voisins puissent le localiser, visuellement, du moins, car il n’avait aucune expérience de la magie autre que celle des Touel’alfar, et ne connaissait pas le potentiel des Pierres d’Anneau.

Mais le rôdeur, qui était extrêmement sensible à son environnement, sentit effectivement une présence intangible et des yeux posés sur lui.

Que la sensation devint forte lorsque l’esprit de frère Braumin vint droit sur lui en tentant de le pénétrer !

Le guerrier regarda tout autour de lui, ses yeux sautant d’une ombre à l’autre, scrutant toutes les cachettes concevables. Il savait qu’il n’était pas seul. Pourtant ses sens physiques ne lui indiquaient rien.

Rien !

L’intrusion se fit plus forte, manquant de lui arracher un cri. Surpris lui-même par cet éclat subit, il arriva à la conclusion horrifiante et inévitable qu’une autre volonté s’imposait à la sienne.

Andacanavar avait pris part aux rassemblements collectifs de Touel’alfar, à l’union de la communauté entière en une harmonie unique. Il s’agissait d’une chose magnifique, d’un partage de l’esprit, d’une expérience des plus intimes. Mais ceci…

Une fois encore, il sentit monter un hurlement, qu’il étouffa en comprenant que l’intrus voulait certainement l’amener ainsi à dévoiler sa position.

Le rôdeur chercha en lui-même, tenta de trouver quelque chose de tangible, d’identifiable. Il se souvint du chant des elfes, des centaines de voix unies en une seule, des esprits fondus dans l’harmonie. Mais ceci…

C’était un viol.

Andacanavar se laissa tomber en grondant doucement, et lutta de la seule manière qu’il comprenne. Il dressa un mur de rage pure, une barrière rouge, empêchant toute action. Le guerrier contrôlait parfaitement sa volonté, à tous les niveaux. Il employa la discipline du bi’nelle dasada, apprise lors de ses années d’entraînement à Caer’alfar. Et, grâce à cette détermination sinistre, à la pure force de sa volonté, le rôdeur identifia son adversaire spirituel et localisa la source de l’ingérence. L’image d’une carte de ses processus de pensée se forma dans son esprit, sur laquelle il plaça mentalement un marqueur chaque fois que la présence hostile accédait à l’une de ces routes.

L’ennemi, la volonté du frère Braumin, lui apparut bientôt très clairement. Soudain, le moine et lui se retrouvaient sur un pied d’égalité, dans une bataille de détermination pure, où l’avantage de la surprise n’était plus. Frère Braumin, discipliné, expert dans l’art des Pierres, combattit bien, mais le rôdeur était de loin le plus fort. L’Immaculé fut très vite expulsé et battit en retraite.

Andacanavar fut réellement effrayé par cette étrange expérience et par la magie inconnue. Néanmoins, le valeureux rôdeur n’allait certainement pas laisser passer l’occasion. Il sentit un canal, un chemin laissé en partant par l’esprit, et s’y élança, flottant hors de son corps.

Très vite, il atteignit le campement des moines, puis l’un des chariots. La source de l’intrusion, un frère d’une trentaine d’hivers, était assise ici en tailleur et plongée dans une profonde méditation.

Sans hésiter, le guerrier reprit le sentier mental, traqua l’esprit jusque dans son enveloppe physique et reprit l’affrontement. Le champ de bataille était bien plus difficile à présent, et mieux connu de son ennemi que de lui, mais le rôdeur insista, concentrant sa volonté. Une seule pensée l’incita à ralentir, mais temporairement : s’il dominait ce corps, le sien resterait-il ouvert à l’immixtion ?

Il n’avait aucun moyen de le savoir, et l’hésitation faillit mettre un terme au combat.

Mais, exploitant alors cette détermination qui l’avait soutenu au fil des ans et des épreuves sur les terres impitoyables d’Alpinador, Andacanavar poussa dix fois plus fort, s’enfonça profondément dans l’esprit du moine, chassant celui-ci lorsqu’il le trouva, pressant, poussant, volant les chemins, les recoins, les espoirs et les peurs.

Le sentiment n’était pas agréable. Il était trop étrange, trop déplacé, et aux yeux du noble rôdeur, c’était tout simplement mal. Malgré le soutien de la pensée consciente, rationnelle, qu’il faisait uniquement fait cela pour protéger son esprit, ou tout ce qui lui rappelait son devoir envers ses compagnons d’Alpinador, le rôdeur ne pouvait pas se débarrasser complètement de sa culpabilité. Le fait de posséder un autre corps, quelle qu’en soit la raison, attaquait profondément ses notions de bien et de mal.

Mais il persévéra, et trouva un peu de réconfort dans la petite Pierre grise et lisse qu’il serrait dans sa main inhabituelle. Il comprit qu’elle était le conduit, le chemin entre les esprits, et que tant qu’elle resterait en sa possession physique et psychique, le portail de son propre corps physique demeurerait fermé à tout autre. S’habituant à sa nouvelle enveloppe, il se traîna jusqu’à l’arrière du chariot et glissa un œil dans le bivouac, en écoutant attentivement toutes les conversations des passants. Il demeura là un moment, échangea des hochements de tête avec de nombreux moines, et remercia silencieusement les elfes d’avoir pris la peine de lui enseigner les langues de Honce-de-l’Ours. Puis, prenant confiance, il osa sortir et se déplacer librement au milieu des étrangers.

Il n’eut pas de mal à déterminer les rangs. Dans ce groupe, ils étaient apparemment basés sur l’âge, et Andacanavar avait toujours été doué pour estimer les années d’un homme. Entre ces impressions et la façon respectueuse dont les autres le saluaient, il assit sa certitude d’être dans le corps d’un individu de haut niveau.

— Maître Jojonah souhaite vous parler, lui apprit un jeune frère.

La chose fut confirmée un peu plus tard par un autre, mais bien sûr, Andacanavar n’avait aucun moyen de savoir qui pouvait bien être ce mystérieux Jojonah. Ainsi continua-t-il à errer dans le campement, en rassemblant toutes les informations possibles. Il s’aperçut bien vite qu’il était suivi, non pas par un corps matériel mais par l’esprit désincarné qui tenta à maintes reprises de réintégrer son enveloppe, et bien qu’Andacanavar repoussât chaque fois les assauts, il se fatiguait et sut qu’il ne serait plus capable de tenir très longtemps.

Il aperçut alors un homme bien plus âgé, et devina qu’il s’agissait du chef du groupe, voire de celui dont les autres lui avaient parlé. Près de lui, affichant une expression furieuse, se tenait un autre moine du même âge environ que celui qu’il possédait.

— Déjà fini ? lui demanda maître Jojonah en venant à lui.

— Oui, maître Jojonah, répondit respectueusement Andacanavar en espérant que son intonation, et son intuition sur l’identité de cet homme, étaient correctes.

— Sommes-nous débarrassés de l’espion ? demanda l’autre d’un ton cassant.

Andacanavar résista difficilement à l’envie d’envoyer à cet individu revêche un coup de poing en pleine face. Il le dévisagea longuement et sévèrement, en méprisant sciemment la question dans l’espoir que les deux hommes développeraient plus avant le sujet.

— Frère Braumin ? l’invita maître Jojonah. L’Alpinadorien est-il parti ?

— Que vouliez-vous que je fasse ? demanda sévèrement Andacanavar.

Il concentra son courroux sur le plus jeune des deux, car il lui semblait évident que cet homme et ledit Braumin n’étaient pas en bons termes.

— Ce que je vous aurais fait faire est hors de propos, rétorqua frère Francis en lançant un regard en biais révélateur au vieux maître.

— Attendu que vous n’avez pas eu le temps d’emmener l’homme d’Alpinador loin d’ici, je suppose que vous avez su le convaincre de s’en aller, avança calmement Jojonah.

— Nous aurions peut-être dû l’inviter, osa répondre le rôdeur. Il connaît sans aucun doute les dispositions de cette terre, et aurait peut-être pu nous guider.

En parlant, Andacanavar observait frère Francis. Il sentit poindre ses soupçons, en même temps que son expression de surprise et d’horreur totales.

— J’ai envisagé cette option, admit le maître, désamorçant ainsi la rage croissante de sa tête brûlée de compagnon. Toutefois nous devons adhérer aux décrets du père abbé. (Frère Francis renâcla, mais le vieux maître n’en tint pas compte et Andacanavar comprit qu’il était coutumier de l’impertinence de ce jeune moine.) Si nous l’avions convié dans le campement, il aurait posé des questions auxquelles nous ne pouvons nous permettre de répondre. Nous traverserons donc rapidement Alpinador, et mieux vaut ne pas mêler les hommes du Nord à notre quête. Autant éviter de rouvrir de vieilles blessures entre notre Église et les barbares.

Andacanavar n’insista plus. Il fut néanmoins soulagé d’apprendre que ce puissant contingent n’avait pas d’intention hostile vis-à-vis des hommes d’Alpinador.

— Retournez surveiller notre ami l’éclaireur, termina maître Jojonah, et veillez à ce qu’il suive vos suggestions.

— Je vais le faire ! l’interrompit Francis.

