6

Sous-estimés

Il trouva fort curieux de découvrir des sentinelles powries à l’orée de Caer Tinella si tard dans la nuit. D’habitude, les nains et les gobelins réintégraient la ville juste après le coucher du soleil. Et même si les gobelins, en particulier, préféraient l’abri de la nuit pour commettre leurs méfaits, puisque la ville était sécurisée, ils profitaient normalement de cette période active pour jouer et parier, boire, et se pousser les uns les autres jusqu’à ce que des bagarres éclatent immanquablement entre eux.

Toutefois, c’était avant que Mme Kelso ait prétendument été changée en arbre, fait que les monstres imputaient à leur figure divine, le dactyl. Ainsi, ils semblaient maintenant vouloir se montrer plus vigilants, juste au cas où le démon apparaîtrait en personne pour surveiller leur travail.

Roger sourit. Il était content que sa petite ruse ait causé tant de trouble aux misérables créatures, et il ne s’inquiétait pas démesurément des gardes. Il était venu pour entrer dans Caer Tinella, alors il y entrerait, en dépit de ce que les powries tenteraient pour l’arrêter. Oh, oui, les gardes le ralentiraient. Mais certainement pas comme ils l’avaient prévu.

Les deux powries attendaient tranquillement. Le premier avait les mains dans les poches, et le second tirait de grandes bouffées sur une longue pipe. Roger, constatant que leurs coiffes, même à la faible clarté, brillaient d’une teinte cramoisie, comprit que ces deux-là étaient des vétérans chevronnés. Les powries étaient appelés « bonnets sanglants » parce qu’ils avaient pour habitude de tremper leurs bérets, coiffes de peau souvent humaine, dans le sang de leurs ennemis. Les bonnets étaient traités avec des huiles spéciales qui leur permettaient de conserver la couleur écarlate, dont l’essence de chaque nouvelle victime venait renforcer l’éclat. Ainsi, on pouvait souvent déterminer le rang d’un powrie à la couleur de sa coiffe.

Roger fut répugné par l’image et par la signification de ces bérets brillants, mais il ne se laissa pas décourager pour autant. Si le fait de comprendre que ces deux-là avaient souvent trempé leurs coiffes lui fit un quelconque effet, ce fut de renforcer sa détermination. Selon lui, la petite action qu’il préparait vengerait tous ceux qu’ils avaient tués – au moins un peu.

Un feu brûlait bas entre les monstres. Ils avaient en outre disposé trois torches en demi-cercle à trois mètres et demi d’intervalle, qui ne laissaient d’ouvert que le court chemin menant à la ville voisine. Roger se glissa derrière cet hémicycle en se mouvant avec la légèreté d’un nuage flottant devant la lune. Quand il longea le cercle, la ville lui fut ouverte, mais il s’en détourna pour se couler derrière les deux nains, en s’insinuant derrière une haie à quelques pas de distance. Là, il attendit un moment pour s’assurer que les powries relâchaient leur vigilance et qu’aucune autre créature ne se trouvait dans les environs immédiats. Puis il contourna le buisson et s’approcha en rampant de ses proies.

— Je prendrais bien une latte, moi aussi, remarqua le powrie en sortant une main de sa poche en même temps qu’une pipe.

À peine la main du powrie eut-elle quitté la poche que celle de Roger s’y glissa.

— Recharge, ordonna le nain en tendant sa pipe à son compagnon.

L’autre powrie prit l’objet et souleva un petit paquet d’herbe à pipe. Le premier glissa derechef la main dans la poche, alors même que celle de Roger en ressortait, tenant deux pièces d’or, cette étrange monnaie octogonale des îles Érodées.

Le jeune garçon eut un grand sourire en voyant le powrie récupérer sa pipe de l’autre main, lui ouvrant ainsi sa seconde poche.

 

— Vous êtes sûr ? répéta Belster O’Comely pour la dixième fois.

— Je les ai vus moi-même ! répondit l’homme, Jansen Bridges. À peine une heure plus tôt !

