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Évasion

Sont-ils partis ? demanda le père abbé Markwart à Francis un peu plus tard cet après-midi-là.

Le vieil homme avait passé la journée dans ses quartiers privés afin d’éviter toute confrontation avec maître Jojonah, qu’il soupçonnait d’être au bord de l’explosion – état dans lequel il l’avait intentionnellement jeté avant de le pousser hors de son chemin, de crainte que le vieux maître conserve encore un fond de combativité capable de provoquer une bagarre publique, ce dont Markwart ne voulait certes pas. Qu’il aille à Palmaris, et qu’il bataille contre De’Unnero !

— Oui. Maître… l’abbé De’Unnero les a emmenés.

— Bien. À présent, l’interrogatoire des prisonniers peut pleinement commencer, annonça Markwart d’un ton tellement glacial que Francis sentit un frisson lui parcourir l’échine. Avez-vous le brassard magique du centaure ? (Le frère plongea la main dans une poche et en tira l’objet elfique. Markwart hocha la tête :) Bien ! fit-il encore. Il en aura besoin pour survivre à cette journée.

Sur ce, il se dirigea vers la porte.

— J’ai bien peur cependant que les autres captifs en aient plus besoin que lui, expliqua son disciple en le suivant. La femme, en particulier, semble gravement malade…

— Peut-être, mais nous pouvons nous passer d’eux ! répondit Markwart en se tournant vers lui.

— Dans ce cas, peut-être que quelqu’un pourrait les soigner avec une Pierre d’âme…, bredouilla Francis.

Le père abbé partit d’un éclat de rire qui transperça le jeune frère jusqu’au cœur.

— N’avez-vous pas entendu ce que je viens de dire ? Nous n’avons pas besoin d’eux !

— Pourtant, nous ne les laissons pas partir.

— Oh mais si, nous allons le faire ! rectifia Markwart. (Avant que le sourire ait pu s’étirer sur le jeune visage du moine, le vieillard ajouta :) Nous allons les laisser aller affronter la colère de Dieu en les oubliant dans leur trou obscur !

— Mais, mon Révérend Père…

Markwart le musela du regard.

— Vous vous inquiétez du sort d’individus alors que celui de l’Église entière est en jeu ?

— Si nous n’avons pas besoin d’eux, pourquoi les garder prisonniers ?

— Parce que si la femme que nous cherchons pense que nous les détenons, elle pourrait venir se jeter d’elle-même entre nos mains ! s’irrita Markwart. Peu importe qu’ils soient morts, du moment qu’elle les croit en vie !

— Mais alors, pourquoi ne pas les maintenir dans cet état ? insista le jeune moine.

— Parce que ce sont des témoins ! gronda le père abbé, qui colla son visage fripé si près de celui de Francis que leurs nez se touchèrent. Comment leur histoire risque-t-elle d’être reçue, dites-moi ? Ceux qui l’entendront sauront-ils comprendre que leur souffrance a servi le bien de tous ? Et parlons également du sort du fils ! Souhaiteriez-vous répondre à ces accusations ?

Frère Francis respira profondément pour tenter de se calmer. Une fois encore, il se voyait rappeler à quel point l’obsession du vieux père abbé était profonde, tout comme sa propre implication. Et le jeune moine se trouvait de nouveau face à une intersection. Malgré ce que lui dictait sa sujétion au père abbé et à l’Église, il savait au plus profond de son cœur que cette façon de torturer les Chilichunk et le centaure était une chose malsaine. Pourtant, lui aussi était irrémédiablement mêlé à cette perversité, et, à moins que Markwart triomphe, sa complicité serait étalée aux yeux du monde. La femme était malade parce que son cœur s’était brisé sur la route quand son fils avait trouvé la mort.

— Tout ce qui compte, répéta le père abbé, c’est ce que croit la voleuse de Pierres. Aucune importance que ses parents soient en vie ou non.

— Qu’ils soient en vie ou qu’on les ait tués ! marmonna Francis dans sa barbe, trop bas pour que le père abbé, qui avait repris sa progression vers l’escalier, l’entende.

Le jeune moine prit une autre inspiration, et quand il la libéra, la petite flamme de compassion qui vacillait dans son cœur s’éteignit de nouveau. Il décida qu’il s’agissait d’un travail désagréable et de mauvais goût, mais qui servait le Bien, et qu’il suivait après tout les décrets du père abbé de l’Église abellicane, l’homme le plus proche de Dieu que le monde connaisse.