Le rôdeur retint sagement sa réaction première, qui aurait été trop tranchante et insistante, voire désespérée. Il n’avait aucune envie de combattre un autre esprit aujourd’hui.

— Je suis capable d’achever la tâche qui m’a été confiée, maître, lui répondit-il.

La mine de l’autre lui fit clairement comprendre qu’il venait de commettre une erreur. Ce titre était réservé au vieil homme. Frère Francis passa de la colère à la méfiance puis à l’incrédulité, en braquant ses yeux plissés sur le rôdeur dans la peau du moine. Andacanavar tenta de couvrir son erreur en se tournant rapidement vers l’autre homme, le véritable maître, mais il découvrit sur le visage de Jojonah une expression pareillement dubitative.

— Donnez-moi la Pierre, je vous prie, mon frère, demanda celui-ci.

Le guerrier hésita en songeant aux conséquences. Pourrait-il rejoindre son corps sans cette Pierre ? Le maître allait-il s’en servir pour découvrir sa ruse ?

Comme s’il sentait son hésitation soudaine, l’esprit désincarné attaqua derechef.

Le rôdeur comprit qu’il était temps de partir.

Maître Jojonah et frère Francis bondirent pour rattraper le corps défaillant du frère Braumin quand ses paupières se mirent à battre et ses jambes à ployer. Francis se dirigea tout droit sur l’hématite, et la lui arracha des mains.

Mais l’esprit d’Andacanavar n’eut aucun problème à retrouver son corps, ni à le réintégrer. Il se leva et se remit en route presque immédiatement, tout en se demandant où il pourrait se cacher de ces yeux spirituels.

Dans le campement, frère Braumin se ressaisit, puis se plia en deux, les mains sur les genoux, en respirant péniblement.

— Que s’est-il passé ? demanda Jojonah.

— Comment avez-vous pu échouer face à quelqu’un qui n’est même pas entraîné…, commença frère Francis.

Le maître lui coupa la parole d’un regard furieux.

— Fort…, haleta frère Braumin entre deux halètements. Cet homme… d’Alpinador… a une volonté puissante et un esprit… rapide !

— C’est le moins que l’on puisse dire ! commenta sèchement le jeune moine.

— Allez-y vous-même ! aboya frère Braumin en retour. Cela ne vous ferait pas de mal d’apprendre l’humilité !

— Il suffit ! exigea maître Jojonah. (Remarquant que de nombreux frères s’assemblaient autour d’eux, il baissa la voix pour demander à Braumin :) Qu’avez-vous pu apprendre ?

L’Immaculé haussa les épaules.

— Je crains que ce soit lui qui ait appris de moi, et non l’inverse.

— Magnifique ! commenta frère Francis.

— Qu’a-t-il appris ? demanda Jojonah.

Une fois encore, frère Braumin ne put que hausser les épaules.

— Préparez les attelages, ordonna le maître. Nous devons quitter rapidement cet endroit.

— Je vais trouver l’espion, proposa Francis.

— Nous allons le chercher ensemble, rectifia Jojonah. Si cet homme a vaincu frère Braumin, ne nourrissez pas l’illusion d’être à sa hauteur.

Le jeune moine fulmina, tenta de trouver une repartie, et fit volte-face.

— Vous joindrez-vous aux recherches ? lui demanda brusquement maître Jojonah.

— Je n’en vois pas l’utilité, répondit une voix sonore.

D’un même mouvement, tous les moines se tournèrent et découvrirent le géant d’Alpinador qui entrait d’un pas confiant dans le campement. Il traversa le cercle de chariots sans même adresser un regard aux frères qui montaient la garde.

— Je ne suis pas d’humeur à mener un autre duel spirituel aujourd’hui, termina Andacanavar. Discutons ouvertement, comme des hommes.

Maître Jojonah et frère Francis échangèrent un regard incrédule. Mais quand ils se tournèrent vers frère Braumin, le seul qui ait eu un véritable contact avec le rôdeur, ils découvrirent qu’il n’était pas surpris. Il ne semblait pas non plus excessivement ravi.

— C’est un homme d’honneur, commenta maître Jojonah d’un ton plutôt confiant. Qu’en dites-vous ?

Frère Braumin était trop occupé pour répondre. L’Alpinadorien et lui se regardaient droit dans les yeux, échangeant une aversion quasi animale. Ils avaient combattu intimement, et avaient vu l’âme de l’autre dénudée dans la haine. Andacanavar estimait que le moine avait tenté d’abuser de lui. Aux yeux de frère Braumin, cet individu s’était révélé plus fort que lui, et d’une façon si personnelle qu’il en était rempli de honte.

Alors ils demeurèrent figés là à se dévisager, et tous ceux qui les entouraient, y compris frère Francis, comprirent la nécessité de ce moment et le leur accordèrent.

Puis l’Immaculé dépassa son émoi en se souvenant que cet homme n’avait fait, après tout, que se défendre. Peu à peu, son visage se radoucit, et il lui adressa un léger hochement de tête.

— La façon dont j’ai tenté de vous convaincre nous semblait la plus sûre, s’excusa-t-il. Pour vous, plus que pour tout autre.

— Je trouve une horde de géants moins menaçante que ce que vous avez tenté de me faire, répliqua le rôdeur.

Mais lui aussi hocha la tête dans un geste de pardon accordé, et reporta son attention sur maître Jojonah.

— Je m’appelle Andacanavar, dit-il, et ma terre se trouve sous vos bottes. Mes responsabilités sont nombreuses, mais en accord avec vos propres desseins, vous pouvez me considérer comme le protecteur d’Alpinador.

— Une titulature bien arrogante, commenta frère Francis.

Le guerrier ne releva pas. Il constata avec surprise que, bien que l’autre jeune moine ait tenté de lui voler son corps, il l’appréciait, et le respectait, assurément, bien plus que celui-ci.

— Je ne suis pas un espion. Il n’y a rien de sinistre dans mes motivations. Je vous ai suivis depuis la vallée parce que j’ai vu votre force et que je ne peux pas vous laisser déambuler librement sur ces terres. Une puissance telle que celle dont vous avez fait démonstration pourrait faire pleuvoir les désastres sur mon peuple.

— Nous ne sommes pas des ennemis d’Alpinador, assura Jojonah.

— C’est ce que j’ai compris. C’est pourquoi je suis venu ouvertement à vous, en entrant dans votre campement comme un ami, un allié, peut-être, avec mon arme rangée dans son fourreau.

— Nous n’avons pas demandé d’aide ! intervint Francis d’un ton sévère, s’attirant ainsi un autre regard noir de la part de son supérieur.

— Je suis le maître Jojonah, intervint rapidement celui-ci pour faire taire ce fauteur de troubles, de Sainte-Mère-Abelle.

— Je connais votre demeure. C’est une forteresse puissante, à ce qu’on en dit.

— Les récits ne mentent pas, souligna sombrement frère Francis. Et chacun de nous ici est expert en arts martiaux.

— Si vous le dites, concéda le rôdeur en se tournant de nouveau vers ce maître Jojonah qui semblait de loin le plus raisonnable de tous. Vous savez que je suis venu parmi vous en utilisant ce corps, et que ce faisant, j’ai appris que vous souhaitiez traverser mes terres. Je pourrais vous y aider. Personne mieux que moi ne connaît les chemins.

— Andacanavar le modeste ? releva Francis. Est-ce un autre de vos titres ?

— Savez-vous que vous déversez vos insultes un peu trop librement ? repartit le guerrier. Vous devriez peut-être faire plus attention. Quelqu’un risquerait un jour de vous arracher les lèvres.

Trop fier pour laisser passer une telle menace, le jeune frère durcit le regard et fit un pas en avant.

Le rôdeur se mit en mouvement, bien trop vite pour que les moines présents aient seulement le temps de crier. Il tira une hachette de sa ceinture, qui passa en tournoyant entre les jambes d’un frère Francis stupéfait, puis continua son vol pour aller se planter dans un chariot qui se trouvait six mètres derrière lui.

Les moines abasourdis suivirent le vol de la hachette, puis se retournèrent vers Andacanavar en affichant un profond respect.

— J’aurais pu la lancer un peu plus haut, remarqua-t-il avec un clin d’œil. Et votre voix aurait alors été légèrement plus aiguë.

Francis fit de son mieux pour s’empêcher de trembler, tant de peur que de rage. Son visage livide révélait toutefois ses véritables émotions.

— Reculez, frère Francis, le gronda maître Jojonah sans la moindre équivoque.

Le jeune moine regarda le vieil homme, et répondit au sourire en coin d’Andacanavar par un regard furieux. Mais il s’exécuta en feignant une rage frustrée, bien qu’en vérité, et tout le monde le savait, il était bien content que maître Jojonah soit intervenu.