— Gros ?

— Capables de dévorer un homme, avec encore suffisamment de place pour finir sa femme !

Belster, assis sur un tronc d’arbre, se releva et se dirigea vers l’orée sud de la petite clairière qui servait de camp de base à la bande de réfugiés.

— Combien sont allés en ville ? demanda Jansen.

— Uniquement Roger Crocheteur.

— Il y va chaque soir ! commenta Jansen d’un ton plutôt moqueur.

Jansen venait du nord avec le groupe de Belster, et n’avait jamais été très épris de Roger Crocheteur.

— Oui, et nous mangeons tous mieux grâce à cela ! rétorqua l’aubergiste en se tournant vers lui.

Le doux Belster s’aperçut alors que le ton de Jansen était tissé de frustration plus que de colère contre Roger. Aussi ne releva-t-il pas.

— Si quelqu’un peut s’en approcher, c’est bien Roger Crocheteur, poursuivit Belster en s’adressant autant à Jansen qu’à lui-même.

— C’est ce que nous espérons tous. Mais nous ne pouvons pas attendre de le découvrir. Je dis qu’il faut mettre huit kilomètres de plus entre les nains et nous, du moins le temps de voir jusqu’à quel point ces nouvelles adjonctions peuvent être dangereuses.

Belster étudia l’idée un bref instant, puis hocha la tête en signe d’assentiment.

— Allez en parler à Tomas Gingerwart. S’il pense lui aussi qu’il vaut mieux reprendre la route dès cette nuit, notre groupe sera prêt à se remettre en marche.

Jansen Bridges s’éloigna dans la clairière, laissant Belster à ses pensées.

Il s’aperçut qu’il commençait à se lasser de tout ceci. Il était fatigué de se cacher dans les bois, fatigué des powries. Il avait connu un grand succès comme aubergiste à Palmaris, une ville qu’il avait considérée comme son foyer depuis l’âge tendre de cinq ans, après que ses parents et lui avaient quitté les terres du Sud près d’Ursal pour s’y installer. Pendant plus de trente ans, il avait vécu dans cette cité prospère sur le Masur Delaval, en travaillant d’abord avec son père, un constructeur, puis seul, dans sa propre affaire, une auberge. Sa mère était morte, paisiblement, et moins d’un an plus tard son père l’avait suivie. Ce n’est qu’alors que Belster avait découvert les dettes que son père laissait derrière lui, un « héritage » qui retomba entièrement sur les épaules de son seul fils.

Belster avait perdu son auberge, et il demeurait endetté au point d’avoir le choix entre accepter un contrat synallagmatique avec les créanciers pendant dix ans, ou aller moisir tout aussi longtemps dans une cellule de Palmaris.

Au final, il s’était lui-même créé sa troisième option. Empaquetant ses maigres possessions restantes, il s’était enfui vers le Nord sauvage en direction des Timberlands et d’un endroit appelé Dundalis, une ville nouvellement reconstruite sur les cendres de la précédente, détruite quelques années plus tôt par un raid gobelin.

En Dundalis, Belster O’Comely avait trouvé sa maison et sa place, et il avait ouvert une nouvelle auberge, la Hurle-Sheila. Il n’y avait pas beaucoup de clients, car les Timberlands n’étaient pas très peuplées, et les seuls visiteurs qui passaient par là étaient les caravanes de marchands saisonniers. Toutefois, dans le style de vie de ce hameau des terres indomptées où l’on subvenait à ses propres besoins, Belster n’avait pas besoin de beaucoup d’argent.

Mais voilà, les gobelins étaient revenus, accompagnés cette fois de hordes de powries et de géants. Belster était redevenu un fugitif avec, cette fois, des enjeux bien plus élevés.

