Troisième partie

Le démon intérieur

 

J’ai pleuré la mort du frère Justice.

Ce n’était pas son véritable nom, bien sûr. Il s’appelait Quintall. J’ignore si c’était son nom de famille, son prénom, ou même s’il en avait un autre. Je ne connais que Quintall.

Je n’ai pas le sentiment de l’avoir tué, oncle Mather. Du moins, pas quand il était humain. Je pense que son corps physique a péri à cause de l’étrange broche qu’il portait, un lien magique, comme Avelyn l’a découvert, avec le plus mauvais de tous les démons.

J’ai pleuré sur cet homme, sur sa mort, dans laquelle j’ai joué un rôle important. J’ai agi de manière à nous protéger, Avelyn, Pony et moi-même, et si les circonstances venaient à se reproduire, je ne doute pas que je réagirais de la même façon et que je combattrais frère Justice sans entendre ma conscience pousser le moindre cri.

Et pourtant, j’ai versé des larmes sur tout ce potentiel perdu, gâché, perverti par le Mal. Quand j’y repense aujourd’hui, je vois que la vraie tristesse, la véritable perte est là, car en chacun de nous brûle une bougie d’espoir, une lumière de sacrifice et de communauté, et le pouvoir de faire de grandes choses pour rendre le monde meilleur. En chacun de nous, en chaque homme et chaque femme, gît une grandeur possible.

Quelle chose terrible les chefs de l’Église d’Avelyn ont fait à cet homme, à ce Quintall, en le pervertissant ainsi, en le transformant en ce monstre qu’ils ont appelé frère Justice !

Après son décès, j’ai eu, pour la toute première fois, l’impression d’avoir du sang sur les mains. Les seuls autres humains que j’aie jamais affrontés étaient les trois trappeurs, envers qui j’ai fait preuve de clémence, chose qu’ils m’ont rendue au centuple ! Mais pour Quintall, il n’y a pas eu de pitié. Il n’aurait pas pu y en avoir, même s’il avait survécu à ma flèche et à sa chute, même si le dactyl et la broche magique n’avaient pas arraché son esprit à sa forme physique. Il avait pour mission d’assassiner Avelyn, et rien, à part la mort, n’aurait pu l’en faire dévier. Cette entreprise par trop dévorante avait été gravée dans ses pensées par un procédé long et ardu, qui avait fait ployer son libre arbitre jusqu’à ce qu’il se brise complètement, qui avait éliminé la conscience de l’homme appelé Quintall et transformé son cœur en obscurité.

C’est peut-être pour cela que le démon l’a trouvé, et accueilli dans son sein.

Quel dommage, oncle Mather ! Quel galvaudage !

Depuis que je suis devenu rôdeur, et même avant cela, dans la bataille de Dundalis, j’ai tué de nombreuses créatures, powries, gobelins, géants, sans verser sur elles une seule larme. J’ai longuement médité ce fait à la lumière de mes sentiments vis-à-vis de la mort de Quintall. Cette tristesse n’était-elle rien de plus qu’une élévation de ma propre race au-dessus de toutes les autres, et si oui, n’est-ce pas la pire sorte d’orgueil ?

Non, et je l’affirme avec confiance, car je pleurerais assurément si le sort cruel devait me pousser à lever mon arme contre un Touel’alfar. Je considérerais sûrement la mort d’un elfe déchu comme une chose aussi tragique et pitoyable que celle d’un humain tombé.

Où est la différence, alors ?

Tout revient, je crois, à une affaire de conscience. Comme les humains, voire plus, les Touel’alfar possèdent la capacité, l’inclinaison, même, à suivre le chemin du Bien. Il n’en va pas de même avec les gobelins, et certainement pas avec les vils powries. Je n’en suis pas si sûr pour les fomorians. Il est possible qu’ils soient simplement trop stupides pour comprendre la souffrance que génèrent leurs actions guerrières. En tout cas, je n’aurai jamais de remords pour ces monstres qui tombent sous les coups de Tempête ou sous la morsure d’Aile de faucon. Ils appellent leur propre mort par leur malignité. Ce sont les créatures du dactyl, du mal incarné, qui massacrent les humains, et s’entre-tuent, souvent, sans autre raison que le plaisir du geste.

J’ai eu cette conversation avec Pony. Elle m’a présenté un scénario intéressant en se demandant si un bébé gobelin élevé par les humains ou par les Touel’alfar dans la beauté d’Andur’Blough deviendrait aussi vil que sa race féroce. La perversité de ces êtres dépend-elle d’une noirceur inhérente, enracinée et indestructible, ou de l’éducation ?

Notre ami Belli’mar Juraviel avait sa réponse. Il y a fort longtemps, son peuple a accueilli un enfant gobelin sur leurs terres enchantées. Ils l’ont élevé comme s’il était des leurs. En grandissant, le gobelin est devenu tout aussi vicieux, haineux et dangereux que ses frères éduqués dans les trous obscurs des montagnes lointaines. Les elfes, toujours curieux, ont tenté la même chose avec un enfant powrie, et les résultats furent encore plus désastreux.

C’est pourquoi je ne pleurerai pas sur les powries, les gobelins et les géants, oncle Mather. Je ne verse pas de larme pour les créatures du dactyl. Mais je pleure pour Quintall, qui est tombé sur des chemins obscurs. Je déplore le potentiel perdu, et le choix, unique, terrible, qui l’a poussé vers les ténèbres.

Et je pense, oncle Mather, qu’en pleurant Quintall, ou tous les elfes ou humains que le sort cruel pourrait me demander de tuer, je préserve ma propre humanité.

C’est, je le crains, la cicatrice de bataille qui se révélera la plus durable.

Elbryan l’Oiseau de Nuit