— Vous voyez, j’ai moi aussi reçu un petit entraînement dans ce que vous appelez les arts martiaux, expliqua le rôdeur. Mais j’espère conserver mon talent pour les powries, les géants et tout le reste. Votre Église et mon peuple n’ont jamais été de grands amis, et je ne vois aucune raison de changer cela maintenant. Mais si les powries sont vos ennemis, vous pouvez me compter parmi vos alliés. Si vous désirez mon aide, sachez que je vous ferai traverser mes terres par les chemins les plus sûrs et les plus rapides. Si vous n’en voulez pas, dites-le maintenant, et je m’en irai. (Il lança au frère Braumin un regard narquois, et termina en pouffant :) Et maintenant que je peux moi-même emmener mon corps loin d’ici, je n’ai plus besoin de votre assistance.

L’Immaculé rougit profondément.

Maître Jojonah regarda ses deux compagnons, et, comme c’était à prévoir, reçut deux messages silencieux bien différents. Il se tourna vers l’immense étranger, sachant qu’au final, c’était à lui seul qu’il revenait de prendre cette décision.

— Je ne suis pas libre de vous communiquer notre destination, dit-il.

— Qui le demande ? rétorqua Andacanavar avec un grand sourire. Vous allez vers le nord et l’ouest, et vous comptez quitter mes terres. Si vous avez l’intention de garder ce cap, je peux vous montrer le meilleur itinéraire.

— Et si nous ne comptons pas aller dans cette direction ? intervint frère Francis.

Ce disant, il foudroya maître Jojonah du regard afin d’affirmer clairement sa position vis-à-vis de l’étranger.

— Oh, mais si, répondit le rôdeur en conservant son sourire. Vous vous dirigez, je pense, vers les Barbanques et le mont Aïda.

Suprêmement disciplinés, aucun des trois moines qui lui faisait face n’offrit le moindre indice pouvant confirmer ses brusques suppositions. Mais les bouches bées de plusieurs jeunes moines les affermirent assurément.

— Ce n’est qu’une hypothèse ? demanda calmement maître Jojonah. Juste une supposition ?

Son puissant interlocuteur, songeait-il, avait dû découvrir cette information pendant qu’il occupait le corps de frère Braumin. Cela le rendait dangereux. Le vieux moine, attristé, se mit à craindre de devoir laisser frère Francis faire comme il l’entendait et tuer ce noble individu.

— Le fruit de ma réflexion, expliqua Andacanavar. Si vous pensiez frapper par-derrière les monstres qui attaquent votre terre, alors vous êtes déjà trop loin au nord et à l’est. Vous auriez dû retourner vers l’ouest avant même de mettre le pied en Alpinador. Mais vous n’auriez pas commis une telle erreur, avec la magie qui vous guide. Donc, vous vous dirigez vers les Barbanques, cela me paraît évident. Vous voulez en savoir plus sur l’explosion qui s’est produite là-bas, et sur l’immense nuage de fumée grise qui a recouvert la terre pendant plus d’une semaine en déposant même un peu de ses cendres chez moi.

Les craintes de Jojonah passèrent rapidement à la curiosité.

— Alors il y a vraiment eu une explosion ? demanda-t-il carrément, malgré sa peur de divulguer trop d’informations.

Près de lui, frère Francis faillit s’étrangler.

— Oh là oui ! La plus grosse que ce monde ait connue depuis que je l’arpente ! confirma le rôdeur. Elle a fait trembler le sol sous mes pieds alors que je me trouvais à des centaines de kilomètres de là. Et une colonne de nuage s’est élevée, en jetant vers le ciel les débris d’une montagne entière !

Maître Jojonah digéra la confirmation, puis se retrouva plongé dans un terrible dilemme. Les décrets du père abbé à ce sujet étaient on ne peut plus clairs, mais Jojonah savait dans son cœur que cet homme n’était pas un ennemi, et qu’il pourrait en effet se révéler d’une grande assistance. Le maître promena son regard sur son entourage tout entier, car tous les moines s’étaient assemblés là entre-temps, en s’arrêtant finalement sur frère Francis, qui, bien sûr, serait probablement le plus contrariant.

— J’ai vu ce que contient son cœur, avoua frère Braumin au terme d’un long silence embarrassé.

— Un peu trop à mon goût, rétorqua sèchement le guerrier.

— Et au mien, répondit le moine en parvenant à lui adresser un faible sourire. (Il se tourna vers Jojonah et, mettant de côté son agitation vis-à-vis de cet homme, conflit qu’il savait illogique, dit :) Laissons-le nous guider à travers Alpinador.

— Il en sait trop ! objecta frère Francis.

— Plus que nous n’en savons ! riposta frère Braumin.

— Le père abbé…, commença frère Francis d’un ton menaçant.

— Le père abbé n’aurait pas pu prévoir cela, l’interrompit rapidement l’Immaculé. Andacanavar est un homme bon, un allié puissant, et il connaît la route. (D’une voix plus forte, pour que tous l’entendent, il ajouta :) Nous pourrions rapidement nous perdre sur ce terrain irrégulier. Un tournant erroné dans un col de montagne pourrait causer notre perte, ou nous coûter une semaine pour revenir sur nos pas.

Frère Francis commençait à répondre quand Jojonah leva une main pour indiquer qu’il en avait assez entendu. Il se sentit terriblement vieux, soudain. Passant une main sur son visage, il regarda ses deux compagnons, puis le rôdeur.

— Dînez donc avec nous, Andacanavar d’Alpinador, le pria-t-il. Je ne confirmerai pas notre destination, mais vous dirai effectivement que nous devons quitter vos terres par le nord et l’ouest aussi vite que possible.

— Une semaine de marche difficile, lui dit le guerrier.

Le maître hocha la tête, en sachant toutefois qu’avec leur magie, ils pourraient diviser ce temps par deux au moins.

 

Le lendemain, vers midi, maître Jojonah ne doutait plus de la sagesse de laisser Andacanavar guider le convoi. La route demeura difficile, car l’ouest d’Alpinador était un endroit impitoyable, une terre de roches brisées par la glace et de montagnes dentelées, mais le rôdeur connaissait bien son chemin, chaque sente, et tous les obstacles. Après leur long répit, les moines rendirent leur progression plus facile, allégeant les chariots grâce au pouvoir de lévitation de la malachite, ou nettoyant les routes des débris qui les jonchaient à coups d’éclairs. Bien sûr, ils continuèrent à attirer les animaux sauvages.

Andacanavar mit quelque temps à saisir ce tour subtil. Au début, il s’interrogea sur les stratagèmes que les moines mettaient en œuvre pour attraper du gibier. Mais quand la caravane laissa derrière elle un couple de daims quasi morts d’épuisement, il fut franchement intrigué, et mécontent. Il retourna vers les bêtes et les observa.

— Qu’est-ce que vous faites, là ? demanda-t-il au frère Braumin lorsque le moine, sur les instructions de Jojonah, vint le rejoindre.

— Nous utilisons l’énergie des animaux sauvages, répondit-il honnêtement, pour en alimenter nos chevaux.

— Et ensuite vous les laissez mourir ?

Frère Braumin haussa les épaules d’un air impuissant.

— Que sommes-nous censés faire ?

Le rôdeur poussa un énorme soupir en se faisant violence pour dépasser sa colère. Tirant une lame épaisse et large d’un fourreau glissé à l’arrière de sa ceinture, il entreprit, méthodique et efficace, de tuer les deux animaux, avant de s’agenouiller dans la poussière et d’adresser une prière à leur âme.

— Prenez celui-ci, ordonna-t-il en soulevant le plus gros des daims par les sabots pour le jeter sur son épaule.

Les deux hommes rattrapèrent rapidement les chariots, et Andacanavar vint jeter la bête devant l’attelage de Jojonah. Le maître appela à une pause et vint le retrouver.

— Vous leur prenez leur énergie vitale et vous les laissez mourir ? l’accusa le rôdeur.

— C’est une déplaisante nécessité, admit le maître.

— Cela n’a rien d’obligatoire. S’il vous faut les tuer, alors autant les utiliser entièrement, sans quoi vous les insultez.

— Nous sommes de piètres chasseurs, répondit le vieux moine en lançant un regard en biais vers Francis qui approchait.

— Je vais vous montrer comment les dépecer et les préparer, proposa Andacanavar.

— Nous n’avons pas le temps pour cela ! protesta frère Francis.

Maître Jojonah se mordit la lèvre sans savoir quoi faire. Il voulait réprimander Francis, car ils ne pouvaient se permettre de perdre un guide d’une telle valeur, mais il craignait que le mal soit déjà fait.

— Si vous ne trouvez pas le temps de le faire, vous ne tuerez plus un seul de mes animaux, répondit le rôdeur.

— Parce que ces bêtes vous appartiennent ? rétorqua Francis, sceptique.

— Vous êtes sur mes terres, je vous l’ai déjà dit. Ainsi, je revendique le rôle de protecteur des animaux. (Il se tourna vers Jojonah pour le regarder dans les yeux.) Comprenez que je ne vous empêcherai pas de chasser, j’en fais autant moi-même. Mais si vous devez prendre un animal, vous ne pouvez pas le laisser mourir et se gâcher sur la route. C’est une insulte, et cruelle, qui bafoue toute décence.

— Et c’est un barbare qui nous fait des leçons sur la cruauté ! renifla frère Francis.

— Quand on a besoin de leçon, on la prend où on l’a trouvée ! repartit le rôdeur du tac au tac.