Il reporta le regard sur la sombre forêt en direction de Caer Tinella, bien que la ville soit trop distante, et cachée derrière trop d’arbres et de collines, pour être visible. La bande de hors-la-loi ne pouvait pas se permettre de perdre Roger Crocheteur. Le jeune homme était devenu une légende pour les réfugiés, leur meneur, en quelque sorte, bien qu’il soit rarement parmi eux, et qu’il parle encore moins souvent à quiconque. Depuis sa téméraire rescousse de Mme Kelso, ce statut avait encore grandi, à supposer que la chose soit possible. Si Roger était pris et tué maintenant, le coup au moral serait terriblement lourd.

— Qu’est-ce que vous savez ? prononça une voix derrière lui.

Belster se retourna et découvrit Reston Meadows, un autre de ses camarades réfugiés de Dundalis, qui se tenait derrière lui.

— Roger est en ville, répondit-il.

— C’est ce que Jansen nous a dit, répondit sombrement Reston. Et il nous a également parlé des nouveaux extras. Le garçon va devoir tenir sa réputation, et bien plus, je le crains.

— Tomas s’est-il prononcé à ce sujet ?

Reston hocha la tête.

— Nous partirons d’ici une heure.

Belster frotta ses épaisses bajoues.

— Prenez deux de vos meilleurs éclaireurs et dirigez-vous vers Caer Tinella, dit-il. Essayez de découvrir le sort de Roger Crocheteur.

— Vous croyez que trois personnes pourraient entrer et le secourir ? répliqua Reston, incrédule.

Belster comprit ce sentiment. Rares étaient ceux dans le bivouac qui souhaitaient rencontrer Kos-kosio Begulne et ses puissants powries.

— Je vous ai seulement demandé de découvrir ce qui lui était arrivé, pas de le ramener, expliqua l’homme corpulent. Si Roger a été emmené et tué, nous allons devoir concocter une histoire plus adéquate pour expliquer son absence. (Reston pencha la tête, curieux. Belster désigna le campement d’un mouvement du menton :) Pour eux, expliqua-t-il. Nous n’avons pas été brisés lorsque l’Oiseau de Nuit, Pony et Avelyn sont partis pour les Barbanques. Mais s’ils avaient été assassinés, à quel point la peine aurait-elle pu nous paralyser ?

Reston comprit.

— Ils ont besoin de Roger.

— Ils ont besoin de croire que Roger œuvre pour leur liberté, répondit Belster.

L’autre homme hocha la tête une fois encore et s’éloigna rapidement à la recherche de deux éclaireurs adéquats, laissant de nouveau Belster seul, les yeux rivés sur la forêt. Oui, Belster O’Comely était las de tout ceci, et particulièrement des responsabilités. Il avait le sentiment d’être le père de cent quatre-vingts enfants, dont un casse-cou en particulier qui lui faisait courir des frissons sur les nerfs.

Belster espérait de tout son cœur que ce fauteur de troubles revienne sans encombre.

 

Son butin bien à l’abri, Roger entreprit de s’éloigner furtivement. Toutefois, alors qu’il traversait la haie, il découvrit une corde dont les esclaves se servaient pour hisser les bûches. Incapable de résister, il enroula le milieu autour d’un tronc d’arbre robuste, puis retourna vers les fumeurs de pipe en tenant une extrémité dans chaque main.

Il rejoignit les bois peu après, et décida qu’il repasserait par là sur le chemin du retour. Si, comme c’était souvent le cas, les powries n’avaient pas beaucoup bougé entre-temps, ils connaîtraient quelques désagréments qui offriraient à Roger une bonne partie de rire, lorsqu’ils se lanceraient après lui en hurlant et que les nœuds coulants qu’il leur avait passés aux pieds se resserreraient en les jetant à terre.

Il pourrait même revenir et leur arracher l’une de leurs précieuses coiffes avant qu’ils parviennent à s’extirper du piège.

Mais Roger repoussa cette idée à plus tard. La ville, silencieuse et sombre, apparaissait clairement à présent. Un ou deux gobelins erraient là, mais même le bâtiment central qui servait habituellement aux jeux était calme cette nuit-là. Une fois encore, le garçon repensa à sa ruse avec Mme Kelso. Les monstres se comportaient du mieux possible, de crainte que leur impitoyable maître se trouve dans les environs.

