20

En suivant l’appât

Connor Bildeborough ne ressentit aucune nervosité en laissant derrière lui les confins jusqu’à ce jour familiers et sûrs de Palmaris. Il avait à maintes reprises voyagé vers les terres du Nord au cours des derniers mois, et pensait avec confiance pouvoir éviter les ennuis potentiels causés par la grande quantité de monstres qui s’y trouvait encore. Les géants, avec leur dangereuse tendance à projeter des rochers, étaient devenus bien rares, et ni les powries ni les gobelins ne possédaient de chevaux, et ne pourraient donc jamais rattraper Pépite.

Même lorsqu’il dressa le camp cette première nuit, à près de cinquante kilomètres au nord de la ville, le noble n’était pas inquiet. Il savait se cacher et, puisque c’était l’été, il n’avait même pas besoin de feu. Il s’étendit sous les rameaux d’un épicéa buissonneux tandis que son cheval hennissait doucement non loin.

Le jour suivant, nuit comprise, fut globalement le même. Connor évita la seule véritable route qui courait dans la même direction que lui, mais il savait où il allait, et trouva un terrain suffisamment plat et dégagé pour lui permettre de maintenir une progression rapide.

Le troisième jour, alors qu’il se trouvait à plus de cent soixante kilomètres au nord de Palmaris, il croisa les ruines d’une ferme et d’une étable. Les traces aux alentours firent clairement comprendre au chasseur expérimenté ce qui s’était passé : une troupe de gobelins, d’au moins vingt têtes, était arrivée là au cours des quelques derniers jours. Craignant la pluie et un obscurcissement de la piste, car le ciel était chargé, Connor reprit immédiatement son cheval et suivit facilement les traces. Il rattrapa la bande tard dans l’après-midi, alors qu’une pluie légère commençait à tomber. Bien que le noble soit heureux de voir qu’il ne s’agissait effectivement que de gobelins, leur nombre était deux fois supérieur à son estimation, et les créatures, parées pour la guerre, marchaient, non sans une bonne dose de discipline, au pas. Il étudia leur direction, le nord par le nord-ouest, et jugea prudent de les suivre. Si ce qu’il suspectait, et les rumeurs qu’il avait entendues, étaient justes, ces stupides créatures pourraient bien le mener à la bande de guerriers, et à la personne qui opérait dans les environs à l’aide des Gemmes magiques.

Il s’arrêta pour la nuit à huit cents mètres du bruyant campement. Plus tard, il osa se faufiler près du périmètre, et fut de nouveau impressionné par le professionnalisme de ces monstres habituellement si brouillons. Connor parvint toutefois à s’approcher suffisamment pour saisir des bribes de différentes conversations, des jérémiades, pour la plupart. Il eut cependant confirmation que la majorité des géants étaient rentrés chez eux et que les powries étaient trop occupés avec leur propre bien-être pour s’inquiéter des gobelins.

Connor prêta plus attentivement l’oreille en entendant deux monstres se quereller au sujet de leur destination. L’un d’eux voulait aller vers le nord, et rejoindre le campement des deux villes. Connor comprit qu’il parlait de Caer Tinella et Terrebasse.

— Arh ! gronda l’autre. Tu sais que Kos-kosio Begulne est mort, tout comme Maiyer Dek ! Y’a rien de plus là-haut que l’Oiseau de Nuit et ses assassins ! Les villes sont quasiment perdues, crétin, et les boules de feu y pleuvent chaque jour !

Un sourire s’étira sur les lèvres de Connor. Il rejoignit son campement improvisé et parvint à voler quelques heures de sommeil. Mais il était déjà levé et prêt à repartir bien avant l’aube. Il suivit derechef la troupe de gobelins, pensant virer vers l’ouest avec eux, au cas où, avant de faire demi-tour pour venir explorer les environs de Caer Tinella et Terrebasse.

La pluie était revenue, plus lourde ce jour-là, mais Connor ne s’en souciait guère.