— Nous n’avons pas besoin de viandes ou de peaux, expliqua doucement maître Jojonah. Mais il est vital que nos attelages reçoivent leur énergie. Si ces chevaux ne peuvent pas nous conduire à notre destination puis nous ramener, nous sommes perdus.

— Est-il vraiment nécessaire de prendre tant de force à chaque animal qu’il ne lui en reste plus assez pour survivre ? questionna le rôdeur.

— Comment savoir quand nous arrêter ?

— Supposons que je puisse l’expliquer à vos hommes ?

Maître Jojonah eut un grand sourire. Il n’avait jamais aimé cette mise à mort des animaux innocents.

— Andacanavar, mon ami, dit-il, si vous pouviez nous apprendre comment remplir cette mission de toute importance sans laisser un seul animal mort derrière nous, je vous en serais à jamais reconnaissant.

— Et plus d’un daim le sera aussi, rétorqua celui-ci. Quant à ceux que vous avez déjà tués, sachez que vous allez bien manger ce soir, et que vous découvrirez l’utilité des peaux en vous dirigeant vers le nord, car même au cœur de l’été, le vent nocturne est un peu frisquet là-haut.

Il leur montra alors comment dépecer les daims et préparer la viande. Peu après, la procession reprit la route, en attirant plusieurs autres bêtes. Le rôdeur surveilla minutieusement chaque animal tandis que les moines transféraient l’énergie. Dès qu’il aperçut les premiers signes de douleur, il ordonna aux hommes de s’arrêter. La créature, affaiblie mais bien vivante, put alors librement rejoindre la forêt.

Seul frère Francis affichait quelque signe de désaccord. Toutefois, maître Jojonah et frère Braumin eurent l’impression que même le jeune moine boudeur était un peu soulagé d’être débarrassé de cette regrettable pratique.

— C’est une bonne astuce, si vous l’appliquez bien, confia Andacanavar à Jojonah alors qu’ils progressaient. Mais ce serait encore mieux si vous attiriez un élan ou deux. Là, vos chevaux galoperaient !

— Un élan ?

— Un gros daim, expliqua le rôdeur avec un sourire en biais.

— Nous avons appelé de gros…, commença le maître.

— Plus gros, l’interrompit Andacanavar.

Sur ce, il bondit du chariot et s’enfonça dans les sous-bois.

— C’est un vieil homme bien actif, commenta frère Braumin.

Le rôdeur rejoignit le convoi près de une heure plus tard.

— Dites à vos amis qui marchent par l’esprit d’aller regarder là-bas, dit-il en désignant un vallon boisé en cuvette légère à l’ouest de la piste. Dites-leur de chercher une grosse chose sombre, avec des bois deux fois plus larges qu’un homme n’est grand. (Jojonah et Braumin lui adressèrent un regard sceptique.) Dites-leur, c’est tout. Vous verrez alors si je mens.

Un peu plus tard, quand un énorme orignal s’aventura sur le chemin sous l’emprise des Pierres d’âme, les deux moines adressèrent à leur guide des excuses muettes.

Et comme les chevaux coururent en effet lorsqu’ils laissèrent les élans fatigués sur le bord de la route !

Pendant la journée, ils progressaient, longuement, avec force, et la nuit, tous les moines se rassemblaient autour des feux pour écouter les histoires du rôdeur sur les terres du Nord. Les manières joviales d’Andacanavar et ses contes pleins d’entrain les séduisirent tous, même Francis, qui ne menaçait même plus de contacter le père abbé pour se plaindre.

Ainsi, au bout du quatrième jour de voyage, lorsque le rôdeur annonça qu’il allait partir, un drap mortuaire s’abattit sur le convoi.

— Bah, ne soyez pas aussi déprimés ! leur dit-il. Je vais vous montrer le chemin des Barb… (Il s’interrompit avec un sourire narquois et reprit d’un ton rusé :) Si c’est l’endroit où vous allez, bien sûr.

— Je ne peux pas confirmer, répondit maître Jojonah, en souriant de toutes ses dents.

Il avait à présent pleinement confiance en cet homme. Il avait vu son cœur, et le savait en harmonie avec ses propres croyances. Bien sûr qu’Andacanavar savait où les moines se rendaient : où pourrait-on aller à part là, lorsqu’on se trouvait si profondément engagé dans les Wilderlands ?

— C’est un chemin droit et sûr, ajouta le rôdeur. Et, si aucun powrie ou géant ne vous bloque la route, vous arriverez très vite.

— D’après mes cartes, notre destination se trouve à plusieurs kilomètres de la frontière occidentale d’Alpinador, intervint Francis, d’un ton bien plus respectueux maintenant. Je crains qu’une longue route nous attende.

Andacanavar tendit la main, et le jeune frère lui remit le parchemin, une carte des alentours immédiats. Le rôdeur haussa un sourcil en l’étudiant, car elle était très détaillée et relativement précise.

— Vos cartes disent vrai, concéda le guerrier, mais nous avions déjà laissé la frontière orientale d’Alpinador derrière nous deux nuits plus tôt avant de dresser le campement. Alors haut les cœurs, mes amis, car vous serez bientôt rendus !… Non que j’aurais moi-même le cœur très léger si je devais me diriger vers l’endroit où l’on dit que le démon se niche…

Se mordant alors le bout du doigt, il traça de son sang une nouvelle ligne sur la carte figurant la route des Barbanques, en la terminant par un X pour marquer leur position actuelle.

Puis il la rendit à Francis et, sur une dernière révérence, il s’élança dans les sous-bois en riant.

— Sans sa carrure, je penserais que cet homme est un elfe, remarqua frère Braumin. Si, bien sûr, de telles créatures existent.

Les derniers mots d’Andacanavar sur leur position présente vinrent comme un soulagement qui compensa leur tristesse à l’idée d’avoir perdu cet excellent guide. Ils dînèrent une fois encore d’une excellente venaison, dirent leurs prières du soir et dormirent profondément, puis reprirent la route, un peu inquiets, avant l’aube.

Les terres demeuraient difficiles – moins montagneuses, mais plus lourdement boisées. Toutefois, en se guidant à la ligne de sang sur la carte, les moines atteignirent bientôt une route large et vide, au lieu des pistes étroites qu’ils avaient suivies jusque-là. Les chariots s’arrêtèrent ici, et les meneurs du convoi descendirent pour aller explorer les environs.

— Ce chemin a dû être tracé par les hordes de monstres qui marchaient vers le Sud, supposa maître Jojonah.

— Dans ce cas, le suivre à rebours devrait nous mener tout droit à la source de l’armée, ajouta frère Braumin.

— Cette voie semble dangereuse, intervint frère Francis en regardant tout autour de lui. Nous sommes à découvert.

— Dangereuse, mais rapide, souligna l’Immaculé.

Maître Jojonah réfléchit un bref instant à la question, en songeant surtout que c’était Andacanavar qui les avait mis sur cette voie.

— Que les éclaireurs partent en esprit sur un périmètre aussi large que possible, décida-t-il. Nos chariots comme nos chevaux auraient bien besoin du répit accordé par une piste plus plate.

Frère Francis mit à l’usage tous les quartz et toutes les hématites, de crainte qu’ils se dirigent tout droit sur un camp ennemi.

Deux jours plus tard, bien qu’ils aient parcouru plus de cent soixante kilomètres, ils n’avaient toujours pas rencontré le moindre monstre. Mais en voyant apparaître les montagnes imposantes qui encerclaient les Barbanques, les moines se mirent à craindre d’avoir bien du mal à faire passer leurs chariots.

Toutefois, la route continuait jusqu’au pied des montagnes, avant de s’élever dans les hauteurs pour traverser un large col. Le fait de dresser le campement à cet endroit fut passablement troublant, mais pas un monstre ne vint les importuner. Les moines qui travaillaient sur les quartz découvrirent que les animaux sauvages se faisaient également rares par ici. La contrée semblait étrangement morte. Il y flottait un silence inquiétant. Le jour suivant, en milieu de matinée, la fin des montagnes leur apparut. Seule une crête leur bloquait encore la vue. Maître Jojonah appela à la halte et fit signe aux frères Francis et Braumin de l’accompagner.

— Nous devrions y aller par l’esprit, avança Francis.

La suggestion était bonne et prudente, mais Jojonah secoua la tête. Il avait le sentiment que ce qui se trouvait devant eux était extrêmement important, et qu’il fallait l’appréhender physiquement, avec le corps et l’âme. Il fit signe aux deux moines de se placer à ses côtés, demanda aux autres Immaculés de se joindre à eux, et entreprit l’ascension.

Les plus jeunes frères suivirent, non loin derrière.

Au moment où le maître traversa la dernière barrière, atteignant un point surplombant l’immense vallée qui formait le cœur des Barbanques, son esprit s’éleva et sombra à la fois. Les moines s’amassaient en s’évitant les uns les autres sans même s’en rendre compte, pétrifiés, tant la dévastation qui s’étirait devant eux était totale. À l’endroit où se dressait autrefois une forêt ne se trouvait plus à présent qu’un vaste champ de cendres parsemé de troncs calcinés. La vallée tout entière était grise et stérile, et une lourde odeur de soufre flottait dans l’air. La scène leur donna l’impression d’un avant-goût de fin du monde, un aperçu prématuré de ce que leur Église qualifiait d’enfer. Les novices en furent tellement bouleversés que certains se mirent à pleurer de désespoir.