Frère Francis pressa le pas et dépassa Markwart pour lui ouvrir la porte de l’escalier.

 

— Pettibwa ? Pettibwa ? Oh, pourquoi tu n’réponds pas ? appelait Graevis Chilichunk.

La nuit précédente, il avait parlé avec sa femme à travers le mur de leurs cellules contiguës. Même s’ils s’étaient trouvés dans la même pièce, il n’aurait pas pu la voir tant l’obscurité était profonde, mais le fait d’entendre sa voix était déjà rassurant.

Toutefois, les propos de Pettibwa ne lui avaient pas offert un très grand réconfort. La mort de Grady avait grandi comme un cancer dans le cœur et l’âme de son épouse, et bien que Graevis ait essuyé le plus gros de la colère des moines, bien qu’il soit mutilé, à moitié mort de faim, et que ses vieux os protestent à chaque mouvement – une bonne partie d’entre eux étant certainement cassés –, sa femme était dans un état plus déplorable encore, et de loin.

Il l’appela, suppliant, sans s’arrêter.

Mais Pettibwa ne l’entendait plus. Ses pensées, ses sentiments, étaient tournés en dedans, et focalisés sur l’image d’un long tunnel s’ouvrant sur un halo lumineux, et sur Grady, qui se tenait là, et lui tendait la main.

— Je le vois ! cria-t-elle subitement. C’est Grady ! C’est mon garçon !

— Pettibwa ?

— Il m’indique le chemin ! cria-t-elle avec bien plus de force qu’elle en avait fait preuve depuis de nombreux jours.

Graevis comprit ce qui se produisait, et ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet de la panique. Pettibwa était en train de mourir ! Elle les quittait de bon cœur, lui, et ce monde atroce ! Son premier réflexe fut de crier, de la ramener à lui, de la supplier de ne pas le quitter.

Mais il se reprit à temps pour comprendre à quel point cette attitude serait égoïste, et il demeura silencieux. Pettibwa était prête à partir, et c’était pour elle la meilleure chose à faire. La prochaine vie serait assurément préférable à celle-là.

— Va, Pettibwa. Rejoins-le, appela le vieil homme d’une voix tremblante tandis que les larmes se mettaient à couler de ses yeux vitreux. Va vers Grady, serre-le fort. Et dis-lui que je l’aime aussi.

Il se tut alors, et le monde entier parut devenir silencieux, au point que Graevis put entendre la respiration rythmique de sa femme dans la cellule voisine.

— Grady ! murmura-t-elle une ou deux fois, avant de pousser un profond soupir.

Et puis…

Le silence.

Les sanglots secouèrent le corps brisé du vieil homme. Il se mit à tirer de toutes ses forces sur ses chaînes jusqu’à ce qu’un poignet se disloque, et qu’une explosion de douleur lui impose de s’adosser au mur. Il approcha une main de son visage pour essuyer les larmes et la morve, puis, avec une force qu’il ne croyait plus avoir, il se redressa de toute sa hauteur. Ce serait, comprit-il, son dernier acte de résistance.

Graevis se concentra, conjurant des images de sa défunte épouse pour renforcer son courage, et tira violemment sur la chaîne qui retenait sa main blessée. Sans tenir compte de la douleur, il entreprit de passer le membre à travers la menotte. Il n’entendit même pas le craquement de ses os, continua à tirer comme un animal sauvage. La peau se lacéra, les osselets explosèrent.

Enfin, après plusieurs minutes de souffrance, la main fut libre et ses jambes faiblirent.

— Ah non, certainement pas ! gronda-t-il en se hissant sur la longueur de chaîne restante.

En un mouvement, il bondit par-dessus son bras tendu et se tourna en lançant le membre encore ferré au-dessus de sa tête, si bien qu’en retombant le long du mur, la chaîne s’enroula autour de son cou. En se mettant sur la pointe des pieds, il pouvait soulager la pression.

Mais ses jambes tremblaient violemment, et il sut que cela ne durerait pas longtemps. Bientôt son corps s’affaissa, et la chaîne se resserra. Graevis voulait trouver ce tunnel, voir Pettibwa et Grady qui lui faisaient signe.