 

Ils se reposèrent à l’abri des bâtiments, utilisèrent le puits, et trouvèrent en effet, à leur plus grand plaisir, des œufs et du lait frais. Ils découvrirent en outre un chariot dans la grange, un bœuf pour le tirer, quelques pierres à aiguiser pour affûter leurs armes, et une fourche, qui, d’après Tomas, ferait très bon effet plantée dans le ventre d’un géant. Roger, qui fureta dans tous les recoins de la grange, rapporta également une corde mince mais robuste et un palan assez petit pour être transporté sans problème. Le garçon n’avait pas la moindre idée de l’utilité qu’il pourrait en avoir, à part peut-être pour aider un chariot enlisé, mais il le prit quand même.

Ainsi, lorsque les réfugiés quittèrent la ferme plus tard cette nuit-là, ils étaient frais et dispos et prêts à entreprendre le dernier tronçon de leur course vers la sécurité.

Comme d’habitude, Roger et Juraviel partirent en tête, l’elfe sautant agilement d’une branche basse à l’autre, tandis que l’infatigable Roger décrivait au pas de course une courbe considérable, toujours sur le qui-vive, toujours à la recherche d’un éventuel signe de danger.

— Tu as très bien réagi, aujourd’hui, lui dit soudain Juraviel, le prenant par surprise.

Le jeune homme leva vers l’elfe un regard curieux. Ils ne s’étaient pas beaucoup parlés depuis qu’il l’avait rossé, à part pour convenir des plans de route de leurs reconnaissances communes.

— Après avoir découvert cette ferme et cette étable, tu as accepté sans question la position que l’Oiseau de Nuit te confiait, expliqua l’elfe.

— Qu’est-ce que j’aurais dû faire ?

— Tu aurais pu t’y opposer. En fait, le Roger Crocheteur que j’ai rencontré aurait considéré l’obligation de rester avec la caravane comme un affront à ses capacités. Il aurait grommelé, se serait plaint, et aurait sûrement filé à la ferme de toute façon. Pour tout dire, le Roger Crocheteur que j’ai rencontré ne serait même pas venu faire son rapport à l’Oiseau de Nuit et aux autres, pas avant de s’être occupé lui-même des powries et des gobelins.

Roger pesa ces paroles un moment, et s’aperçut qu’il ne pouvait pas les nier. Quand il avait aperçu la ferme, son instinct lui avait soufflé d’aller y jeter un œil, voire de laisser traîner les doigts çà et là. Mais cette idée lui avait paru dangereuse, et pas tant pour lui-même que pour les autres, qui arrivaient non loin derrière. Quels qu’aient été les monstres qui se trouvaient là, il restait convaincu qu’il n’aurait pas été pris. Mais il aurait peut-être été contraint de rester immobile et caché. La caravane n’aurait pas été prévenue à temps, et un combat, en des termes bien moins favorables, s’en serait probablement suivi.

— Tu comprends, bien sûr, poursuivit l’elfe.

— Je sais ce que j’ai fait ! rétorqua-t-il sèchement.

— Et tu sais que tu as bien fait, souligna Juraviel. (Sur un sourire entendu, il ajouta :) Tu apprends vite.

Les yeux du garçon rétrécirent. Il darda sur l’elfe un regard plein de colère. Il n’avait certainement pas besoin qu’on lui rappelle la « leçon ».

Mais le sourire de Juraviel perdura, et Roger, dont l’orgueil était ainsi remis à sa place, fut vaincu. Il savait qu’ils étaient arrivés à une sorte d’entente, cet elfe et lui. Et il devait admettre qu’il avait retenu la leçon. Le prix de l’échec dans cette situation était plus élevé que celui de sa propre vie, et il devait ainsi accepter les ordres de gens plus expérimentés que lui. Son regard noir s’estompa, et il parvint même à hocher la tête et à sourire.

Juraviel dressa subitement l’oreille et coula un regard de côté.

— On approche, dit-il.

Sur ce, il disparut si vite dans le feuillage que Roger ne put s’empêcher de ciller plusieurs fois. Le garçon se ressaisit alors et trouva une cachette. Il aperçut très vite la personne qui arrivait, et se détendit en reconnaissant une femme de son groupe, éclaireuse également. Il la surprit si fort en apparaissant derrière un arbre qu’elle faillit lui planter sa dague dans la poitrine.