Mais lorsque cet accablement instinctif se mua en acceptation sinistre, d’autres pensées, plus positives, pénétrèrent leurs esprits. Qu’est-ce qui aurait pu survivre à une telle explosion ? Leurs soupçons, leurs espoirs, d’une armée « décapitée » étaient peut-être fondés, après tout, car si, comme on le pensait, le dactyl avait fait des Barbanques sa demeure, et si le monstre était là au moment de la déflagration, alors il n’était certainement plus.

Frère Francis, choqué lui-même, demeura silencieux un très long moment. Peu à peu, il se rapprocha de Jojonah.

— Pouvons-nous considérer ce tableau ravagé comme une preuve suffisante que le démon a été détruit ? lui demanda le maître.

Francis baissa les yeux vers la cuvette cendreuse. L’origine de l’explosion n’était pas difficile à deviner : une montagne aplatie se dressait, seule, au milieu du champ de poussière. Une fine volute de fumée s’échappait encore de son sommet.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un événement naturel, répondit-il.

— Ce ne serait pas la première manifestation volcanique.

— Mais à ce moment critique ? souligna Francis d’un air dubitatif. Comment pourrions-nous espérer qu’un volcan soit entré en éruption à l’instant précis où nous avions le plus besoin de son aide, et justement à l’endroit où se trouvait le meneur de l’ennemi ?

— Douteriez-vous de l’intervention divine ? repartit le maître.

Malgré son ton grave, lui aussi avait de sérieux doutes. Certains fanatiques au sein de l’Ordre semblaient croire qu’à chaque tournant, le pouce de Dieu allait subitement descendre des cieux pour écraser les ennemis de l’Église. Lors de l’attaque des powries à Sainte-Mère-Abelle, Jojonah avait entendu les prières continues d’un jeune moine dressé sur la jetée qui appelait littéralement ce pouce punisseur. Le maître croyait lui aussi au pouvoir divin, mais il s’agissait, à son sens, d’une analogie avec les forces du Bien. Il pensait que les puissances positives l’emporteraient toujours au terme de chaque grande bataille, car, par sa nature même, le Bien était une énergie plus puissante que le Mal. Et il soupçonnait Francis d’entretenir des idées similaires à ce sujet car, en dépit de ses défauts, le jeune moine était un penseur, une sorte d’intellectuel, qui émaillait toujours sa foi du tranchant de la logique.

Le frère le regardait à présent d’un air entendu.

— Dieu était de notre côté, dit-il. Dans nos cœurs et dans la force qui guidait nos armes, et assurément dans la magie qui a écrasé nos ennemis. Mais ceci… (Il écarta les bras dans un geste dramatique en observant la vallée dévastée.) S’il s’agit de l’œuvre divine, elle a été diligentée par la main d’un homme pieux. À moins que le démon dactyl ait fait appel à la magie de la terre au-delà des limites raisonnables et que nous en observions là les conséquences.

— Cette dernière solution, probablement, répondit maître Jojonah, en espérant que ce ne soit pas le cas, et qu’Avelyn ait joué un rôle dans tout cela.

Frère Braumin, qui venait les rejoindre, entendit ce dernier échange. Stupéfait par la réaction de Francis, il le dévisagea longuement avant de tourner son expression perplexe vers le vieux maître, qui se contenta de lui sourire et de hocher la tête. Il était loin d’être aussi surpris. À cet instant, Jojonah découvrait les capacités de rédemption de Francis, et songeait qu’il pouvait y avoir certaines choses qui lui plaisaient chez lui. Il se tut un instant en se demandant s’il était possible de le guider dans une nouvelle direction.

— Quelle que soit la chose qui s’est produite ici, réfléchit le jeune frère, elle est venue de cette montagne connue sous le nom d’Aïda. (Les deux autres lui lancèrent un regard interrogateur.) C’est ainsi que l’a nommée l’Alpinadorien, expliqua-t-il, et j’ai en effet rencontré ce nom à maintes reprises en étudiant les vieilles cartes. Aïda, la montagne solitaire à l’intérieur du cercle. L’antre du démon.

— Ce ne sera pas simple de l’atteindre, commenta frère Braumin.

— Aurions-nous pu espérer autre chose ? répondit frère Francis en riant.

Une fois encore, ses compagnons se regardèrent en haussant les épaules. Cette explosion, qui avait, peut-être, débarrassé la terre du dactyl, semblait également avoir soulagé Francis de certains démons intérieurs.

Ils ne relevèrent pas, mais prirent sa bonne humeur comme une bénédiction. Ils ne pouvaient qu’espérer qu’elle dure.

La traversée du champ de cendres ne fut pas aussi difficile qu’ils l’avaient escompté, car, bien que la matière poussiéreuse se soit accumulée en couche épaisse à plusieurs endroits, le vent l’avait chassée en bien d’autres. Mais alors qu’ils approchaient de la montagne, le conducteur de tête fit une affreuse découverte.

À son cri, les moines accoururent et découvrirent plusieurs cadavres dans un cercueil de pulvérulent, couchés sur le côté de la piste sinueuse.

— Des powries, expliqua frère Braumin en étudiant les corps. Et un gobelin.

— Et celui-ci est… était, un géant, ajouta un autre frère en indiquant, plus loin sur la piste, une jambe gigantesque qui dépassait d’un replat de cendres.

— Nos ennemis étaient donc là, constata Jojonah.

— Étaient, souligna frère Francis.

Ils finirent par atteindre la base de la montagne et parquèrent les chariots en cercle. Le maître indiqua à la moitié d’entre eux de dresser le campement, et à l’autre d’entamer une fouille approfondie des environs en cherchant surtout un chemin pour entrer, ou monter, dans la montagne. Munis de torches et d’un diamant unique, un groupe pénétra la nuit même dans une grotte tortueuse et serpenta vers l’intérieur d’Aïda. Il revint près de une heure plus tard en annonçant que le passage se terminait sur un cul-de-sac. La route était bloquée par un mur de roche massive.

— Ce chemin menait assurément quelque part, avant l’explosion, dit frère Braumin à maître Jojonah.

— Espérons que tous les tunnels ne se soient pas effondrés de la sorte, répondit le moine en essayant de prendre un ton optimiste.

Il était pourtant bien forcé de tempérer ses espoirs en regardant la montagne explosée.

Frère Dellman mena sa troupe dans un autre tunnel, et quand celui-ci s’acheva aussi brutalement que le premier, le moinillon, sans se laisser abattre, s’engagea dans un troisième.

— Prometteur, commenta l’Immaculé en le voyant s’éloigner derechef.

— Il a du cœur, acquiesça son mentor.

— Et il a la foi. Elle doit être bien grande pour lui permettre d’attaquer toutes ses tâches avec une telle détermination.

— Y a-t-il plus résolu que frère Francis ?

Les deux hommes tournèrent les yeux vers le jeune frère, occupé à noter sur un parchemin les détails et nuances des Barbanques.

— Lui aussi a la foi, décida frère Braumin. Il la suit juste sur des chemins déviants. Peut-être trouvera-t-il une route plus vraie. Il semblerait que le temps passé avec cet honorable guerrier d’Alpinador lui ait fait du bien.

Jojonah, les yeux rivés sur Francis, ne répondit pas. Il semblait en effet qu’une partie de l’esprit enjoué d’Andacanavar se soit transmise à lui. Néanmoins, le maître ne le voyait pas pour autant comme un converti.

— Où chercher si nous ne trouvons pas de tunnel qui s’ouvre sur le cœur de la montagne ? reprit l’Immaculé. Et si le plateau au sommet ne nous apprend rien d’utile ?

— Alors nous utiliserons l’hématite.

— J’aurais cru que nous commencerions par cela.

Le vieux moine hocha la tête. Il s’en était douté. Lui aussi avait pensé que la première inspection d’Aïda serait plus simple s’ils l’effectuaient à l’aide de la Pierre d’âme. Mais il avait changé d’avis, et donc d’approche, en repensant à l’expérience de frère Braumin avec Andacanavar. Jojonah ne pouvait pas être sûr que l’esprit du démon dactyl n’errait pas encore ici, et si l’homme d’Alpinador, qui ne connaissait pas la magie, avait été capable d’utiliser la connexion spirituelle pour se faufiler jusqu’à eux, de quoi le dactyl serait-il capable ?

— Servons-nous de notre intelligence et de nos corps, répondit-il. S’ils ne suffisent pas, alors nous ferons appel à la Pierre d’âme.

Le jeune homme, qui avait pleinement confiance en son maître, se satisfit de cela.

— À quel moment frère Francis prendra-t-il contact avec le père abbé ? demanda-t-il.

— Je l’ai prié d’attendre jusqu’au matin. Je ne pense pas qu’il soit prudent d’ouvrir un canal vers l’esprit d’un autre homme dans cet endroit désolé.