Au vu de cette garde renforcée, il souhaitait presque avoir trouvé une autre explication pour justifier la disparition de Mme Kelso.

Toutefois, le jeune voleur se dit qu’il était trop tard pour s’inquiéter de cela, et il entra dans la ville. Il serait prudent, cette nuit. Au lieu de suivre ses rondes normales, de se couler d’un bâtiment à l’autre en faisant les poches, pour souvent déplacer des objets sans grande valeur d’un monstre à un autre afin de voir s’il pouvait susciter une bagarre, il se dirigea tout droit vers le garde-manger dans l’idée de s’offrir un bon repas et de rapporter un peu de nourriture aux autres, cachés dans la forêt.

La porte en était verrouillée. Entre ses poignées en cercle s’entortillaient de lourdes chaînes retenues par un cadenas massif.

Où ont-ils trouvé cela ? se demanda le jeune homme. Et pourquoi avoir pris cette peine ?

Sur un soupir contrarié, Roger tira un petit crochet de derrière son oreille et le glissa dans le cadenas, en se penchant pour mieux entendre ce qu’il faisait. Quelques tours et quelques « clic » plus tard, la serrure s’ouvrit. Roger la retira et entreprit de dérouler les chaînes, mais il s’arrêta soudain pour réfléchir à ses actes. Il n’avait pas si faim que cela, maintenant qu’il y pensait.

Il lança un coup d’œil alentour, jaugea le silence en tentant d’évaluer le niveau de vigilance de la ville. Peut-être trouverait-il à s’amuser un peu, ce soir. Alors il pourrait venir chercher à manger pour ses amis.

Il prit la serrure et les chaînes, et laissa les portes closes.

Il comprit avant d’avoir fait deux pas que la chance était avec lui, quand il entendit un bruit sourd dans son dos. Il revint en trottinant près des portes, et colla l’oreille contre le bois.

Des grognements et grondements s’élevaient derrière, suivis, avec une férocité si soudaine que Roger se redressa en un clin d’œil, d’un aboiement sonore et rageur.

Le jeune homme s’éloigna à toute allure pour se glisser derrière une autre bâtisse. Il cacha la chaîne et le cadenas, trop bruyants pour qu’il puisse fuir avec, sous une planche branlante dans l’allée, puis grimpa aisément sur le toit sans un bruit.

Un powrie traversait l’espace ouvert jusqu’au garde-manger en jurant à chaque pas.

— Bah, sur quoi est-ce que vous râlez ? grommela le nain de sa voix semblable à un frottement de pierres.

En atteignant la porte, le powrie s’arrêta et se gratta la tête, comprenant confusément que quelque chose manquait.

— Crotte, marmonna Roger en voyant le powrie refaire en courant le chemin qu’il avait parcouru.

Ses tactiques habituelles auraient exigé qu’il reste assis sans bouger, mais les poils de sa nuque se hérissaient et son instinct lui criait de s’en aller au plus vite. Il rampa vers l’autre extrémité du bâtiment puis s’élança dans l’obscurité. Derrière lui, dans toute la ville, des torches s’enflammaient l’une après l’autre, l’agitation croissant aux cris de « Au voleur ! » qui résonnaient dans la nuit.

Roger bondit d’un toit à l’autre, descendit hâtivement un mur pour en escalader un deuxième, puis franchit la barrière de planches fendues du corral à l’extrémité nord-ouest de la ville. Plié en deux, le jeune homme progressa entre les vaches en tentant de ne pas les déranger, posant sur elles une main légère dans un murmure apaisant, en les pressant de rester tranquilles.

Il aurait pu traverser ainsi sans incident. Les animaux au repos ne s’inquiétaient pas plus que cela de sa présence.

Sauf qu’il n’y avait pas que des vaches.