— Eh bien, quelque chose t’a énervée !

— Un groupe d’ennemis, répondit-elle. Ils se dirigent vers l’ouest, au sud de notre position actuelle.

— Quelle force ?

— Un bon nombre. Au moins quarante.

— Quel genre d’ennemi ? vint une question entre les branches.

La femme leva la tête, en sachant toutefois qu’elle n’apercevrait jamais l’ami si insaisissable de l’Oiseau de Nuit. Peu d’éclaireurs du groupe avaient jamais vu Juraviel, mais tous entendaient de temps en temps sa voix mélodieuse.

— Des gobelins, répondit la femme. Seulement des gobelins.

— Reprenez votre place, en ce cas, la pria Juraviel. Trouvez le prochain éclaireur, et que lui-même aille chercher le suivant, ainsi de suite, jusqu’à ce que nous soyons tous reliés et que la nouvelle passe rapidement.

La femme hocha la tête et s’éloigna prestement.

— Nous pourrions les laisser passer, proposa Roger alors que Juraviel reparaissait sur une branche basse.

L’elfe avait les yeux rivés sur le lointain.

— Retourne voir l’Oiseau de Nuit, demanda-t-il à Roger sans le regarder. Et dis-lui de préparer une surprise.

— Mais l’Oiseau de Nuit a dit que nous ne devions pas engager le combat, protesta Roger.

— Ce ne sont que des gobelins, répondit Juraviel. Et s’ils font partie d’un groupe plus vaste, ils pourraient bien nous prendre par le flanc. Ils doivent donc être éliminés rapidement. Dis à l’Oiseau de Nuit que j’insiste pour que nous attaquions.

Roger dévisagea longuement l’elfe, si bien que celui-ci crut un instant qu’il allait refuser l’ordre. C’était d’ailleurs exactement ce que Roger pensait. Toutefois, le jeune homme ravala sa réponse, hocha la tête et se mit à courir.

— Oh, Roger, appela Juraviel, l’interrompant avant qu’il ait pu faire cinq pas. (Le garçon se retourna.) Dis à l’Oiseau de Nuit que c’était ton idée, et que je l’approuve pleinement. Dis-lui que tu penses que nous devons frapper les gobelins, vite et bien. Approprie-toi ce plan.

— Mais ce serait un mensonge ! protesta Roger.

— Vraiment ? Quand tu as entendu parler de ces gobelins, ta première pensée n’a-t-elle pas été que nous devrions attaquer ? N’est-ce pas uniquement le fait d’obéir aux ordres du rôdeur qui t’a empêché de le dire ? (Le jeune homme, lèvres pincées, considéra ces paroles, cette simple vérité.) Il n’y a rien de mal à ne pas être d’accord. Tu as prouvé à maintes reprises que ton opinion était réellement précieuse, et l’Oiseau de Nuit le comprend, comme Pony, et comme moi.

Roger se tourna derechef pour se mettre à courir, avec cette fois dans le pas un allant manifeste.

 

— Mon bébé ! hurla la femme. Oh non, ne lui faites pas de mal, je vous en supplie !

— Huh ? demanda un gobelin à son chef en se grattant la tête, surpris par cette voix inattendue.

Cette bande arrivant des Landes n’était pas très versée dans la langue de ces terres. Toutefois, leur interaction avec les powries leur avait permis d’apprendre suffisamment de mots pour comprendre le sens général.

Le chef gobelin vit son groupe se balancer fébrilement d’une jambe sur l’autre. Ils avaient soif de sang, tout en n’étant pas d’humeur à mener une véritable bataille, et une proie facile semblait avoir atterri entre leurs mains. La couverture de nuages se fendait enfin, et la pleine lune brillante illuminait la nuit.

— S’il vous plaît, continua la voix de la femme invisible. Ce ne sont que des enfants !