Cela expliquait bien des choses, en particulier la belle humeur de Francis, et Braumin n’insista pas. Il posa une main sur l’épaule carrée de Jojonah, puis s’éloigna, car il y avait fort à faire.

Après trois heures, les moines restés au campement commencèrent à s’inquiéter de ne pas voir revenir le groupe de frère Dellman. Au bout de quatre, Jojonah estima qu’il était peut-être temps de mettre les hématites à l’œuvre. Il était sur le point de céder et de donner cet ordre quand les frères partis en éclaireurs à l’ouest du campement crièrent qu’ils apercevaient la lueur d’une torche.

Le maître la distingua lui aussi peu après, alors qu’une silhouette unique sortait du tunnel situé dans les contreforts d’Aïda en se dirigeant vers eux à toute vitesse.

— C’est le frère Dellman, annonça Braumin à Jojonah tandis que le novice se rapprochait en courant de toutes ses forces sur la pente, en manquant plus d’une fois de perdre l’équilibre et de tomber tête la première.

— Rassemblez-vous, et préparez-vous à affronter l’ennemi ! appela maître Jojonah.

Les moines, bien entraînés, entamèrent les opérations avec une grande fluidité. Les bonnes Pierres passèrent de main en main jusqu’aux utilisateurs adéquats, certains frères glissèrent des armes à leur ceinture, tandis que d’autres allaient renforcer les attaches des chevaux.

Le jeune Dellman déboula dans le campement, hors d’haleine.

— Où sont les autres ? demanda immédiatement Jojonah.

— Encore… à l’intérieur, ahana le moinillon.

— Vivants ?

Frère Dellman se redressa et lança la tête en arrière en avalant de grandes goulées d’air pour se calmer. Quand il reposa les yeux sur le maître, les craintes du vieil homme se calmèrent considérablement.

— Oui, ils sont vivants. Il n’y a aucun danger à l’intérieur, outre celui que les décombres bougent de nouveau.

— Alors pourquoi êtes-vous sorti ? Et pourquoi êtes-vous si agité ?

— Nous avons découvert quelque chose… quelqu’un. Un homme… ou plutôt, un être, mi-homme, mi-cheval.

— Un centaure ? demanda frère Braumin.

Le novice haussa les épaules. Il n’avait jamais entendu ce mot auparavant.

— Un centaure a un torse, des épaules, des bras et une tête humains, expliqua frère Francis, mais à partir de la taille, son corps est celui d’un cheval, avec les quatre jambes et tout.

— Alors c’est un centaure, reconnut frère Dellman. Il se trouvait dans la grotte quand la montagne s’est effondrée. Des tonnes et des tonnes de pierres.

— L’avez-vous déterré ? demanda Jojonah.

— Nous ne savons pas par où commencer.

— Pauvre créature, compatit frère Braumin.

— Alors laissez-le à sa tombe ! lâcha froidement Francis.

Il semblait être redevenu lui-même. Le fait n’échappa ni au maître ni à l’Immaculé, qui échangèrent un haussement d’épaules résigné.

— Mais, frère Francis, protesta frère Dellman, il n’est pas mort !

— Vous avez dit…, commença maître Jojonah.

— Des tonnes, oui, termina le jeune moine à sa place. Oh, il aurait dû périr, c’est certain ! Rien n’aurait pu survivre sous une telle masse ! Et il a assurément toute l’apparence de celui qui devrait être mort ! Il est tout flétri et brisé ! Pourtant, il vit. Il a ouvert les yeux et il m’a supplié de l’achever !

Les trois moines plus âgés restèrent bouche bée tandis que les novices qui les entouraient échangeaient des murmures excités.

— L’avez-vous fait ? demanda enfin le maître.

— Je n’ai pas pu, répondit frère Dellman, qui semblait horrifié à cette seule idée. Je ne doute pas que sa douleur est immense, mais je n’ai pas pu mettre fin à ses jours.

— « Dieu ne nous donne pas plus que nous pouvons le supporter », cita frère Francis.

Jojonah coula vers lui un regard revêche. Parfois, ce vieil adage semblait n’être guère plus qu’une excuse que les chefs de l’Église utilisaient sur les gens du commun, les paysans qui pataugeaient dans la pauvreté, tandis qu’eux-mêmes vivaient dans le luxe.

Mais, comprenant que ce sujet de dispute devrait attendre une prochaine fois, il ne fit pas de commentaire.

— Vous avez fait du bon travail, et vous avez bien agi, dit-il à Dellman. Les autres sont donc restés avec ce centaure ?

— Bradwarden, répondit frère Dellman.

— Pardon ?

— Bradwarden. C’est son nom. J’ai laissé le groupe avec lui pour qu’ils lui apportent un peu de réconfort.

— Allons voir ce que nous pouvons faire, décida le maître. (Se tournant vers frère Braumin, il indiqua :) Rassemblez toutes les Pierres hormis les doubles. Nous allons les emmener avec nous. Frère Francis, appela-t-il bien fort afin que tous entendent, vous serez chargé de défendre les chariots.

L’intéressé afficha une expression fielleuse, mais le vieux maître ne lui accorda pas la plus petite attention. Il faisait déjà signe au frère Dellman de les conduire auprès de ce Bradwarden, cet être apparemment immortel.

Le chemin ne fut pas long, et Dellman imposa un rythme rapide, si bien que Jojonah soufflait et ahanait au moment où ils arrivèrent en vue des autres torches. Le maître dépassa avec révérence les jeunes moines pour aller s’agenouiller devant le corps émacié et tordu.

— Vous devriez être mort, dit-il, terre à terre, en cachant bien son horreur et sa révulsion.

Seuls le torse humain et la moitié antérieure des jambes équines étaient visibles, le reste étant enterré, broyé, sous une énorme plaque de roche qui s’étirait tout droit vers l’intérieur de la montagne effondrée. Le corps de la créature prenait un angle bizarre, comme replié en arrière sur lui-même, et ses yeux faisaient face à la roche qui avait écrasé sa partie inférieure. Les bras de Bradwarden, où roulaient autrefois des muscles puissants, étaient devenus mous, décharnés, comme si le centaure se consommait lui-même par manque de nourriture. Maître Jojonah se rapprocha en se penchant aussi bas que ses formes rondelettes le lui permettaient pour étudier le centaure d’un air compatissant.

— Oh, ben soyez sûr qu’j’ai bien l’impression d’êt’mort ! répondit Bradwarden d’une voix faible qui trahissait clairement ses tourments. Ou du moins, j’m’y dirige. Vous pouvez pas savoir combien je souffre.

Il parvint à tourner le cou pour lancer un coup d’œil au nouveau venu. En le découvrant, il inclina un peu la tête d’un air curieux, puis il émit un petit rire douloureux.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit le maître.

— Z’auriez pas un fils ?

Jojonah lança par-dessus son épaule un regard à frère Braumin, qui écarta les mains dans un geste d’impuissance. Que cette créature pose une telle question à ce moment et dans la gravité de son état dépassait complètement son entendement.

— Non, répondit simplement le vieux moine. Ni de fille. J’ai donné mon cœur à Dieu, et à aucune femme.

Le centaure gloussa.

— Ah là là, c’que vous avez raté ! fit-il avec un clin d’œil entendu.

— Pourquoi cette question ? s’enquit le maître, qui se demandait subitement s’il pouvait s’agir d’autre chose qu’une simple coïncidence.

— Vous m’rappelez quelqu’un, répondit Bradwarden d’un ton affectueux, plein de souvenirs.

— Un moine ? questionna Jojonah, d’un ton plus pressant maintenant.

— Un « fou ensoutané », comme il disait lui-même. Un peu trop copain avec la bibine, pour sûr, mais c’était un homme bien… ou « c’est », s’il a réussi à s’tirer de cet endroit maudit…

— Connaissez-vous son nom ?

— C’était mon frère, poursuivit le centaure, en s’adressant plus à lui-même qu’aux autres. (Il donnait l’impression de se trouver ailleurs ; dans un délire, peut-être.) Mon frère de faits, sinon de sang.

— Son nom ? insista frère Braumin d’une voix forte en se rapprochant pour s’incliner vers Bradwarden.

— Avelyn, répondit tranquillement le centaure. Avelyn Desbris. Un homme excellent.

— Nous devons le sauver à tout prix ! s’éleva une voix derrière eux.

Tous les moines se retournèrent, découvrant frère Francis qui se tenait en arrière, un diamant brillant de tous ses feux dans sa paume.

— Vous aviez reçu l’ordre de diriger les défenses du campement, lui rappela Jojonah.

— Je ne reçois pas d’ordre de maître Jojonah ! répondit l’autre. (Le vieux moine comprit alors que le père abbé Markwart avait pris le corps de Francis pour se joindre à eux.) Nous devons l’extraire de cet endroit, ajouta-t-il en observant l’énorme plaque.

— Vous z’êtes pas assez gros pour soulever une montagne, lui répondit sèchement Bradwarden. Comme j’étais pas assez costaud pour la retenir le temps que mes amis s’enfuient.