Si Roger ne s’était pas tant inquiété de réveiller les powries et les gobelins, il se serait aperçu qu’il s’agissait de la ferme de Rosin Delaval, qui possédait le plus mauvais taureau de tout Caer Tinella. Rosin le parquait habituellement à l’écart, vu que la bête tyrannique blessait souvent les autres et ne lui facilitait pas la traite. Mais les powries ne séparaient pas les animaux, s’amusant du bétail blessé, et des cabrioles des gobelins quand ils les envoyaient chercher du lait, ou tuer une vache.

Roger, regardant par-dessus son épaule plus que devant lui, traversa un véritable labyrinthe de corps tièdes, forçant gentiment une bête à se décaler d’un coup de coude avant d’en pousser doucement une autre. Il remarqua immédiatement que la dernière semblait bien plus massive, et nettement moins disposée à céder du terrain.

Le garçon se remit à pousser. Mais soudain il se figea et tourna lentement la tête vers l’animal.

Le taureau, dans l’intégralité de ses quatre-vingt-dix kilos, était à moitié assoupi. Roger, l’estimant déjà trop réveillé, se mit à reculer lentement. Ce faisant, il rentra dans une vache qui beugla sur-le-champ ses doléances.

Le taureau renâcla en agitant son énorme tête cornue d’un côté et de l’autre.

Roger fila comme une flèche derrière l’animal tandis qu’il se retournait, avant de pivoter et de repartir dans l’autre sens pour se couler derechef dans le dos de la bête. Pendant un bref instant, il nourrit le fantasme d’infliger un tel tournis à l’animal qu’il finisse simplement par s’effondrer. Mais ce ne fut que très bref, car malgré les mouvements rapides et le pied assuré du garçon, le taureau se mouvait en même temps que lui, et ces cornes mortelles gagnaient du terrain.

Roger choisit la seule option qui lui paraisse ouverte : il bondit sur le dos de l’animal.

Il savait, rationnellement, qu’il n’aurait pas dû crier, mais il le fit pourtant. Le taureau rua en renâclant, ses sabots claquant sur le sol dans une rage absolue. Il se contorsionna, bondit, baissa la tête et se tourna si sèchement qu’il faillit projeter Roger par-dessus son épaule.

Sans savoir comment, le jeune garçon tint bon tandis que la bête enragée se dirigeait vers l’extrémité de l’enclos, et la sombre forêt au-delà. C’était une bonne chose, car de l’autre côté les gobelins et les powries pullulaient, hurlant pour la plupart en désignant le corral.

Le taureau se lança dans une course aussi folle que brève, puis s’arrêta brusquement en dérapant, avant de balancer violemment la tête vers la droite, puis vers la gauche. Une fois encore, Roger demeura désespérément accroché, empoignant même une des cornes. Au second coup de tête, le taureau perdit l’équilibre, et le garçon à l’esprit vif vit là sa chance. Il remonta une jambe et la plia sous son corps en tirant de toutes ses forces sur la corne, amplifiant ainsi le mouvement du taureau. L’animal se jeta en avant et Roger bondit, touchant le sol dans un trébuchement qui se mua bientôt en course folle. Il atteignit la barrière avant que le taureau soit parvenu à retrouver l’équilibre, et la franchit en un clin d’œil.

La bête s’approcha et Roger, bien qu’il discerne clairement les gobelins qui accouraient d’un côté et de l’autre de l’enclos, s’arrêta assez longtemps pour lancer à l’animal d’un ton plein de défi : « J’aurais pu la briser, ta grosse nuque ! » en claquant des doigts devant son museau.

Le taureau renâcla et frappa le sol, puis baissa la tête.

La bouche de Roger s’ouvrit toute seule.

— Mais… tu ne peux pas me comprendre ! protesta-t-il.

Le point était discutable ; le taureau attaqua la barrière.

Roger s’élança vers les bois tandis que la bête furieuse s’écrasait contre la clôture, donnait des coups de sabot, arrachait les planches et jetait les rondins dans les airs.

Enfin, il fut libre et déboula dans la petite clairière située juste derrière le corral. Alors que les gobelins approchaient, le taureau se rangea soudain du côté du fuyard.