Les gobelins ne furent pas capables d’en supporter davantage. Avant même que le chef en ait donné l’ordre, ils s’élancèrent dans la forêt, chacun souhaitant être le premier à revendiquer un mort.

Un autre cri s’éleva dans l’ombre, mais il ne semblait pas plus proche. Les gobelins poursuivirent leur charge aveugle, fracassante, à travers les sous-bois, en trébuchant sur des racines mais en se relevant toutefois immédiatement pour reprendre leur course. Finalement, ils atteignirent une petite clairière bordée à l’arrière par un éboulis de gros rochers, à gauche par un groupe de pins, et à droite par un enchevêtrement tout aussi dense d’érables et de chênes.

La voix de la femme leur parvint de quelque part derrière les pins, mais elle ne paraissait plus aussi inquiète, à présent qu’elle chantait :

 

Gobelins, gobelins, vous vous précipitez,

Pour apporter aux bardes une histoire à conter,

Car dans votre folie vous êtes venus jouer,

Et maintenant, mes amis, vous allez être tués !

 

— Huh ? demanda de nouveau le gobelin à son chef.

Une autre voix, mélodieuse et claire, une voix d’elfe quelque part dans les profondeurs d’un chêne, reprit le chant improvisé :

 

Non sans avoir d’abord tâté de la magie,

Vous expirerez sous les flèches et le fer,

Car, pour tous ceux qui ont péri,

Entre vos mains ignobles quand vous fouliez ces terres,

Nous nous vengeons, et nettoyons la nuit,

Afin que l’aube apporte sa brillante lumière.

 

D’autres couplets s’égrenèrent sur les monstres interloqués à mesure que de nouveaux organes reprenaient le chant, de grands éclats de rire suivant certaines strophes, particulièrement celles qui insultaient les monstres. Enfin une voix puissante, sonore, d’un calme mortel, se joignit aux autres, et la forêt entière se tut comme pour en écouter les mots :

 

Vous avez, par votre cruauté, appelé sur vous cette heure,

Et de ma main armée redoutez la vigueur !

Trop tard pour la pitié, le jugement est tombé :

Nous vous massacrerons jusqu’au dernier !

 

L’homme, monté sur son étalon brillant, acheva son dernier vers en sortant des ombres des rochers, et se tint bien en vue des gobelins pétrifiés.

— L’Oiseau de Nuit ! murmura plus d’une créature.

Ils comprirent alors qu’ils étaient perdus.

D’une colline voisine, Connor Bildeborough observa le spectacle avec un intérêt marqué. Il restait hanté par la première voix, celle de la femme, cette voix qu’il avait tant écoutée pendant ces mois merveilleux.

— Je vous donnerais bien une chance de vous rendre, expliqua le rôdeur aux monstres. Mais je crains fort de n’avoir nulle part où vous mettre, pas plus que je ne me fie aux gobelins nauséabonds.

Le chef des créatures avança d’un pas intrépide, en serrant son arme dans son poing.

— Es-tu le chef de cette bande de loqueteux ? questionna le guerrier. (Pas de réponse.) Quelle impertinence ! cria l’Oiseau de Nuit en pointant le doigt vers la tête casquée du monstre. Meurs !

Les gobelins sursautèrent en entendant la brutale réplique, ouvrirent des yeux tout ronds en voyant le crâne de leur chef partir violemment de côté, et ce puissant gobelin, qui s’était hissé à leur tête par l’intimidation, s’écrouler simplement, raide mort !

— Qui est le chef, maintenant ? demanda le rôdeur d’un ton lourd de menace.

Les monstres frénétiques s’éparpillèrent soudain dans tous les sens, la plupart faisant volte-face pour retourner d’où ils étaient venus. Mais le groupe de l’Oiseau de Nuit n’avait pas chômé pendant le chant provocateur, et un puissant groupe d’archers s’était glissé dans la forêt derrière eux. Quand ils se tournèrent vers les arbres, ils furent accueillis par une pluie de flèches, et lorsqu’ils s’élancèrent dans une autre direction, un éclair brûlant sinua entre les pins et les aveugla tous, en emportant quelques-uns.