— Votre ami Avelyn ? demanda Markwart d’un ton impatient.

— Non, les autres. J’sais pas… (Il se tut en grimaçant, car la roche avait légèrement bougé lorsqu’il s’était tourné pour faire face aux humains.) Oh non, z’allez jamais réussir à soulever ça, grogna-t-il.

— Nous verrons cela, rétorqua le père abbé. Pourquoi êtes-vous toujours en vie ?

— J’en sais rien.

— À moins que vous ne soyez pas une créature mortelle…, poursuivit Markwart d’un ton accusateur, perfide, en venant s’accroupir près de Jojonah.

— En v’la une idée intéressante ! On m’a toujours dit qu’j’étais un peu têtu. P’têt que j’ai juste refusé de mourir ? (Cela ne fit pas rire Markwart.) En fait, mon papa est mort, raconta le centaure. Et ma maman, aussi, y’a plus de vingt ans de ça. Elle a été frappée par un éclair. Ça c’est une drôle de façon de mourir ! Alors non, j’pense pas qu’j’sois impérissable.

— À moins qu’un esprit immortel soit entré dans votre corps ! insista le père abbé.

— Les esprits ne sont-ils pas tous immortels ? intervint le maître.

Le vieillard lui lança un regard noir qui mit un terme à cette discussion avant même qu’elle ait pu commencer.

— Certaines consciences, dit-il d’un ton égal (il regardait Bradwarden mais ses paroles s’adressaient tout autant à Jojonah), peuvent transcender l’état physique et maintenir un organisme en vie alors qu’il devrait être mort.

— Le seul esprit qu’y ait en moi, c’est le mien, et un peu d’eaudormante, lui assura le centaure avec un sourire tendu et un clin d’œil. Et j’pense qu’un peu d’ce spiritueux pourrait soulager un brin ma douleur, si toutefois vous en avez. (L’expression de Markwart ne se modifia en rien.) J’sais pas, moi, pourquoi j’suis pas mort ! expliqua sérieusement Bradwarden. J’ai bien cru l’être, quand ce rocher a fait plier mes jambes et qu’y m’a fait glisser vers le sol. Et pour sûr, mon estomac m’a grogné de mourir pendant une bonne semaine !

À ce moment, le père abbé Markwart l’écoutait à peine. Il avait glissé une autre Pierre dans sa main, un grenat petit mais efficace, qui servait à détecter les subtiles émanations magiques, et il s’en servait à présent pour sonder la créature. Il obtint presque immédiatement sa réponse.

— Vous avez de la magie sur vous, annonça-t-il à Bradwarden.

— Cela, ou de la chance, intervint Jojonah.

— La poisse, oui ! commenta le centaure.

— Non, de la magie ! répéta le père abbé avec force. Au niveau de votre bras droit.

Bradwarden dut fournir un effort considérable pour pouvoir tourner la tête à ce point.

— Oh, par le fichu dactyl et toutes ses sœurs ! grommela-t-il en découvrant le brassard rouge qu’Elbryan avait attaché là. Et le rôdeur qui pensait me rendre service ! Deux mois de souffrance, deux mois de famine, et cette saleté ne me laisse pas mourir !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le vieux maître.

— Un tissu curatif elfique. Y semblerait que ce fichu machin guérisse mes blessures aussi vite que la montagne me les impose ! Et même le manque d’eau et de nourriture ne m’emporte pas !

— Elfique ? s’étrangla frère Braumin, reflétant le sentiment de tous.

Le centaure s’étonna de les voir si surpris.

— Me dites pas qu’vous croyez pas aux elfes ? ! Et pas aux centaures non plus, j’parie ? Et les powries, alors ? Et p’têt un p’tit géant ou deux ?

— Cela suffit ! ordonna le père abbé. Nous avons bien compris où vous vouliez en venir. Mais nous n’avons jamais rencontré d’elfe, ni de centaure avant ce jour.

— Alors vot’monde vient de devenir plus beau, répondit Bradwarden dans un clin d’œil qui se termina toutefois en grimace.

Markwart se releva et fit signe aux deux autres de s’écarter avec lui.

— Ce ne sera pas facile de le sortir d’ici, dit-il lorsqu’ils furent hors de portée d’oreille du centaure.

— Impossible, dirais-je, renchérit frère Braumin.

— Nous pouvons faire léviter la roche à l’aide des malachites, réfléchit Jojonah. Je crains toutefois que même toutes nos forces réunies ne suffisent pas à faire bouger un tel obstacle.

— Je crains plus qu’au moment où nous aurons soulevé la pierre, et donc brutalement soulagé la pression, le sang du centaure se mette à jaillir si fort que même son brassard elfique et nos efforts n’y pourront rien changer, souligna le père abbé.

— Mais nous devons pourtant essayer, insista l’Immaculé.

— Bien sûr, concéda Markwart. Il sait ce qui s’est passé ici, et peut-être même ce qu’il est advenu de frère Avelyn. C’est une source d’information trop importante pour le laisser mourir.

— Je pensais plus à un acte de compassion face à sa situation désastreuse, se permit d’ajouter Braumin.

— Je sais, répondit le père abbé. Vous apprendrez.

Sur ce, Markwart partit en trombe en leur indiquant de le suivre. Frère Braumin et maître Jojonah échangèrent un regard maussade, mais ils n’avaient pas d’alternative.

Sur les ordres du vieillard, que la possession fatiguait, ils ne firent aucune tentative jusqu’au lendemain très tard, lorsqu’ils se furent tous reposés et préparés mentalement. Markwart revint alors dans le corps de frère Francis, et guida la procession en serrant dans son poing une malachite et une hématite.

Après s’être mis en position, tous les moines du convoi, excepté Jojonah, qui tenait lui aussi une hématite, fusionnèrent dans les profondeurs de la Pierre d’âme, avant de transmettre leurs énergies combinées à la malachite. Quand la puissance atteignit son point culminant, le père abbé la libéra en visant la plaque de roche qui écrasait Bradwarden.

Le maître s’aperçut alors du grand risque que Markwart avait pris, non pas pour son propre corps, qui se trouvait bien à l’abri à Sainte-Mère-Abelle, mais pour tous ceux des frères de la caravane. Lorsque la plaque de pierre gronda en se soulevant, une quantité de pierres plus petites et un nuage de poussière tombèrent dans le tunnel, laissant craindre à Jojonah qu’il s’écroule en entier. Il comprit qu’ils auraient dû prendre quelques jours pour l’étayer, et ce manque de préparation ne fit qu’accentuer à ses yeux le besoin dévorant qu’avait le père abbé de retrouver Avelyn.

Mais les moines insistèrent et la plaque s’éleva encore. Bradwarden, pris de convulsions, poussa un cri. Jojonah fut rapidement à côté de lui et, passant les mains sous les bras du centaure, entreprit de l’attirer de toutes ses forces.

Il découvrit à sa plus grande horreur qu’il ne parvenait pas à déplacer l’énorme créature. Même émacié comme il l’était, Bradwarden pesait bien plus de cent quatre-vingts kilos. Le vieux moine plongea dans l’hématite, non pas pour attaquer ses plaies comme il l’avait prévu mais pour intercepter les pensées des autres moines, en les suppliant de faire léviter un peu le centaure de sorte qu’il puisse le traîner hors de son piège.

Les choses devinrent plus compliquées alors, et Jojonah craignit que la plaque retombe sur eux. Mais Markwart, devenu si puissant avec les Pierres, mena les moines dans leur effort.

Jojonah dégagea Bradwarden puis retomba dans l’hématite, en s’attaquant avec ferveur à ses blessures. Il s’aperçut à peine que Markwart et les autres les saisissaient tous deux pour les entraîner loin du tunnel instable.

Soudain, le maître n’était plus le seul à tenter de sauver la créature. L’esprit de Markwart, du frère Braumin, et de plusieurs autres, se joignirent à lui, attaquant chaque lésion.

Près de cinq heures plus tard, Jojonah et Braumin, complètement épuisés, étaient couchés par terre à l’extérieur d’Aïda. Ils s’endormirent là, et ne se réveillèrent que tard le lendemain matin, découvrant alors frère Francis – et c’était bien lui –, qui se tenait près d’eux.

— Où est le centaure ? demanda Jojonah.

— Il se repose, et plus sereinement que nous aurions pu croire, répondit Francis. Nous l’avons nourri, timidement, au début, mais ensuite il a dévoré des tonnes de viande, la moitié de notre réserve en fait, et a bu plusieurs litres d’eau. La magie de ce brassard doit être bien puissante en effet, car il semble déjà plus fort. (Maître Jojonah hocha la tête, sincèrement soulagé.) Et nous avons trouvé un chemin vers les hauteurs de la montagne.

— Est-ce encore nécessaire ?

— Ce que nous avons découvert au milieu des cendres risque fort de vous intéresser, répondit l’autre, l’air grave.

Maître Jojonah retint la question qui montait à ses lèvres pour étudier le jeune moine. Quels que soient les progrès qu’il avait pu faire, ils avaient disparu à présent, et la chose était probablement due à la visite de Markwart. L’expression de Francis était redevenue froide. Le rire dans ses yeux n’était plus. Il n’y avait que le travail.