 

— Je vous avais dit qu’il était pervers ! rugit le père abbé Markwart en découvrant le pendu. Mais moi-même je n’avais vraisemblablement pas compris à quel point ! Mettre fin à ses jours ! Quelle pleutrerie !

Frère Francis aurait voulu acquiescer sans réserve, mais une partie de sa conscience le travaillait et ne se laissait pas repousser si facilement. Ils avaient trouvé la femme, Pettibwa, morte dans la cellule adjacente, sans qu’elle se soit ôté la vie. Francis pouvait uniquement supposer que Graevis savait qu’elle était morte, et que ce fardeau ultime avait poussé le vieil homme épuisé au-delà des limites de l’équilibre mental.

— Aucune importance, reprit Markwart d’un ton dédaigneux. (Il était un peu plus calme maintenant que le choc initial s’était estompé. Francis et lui ne venaient-ils pas justement de discuter de cette éventualité ?) Comme je vous l’ai expliqué en haut, ils n’avaient plus rien d’intéressant à nous apprendre.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? osa demander l’autre.

— Parce qu’ils étaient faibles ! aboya Markwart. Comme ceci (il agita une main en direction de la forme flasque qui pendait contre le mur) ne fait que le prouver ! Faibles. S’ils avaient eu quoi que ce soit de plus à nous dire, ils auraient depuis longtemps cédé à la pression de nos interrogatoires !

— Et maintenant, tous les membres de la famille qu’avait connue cette Pony sont morts, commenta sombrement le jeune frère.

— Mais tant qu’elle l’ignore, ils nous sont encore utiles, répondit durement le père abbé. Vous ne parlerez à personne de leur décès.

— À personne ? répéta Francis, incrédule. Vais-je devoir les enterrer tout seul, comme Grady ?

— Grady était de votre responsabilité, et ce du fait de vos propres actions ! glapit Markwart. (Frère Francis bredouilla, chercha une réponse, mais n’en trouva aucune. Quand le père abbé estima que le jeune moine s’était suffisamment tortillé de malaise, il reprit :) Laissez-les où ils sont. Les vers les mangeront aussi bien ici que sous terre.

Francis envisagea de débattre, quoique plus timidement cette fois, en indiquant le problème de l’odeur, mais il s’interrompit en considérant l’endroit qui l’entourait. Dans ces oubliettes négligées, la puanteur de deux corps en décomposition serait à peine notable, et ne changerait certainement pas l’aura exécrable des lieux. Pourtant, Francis était profondément choqué à l’idée de les abandonner là sans leur offrir un enterrement et une cérémonie décents, tout spécialement pour la femme, qui n’avait en rien facilité sa mort.

Mais le jeune moine se rappela que lui non plus n’était plus sur ce piédestal sacré. Ses mains n’étaient pas vierges. Ainsi, cet homme qui se voulait le protégé de Markwart réagit comme toujours face aux contradictions qui l’assaillaient : en chassant ces pensées d’un haussement d’épaules. Il les expulsa complètement de son esprit, et souffla encore une fois la bougie de la compassion.

Le père abbé lui désigna la porte, et le moine remarqua la nervosité du geste. Ils avaient commencé par les Chilichunk. Restait encore à voir si Bradwarden, qui d’après Markwart était le plus important de tous leurs prisonniers, était encore en vie. Francis s’élança dans le tunnel de pierre et de poussière enfumé en tripotant ses clés.

— Va-t’en de là, sale chien ! J’ai rien à te dire ! lança une voix pleine de défi à l’intérieur de la cellule.

Francis, rassuré, glissa la clé dans la serrure.

— C’est ce que nous allons voir, centaure ! marmonna le père abbé d’un air méchant. (Il se tourna vers Francis :) Avez-vous le brassard ?

Francis entreprit de tirer l’objet de sa poche, puis hésita.

Mais trop tard. Markwart avait vu son mouvement et il lui prit la bande d’étoffe des mains.

— Allons, le devoir nous appelle ! lança le père abbé qui semblait beaucoup s’amuser.

Son ton léger fit courir un frisson dans le dos de Francis, qui comprit qu’avec le tissu enchanté au bras, le centaure s’apprêtait à connaître un long, un terrible épisode.