— Aïe aïe aïe aïe aïe aïe ! stridula l’un des monstres.

Considéré comme un esprit vif parmi ses camarades obtus, ce gobelin saisit son plus proche voisin et jeta le pauvre idiot sur le chemin de la bête.

Le projectile s’éleva très bientôt dans les airs, où il effectua deux sauts périlleux complets avant de s’écraser sur le sol. Il tenta de s’éloigner en rampant, sans grogner, sans rien faire qui puisse attirer l’attention du taureau enragé qui pourchassait alors le reste des gobelins en déroute.

Non loin, du haut d’un arbre, Roger observait la scène, sincèrement amusé. Ses ricanements se changèrent néanmoins en grognements de compassion quand l’animal encorna un gobelin qui fuyait à quatre pattes, l’excroissance pointue s’enfonçant dans l’arrière de la jambe pour ressortir par la rotule. Le taureau lança alors la tête en arrière, jetant la créature hurlante en travers de sa large nuque, puis reprit sa course en ruant frénétiquement tandis que le gobelin cahotait d’un côté et de l’autre. Enfin, la corne se dégagea du genou et le monstre s’effondra sur le sol. L’animal, cependant, n’en avait pas fini avec lui. Il fit demi-tour dans un jet de mottes d’herbe et le piétina avant qu’il ait pu se remettre à ramper.

Roger se déplaça le long de la branche et bondit sur celle d’un autre arbre, progressant ainsi vers le nord, en direction du campement.

— Un autre soir, se promit-il en se souvenant de la chaîne et du cadenas.

Il pourrait, songeait-il, jouer plus d’un tour aux powries avec ces objets-là. Alors, même s’il n’était pas entré dans le garde-manger, et malgré la rencontre avec le taureau, Roger, l’éternel optimiste, jugea que cette nuit avait été un succès, et c’est le cœur léger et les pieds dansants qu’il redescendit et entreprit de retrouver son chemin jusqu’aux deux premiers nains. Il les aperçut de loin. Tous deux, assis par terre, tentaient de libérer leurs chevilles. L’agitation de la ville les avait, semblait-il, animés, et la corde les avait fait tomber.

Roger était navré d’avoir manqué cela. Mais il se satisfit de l’image des deux pipes gisant dans la poussière et des imprécations marmonnées de ses victimes. Cela ne fit que le rendre plus joyeux encore, et, un sourire malicieux aux lèvres, il commença à s’enfoncer dans la forêt.

C’est alors qu’il entendit les aboiements.

— Quoi ? fit le jeune homme en s’immobilisant pour étudier le son étrange.

N’ayant aucune expérience des chiens de chasse, il ignorait qu’ils annonçaient une piste, sa piste. Toutefois, il comprit au son continu que les animaux se rapprochaient. Aussi escalada-t-il rapidement un haut et large chêne situé à l’écart des autres en scrutant l’obscurité.

Loin au sud, il distingua la lueur des torches.

— Quels bornés ! marmonna-t-il en secouant la tête.

Convaincu que les monstres ne le retrouveraient jamais dans les bois obscurs, il entreprit de redescendre de l’arbre, mais il changea presque immédiatement de direction quand des grondements sourds s’élevèrent jusqu’à lui. D’une branche basse, il distingua les quatre formes. Roger avait déjà vu des chiens auparavant. Rosin Delaval en avait deux pour garder son troupeau. Mais les siens étaient petits, amicaux. Ils remuaient constamment la queue et ils étaient toujours prêts à jouer avec lui, ou avec n’importe qui, d’ailleurs. Ces bêtes, en bas, semblaient appartenir à une tout autre espèce. Le ton de leur aboiement n’était pas amical, mais menaçant, profond, vibrant, comme dans un cauchemar. Roger ne pouvait pas distinguer grand-chose dans les ténèbres, mais il comprit aux hurlements et aux silhouettes noires que ces chiens-là étaient bien plus gros que ceux de Rosin.

— Où est-ce que vous les avez trouvés, ceux-là ? marmonna le jeune voleur.