— Je crains d’avoir encore besoin de repos, répondit enfin le vieux maître. Je parlerai à Bradwarden aujourd’hui. Nous pourrons escalader la montagne demain.

— Pas le temps, répliqua Francis. Et personne ne communiquera avec le centaure tant que nous n’aurons pas rejoint Sainte-Mère-Abelle.

Jojonah n’eut même pas besoin de demander d’où provenait cet ordre. Et il comprit mieux le changement d’humeur du jeune moine. Lorsque les Barbanques dévastées étaient apparues sous leurs yeux, il avait affirmé qu’il s’agissait là de l’œuvre d’un saint homme, ou des efforts démesurés du dactyl. Il apparaissait à présent que frère Avelyn avait effectivement joué un rôle dans le cataclysme, et maître Jojonah ne doutait pas un instant que le père abbé lui avait efficacement fait rentrer dans la tête qu’Avelyn n’était pas quelqu’un de bon.

— Nous allons monter aujourd’hui, poursuivit Francis. Si vous n’y arrivez pas, frère Braumin ira pour vous. Une fois cette tâche achevée, nous reprendrons la route.

— Il fera sombre avant que vous soyez redescendus, intervint l’Immaculé.

— Nous progresserons nuit et jour jusqu’à atteindre l’abbaye, répliqua frère Francis.

La décision parut à Jojonah complètement stupide. Les réponses étaient évidemment ici, ou dans les environs. Le fait de rentrer maintenant à Sainte-Mère-Abelle n’avait pas le moindre sens… À moins qu’il soit dû à la profonde méfiance que le père abbé nourrissait envers lui. La découverte d’un témoin oculaire avait tout changé, et Markwart n’avait pas l’intention de le laisser gérer cette situation des plus délicates. Le maître lança un coup d’œil à Braumin, et tous deux se demandèrent si le moment était venu de se dresser contre le père abbé et l’Église elle-même.

Mais Jojonah secoua légèrement la tête. Ils ne pouvaient pas gagner.

Il ne fut pas surpris, mais certainement peiné, de trouver Bradwarden enchaîné lorsqu’ils rejoignirent les chariots. Pourtant, la nouvelle vigueur du centaure l’étonna et lui redonna l’espoir.

— Vous pourriez au moins me rendre mes tuyaux ! plaida le centaure.

En suivant le regard de Bradwarden, le vieux moine découvrit une cornemuse poussiéreuse posée sur le siège du chariot voisin. Il commença une phrase, mais frère Francis l’interrompit sèchement.

— Il recevra de la nourriture et des soins et rien d’autre ! Et dès qu’il semblera complètement rétabli, on lui enlèvera son brassard.

— Ah, mais c’est qu’Avelyn était une bien meilleure personne que vous tous réunis ! remarqua Bradwarden. (Fermant les yeux, il se mit à chantonner un air tranquille, en s’interrompant une fois pour leur jeter un regard entendu en marmonnant :) Voleurs.

Sans quitter un instant le moine arrogant des yeux, maître Jojonah alla chercher la cornemuse et la tendit au centaure.

Bradwarden lui renvoya un regard respectueux et un hochement de tête, puis il se mit à jouer une musique obsédante, magnifique, que tous, excepté le têtu Francis, écoutèrent intensément.

Maître Jojonah parvint à trouver la force d’accompagner Francis et six autres dans l’ascension d’Aïda cet après-midi-là. Du sommet de la montagne, il ne restait à présent qu’une large cuvette noire, mais la cendre et la roche fondue avaient suffisamment durci pour qu’ils puissent la traverser sans grande difficulté.

Le jeune frère les conduisit directement à l’endroit où un bras pétrifié surgissait du sol sombre. Le poing fermé semblait avoir tenu quelque chose.

Jojonah se pencha pour étudier le membre. Il le connaissait ! Inconsciemment, il savait de qui il s’agissait. Il sentait la sainteté de cet endroit, comme une aura de paix et de force divine.

— Frère Avelyn ! s’étrangla-t-il.

Derrière lui, tous les autres, à l’exception de Francis, faillirent tomber à la renverse.

— C’est ce que nous pensons, répondit celui-ci. Il semblerait qu’Avelyn ait été de mèche avec le dactyl, et qu’il ait été détruit en même temps que le démon.

Ce mensonge éhonté hérissa le bon maître. Il se retourna violemment vers le jeune moine, et fut à deux doigts de le frapper.

Mais il retint son poing. Il comprit que Markwart persisterait dans sa campagne mensongère au sujet d’Avelyn, car si l’on découvrait que le frère avait donné sa vie pour détruire le démon – chose que Jojonah savait être vraie –, les nombreuses prétentions du père abbé, et sa position au sein de l’Église, seraient assurément en péril. C’était également la raison pour laquelle il avait interdit toute conversation avec le centaure tant qu’il ne se trouverait pas entre les murs du monastère, et donc sous son contrôle.

Jojonah se força à se calmer. Le combat ne faisait que commencer. Le moment n’était pas venu de livrer ouvertement bataille.

— Que croyez-vous qu’il tenait ? demanda Francis. (Jojonah regarda le bras et haussa les épaules.) Il y a très peu de magie autour de lui. Une ou deux Pierres, peut-être, nous le découvrirons en exhumant le corps. Mais il n’y a certainement pas assez de puissance pour correspondre à tout ce qu’Avelyn a volé.

Exhumer le corps. L’idée en elle-même hurlait combien elle était sacrilège. Cet endroit devrait être marqué comme un lieu de pèlerinage sacré, un centre de renouveau de la foi, de la découverte de sa propre personne ! Jojonah eut envie de hurler, d’envoyer à Francis un coup de poing dans la bouche pour avoir osé tenir des propos si impies. Mais une fois encore, il se rappela qu’il était trop tôt pour entamer les hostilités. Pas comme cela.

— La roche qui entoure le bras est solide, dit-il. Ce ne sera pas simple de la faire éclater.

— Nous avons des graphites, lui rappela Francis.

— Et si le corps se trouve au-dessus d’une lézarde ou d’un gouffre, une intervention aussi violente fera certainement tomber les Pierres. Alors nous les aurons perdues à jamais.

Une expression paniquée courut sur le visage du jeune frère.

— Que suggérez-vous, dans ce cas ? demanda-t-il sèchement.

— Cherchez à l’aide de l’hématite et du grenat. Il ne devrait pas être trop difficile de déterminer si cet homme possède ou non des Pierres, et lesquelles. Faites glisser la lumière vive d’un diamant dans la fissure qui court près du bras, puis entrez par l’esprit.

Francis, qui ne comprenait pas la véritable raison pour laquelle le père abbé souhaitait voir détruit ce saint tombeau potentiel, réfléchit un instant, puis accepta.

Il permit également au maître de l’accompagner, attendu que Markwart était trop las pour intégrer de nouveau son corps avant longtemps, et que Jojonah était le seul capable d’identifier frère Avelyn. Lui-même ne l’avait vu qu’une ou deux fois, car le moine avait fui l’abbaye peu après que Francis y avait été admis.

L’identité fut très vite confirmée. Ils ne trouvèrent qu’une seule Gemme près du corps, une Pierre de soleil. Toutefois, Jojonah sentit également les émanations magiques résiduelles de l’améthyste géante. Il n’en dit rien à Francis et n’eut aucun mal à le convaincre qu’une simple Pierre de soleil, qui se trouvait déjà en abondance à Sainte-Mère-Abelle, ne valait pas la peine, le risque, et la perte de temps que causerait l’exhumation du corps.

Francis en tête, ils quittèrent Avelyn.

Le maître fut le dernier à partir. Il s’immobilisa devant cette image, réfléchit à sa propre foi, et se souvint du jeune moine qui lui avait, par inadvertance, tant appris.

Quand ils rejoignirent le campement, il glissa un diamant dans la main de frère Braumin, lui souffla ses consignes, et le pria d’aller visiter ce lieu sacré.

— Je retarderai Francis assez longtemps pour que vous puissiez revenir, promit-il. (L’Immaculé fut un peu dérouté, mais il saisit l’importance de ce pèlerinage au ton de son mentor. Alors qu’il hochait la tête en tournant les talons, le vieux maître ajouta :) Et, frère Braumin, emmenez frère Dellman. Lui aussi devrait voir cet homme et cet endroit.

Frère Francis fut de très méchante humeur en apprenant que leur départ était retardé parce que la roue d’un chariot s’était, on ne sait comment, cassée.

Ils reprirent néanmoins la route avant l’aube. Le centaure, qui semblait maintenant en pleine forme bien que Francis n’ait pas encore osé lui enlever son brassard, joua de la cornemuse en trottinant derrière le chariot du jeune frère, enchaîné à la charpente sous la garde rapprochée de plusieurs moines.

Frère Braumin, maître Jojonah et frère Dellman ne prononcèrent pas un mot ni cette nuit-là ni le jour suivant. Leurs voix avaient été volées par une image qui les accompagnerait pour le restant de leur vie, et par une barrière de réflexion profonde sur leurs buts et sur leur foi.