En effet, ces chiens étaient une nouveauté à Caer Tinella.

Roger lança un regard circulaire en cherchant un moyen de regagner le sol tout en s’éloignant de ces animaux.

Il fut presque immédiatement frappé par l’idée que redescendre reviendrait à être dévoré. Il allait devoir se fier à sa chance. Il monta donc jusqu’à la plus haute branche du chêne, en espérant qu’en le perdant de vue, les chiens se désintéresseraient de lui.

Il ne concevait pas l’entraînement de ces animaux. Les chiens demeurèrent au pied de l’arbre, reniflant, griffant, puis aboyant. L’un d’eux bondissait sans relâche en labourant l’écorce.

Roger lança un coup d’œil inquiet vers le sud, et vit les torches se rapprocher de plus en plus, suivant le vacarme. Il devait faire taire ces chiens, ou trouver un moyen de sortir de cet endroit.

Mais il ne savait pas par où commencer. Il ne portait qu’une arme, un petit canif, plus adapté au crochetage de serrure qu’au combat, et même s’il avait transporté une épée, il était horrifié à l’idée d’affronter ces chiens. Il se gratta la tête en regardant tout autour de lui. Pourquoi avait-il fallu qu’il grimpe dans cet arbre si éloigné des autres ?

Parce qu’il n’avait pas compris ses ennemis.

— Je les ai sous-estimés, se disputa Roger tandis que les powries entraient dans la clairière.

En un instant, son arbre fut encerclé par une horde de brutes naines, parmi lesquelles se trouvait un Kos-kosio Begulne souriant. Roger entendit les compagnons du chef le féliciter d’avoir acquis ces chiens, des Craggoths, comme ils les appelèrent.

Le jeune humain comprit alors qu’ils avaient été plus fins que lui.

— Allez, descends, tonna Kos-kosio Begulne vers le sommet de l’arbre. On te voit, tu sais, alors arrive tout de suite, sans quoi je te jure que je fais brûler cette saleté d’arbre et toi avec ! Ensuite, je laisserai mes chiens manger ce qui restera de ta carcasse ! ajouta-t-il, sournois.

Roger savait que le féroce Kos-kosio ne plaisantait pas, loin de là. Sur un haussement d’épaules résigné, il se laissa glisser vers les branches les plus basses, bien en vue du chef powrie.

— Descends ! exigea derechef Kos-kosio Begulne d’une voix soudain sévère, terrifiante. (Roger lança un coup d’œil sceptique aux chiens enragés.) Tu les aimes, mes Craggoths ? questionna le nain. Nous les élevons dans les Julianthes pour attraper les rats de ton espèce !

Kos-kosio Begulne fit signe à plusieurs powries, qui s’approchèrent rapidement des chiens pour leur passer des chaînes d’étranglement au cou et les entraîner à l’écart, ce qui n’était pas une mince affaire, étant donné le niveau d’excitation des bêtes. À la lumière des torches, Roger eut l’occasion de bien les voir, et il s’aperçut alors, ainsi qu’il l’avait soupçonné, que ces animaux ressemblaient de très loin aux chiens de Rosin. Dressés sur de longues pattes fines, ils avaient des têtes et des poitrails énormes, larges et musclés, une fourrure courte de couleur brune et noire et des yeux d’ébène, comme animés par les flammes de l’enfer, qui jetaient des éclats rouges dans la nuit. Bien qu’ils parussent à ce stade être complètement contenus, Roger pouvait à peine se résoudre à bouger.

— Descends ! ordonna encore Kos-kosio Begulne. Et c’est la dernière fois que je demande.

Roger se laissa légèrement tomber au sol devant le chef powrie.

— Roger Billingsbury, à votre service, mon bon nain, annonça-t-il dans une révérence.

— Ils l’appellent Roger Crocheteur, intervint un autre powrie.

Roger hocha la tête et sourit, en le prenant comme un compliment.

Kos-kosio Begulne le jeta à terre d’un puissant coup de poing.