L’Oiseau de Nuit et ses guerriers chargèrent alors sur la bande confuse et désorganisée.

Et Connor Bildeborough arriva lui aussi, Défenseur à la main. Le noble, qui en avait suffisamment entendu, se jeta tête la première dans la bataille, en appelant « Jilly ! ».

Le rôdeur, qui semblait toujours être à l’endroit où l’on avait le plus besoin de lui, rassurait ses guerriers chaque fois que les gobelins semblaient prendre un quelconque avantage.

Des profondeurs du chêne, Belli’mar Juraviel, à l’œil et à la main si sûrs, cribla les monstres de petites flèches, en perforant même plusieurs alors qu’ils étaient engagés dans un combat au corps à corps.

En face de lui, de l’autre côté de la clairière, Pony contrôlait sa magie pour conserver ses forces, car elle pensait – craignait, même – être très bientôt contrainte d’utiliser les pouvoirs guérisseurs de la Pierre d’âme.

Le temps d’atteindre la prairie, Connor était sincèrement impressionné. Cette bande était exceptionnelle ! L’éclair, les flèches, le minutage parfait de l’attaque ! Il se lamenta sur l’armée du roi, songeant que si elle avait pu être aussi bien entraînée, la guerre aurait pris fin depuis longtemps.

Il espérait trouver Jilly en pénétrant dans la clairière, mais elle n’était pas là, et il ne pouvait pas se mettre à sa recherche maintenant. On aurait besoin de sa lame. Ainsi s’élança-t-il avec Pépite, lacérant un gobelin au passage, avant d’en piétiner un autre qui avait mis un homme à terre.

Le cheval trébucha et Connor tomba lourdement sur le sol. Aucune importance, toutefois, car il n’était pas vraiment blessé. Il se releva en un instant, arme brandie.

Cependant, la chance n’était pas du côté du noble, car plusieurs gobelins avaient choisi cet endroit précis comme issue, et seul Connor se tenait à présent entre la forêt et eux. Il leva son épée et prit bravement une posture défensive, en dirigeant ses pensées vers les magnétites afin d’en activer la magie.

L’épée d’une créature fondit sur lui, mais Défenseur se mit aisément sur sa route. Quand le gobelin tenta de récupérer son arme, il s’aperçut qu’elle était, étrangement, collée à celle de l’humain.

Par un mouvement habile du poignet, et un relâchement de la magie de la magnétite, Connor jeta l’épée du gobelin dans les airs.

Mais le noble était loin d’être libre, car les autres monstres poussaient leur attaque, et nombre d’entre eux ne portaient pas d’épée, mais des gourdins de bois.

Une petite flèche passa en sifflant près de lui et alla se planter dans l’œil d’une créature. Avant même qu’il ait pu lancer un regard en arrière pour en distinguer l’origine, le guerrier sur son étalon se retrouva près de lui, son épée magnifique luisant de sa propre magie.

Les gobelins se mirent à tourner dans tous les sens en criant en boucle « L’Oiseau de Nuit ! » et « Nous sommes maudits ! », et ne parurent pas se soucier du fait qu’ils se jetaient entre les épées tournoyantes d’une quarantaine d’hommes en cherchant à en fuir deux.

Tout fut terminé en quelques minutes, et les blessés, qui n’étaient pas nombreux (sauf un ou deux pour qui cela semblait sérieux), furent rapidement conduits vers la forêt au nord, entre les pins.

Connor rejoignit son cheval et en inspecta minutieusement les jambes. Il poussa un véritable soupir de soulagement en découvrant que son magnifique Pépite n’était pas trop blessé.

— Qui êtes-vous ? lui demanda l’homme juché sur l’étalon en s’approchant.

Le ton n’était pas menaçant. Pas même soupçonneux.

Relevant la tête, Connor découvrit que de nombreux guerriers l’entouraient et le dévisageaient d’un air curieux.

— Pardonnez-nous, mais nous n’avons pas rencontré beaucoup d’alliés si loin des terres habitées, ajouta calmement le rôdeur.

— Je suis, apparemment, un ami de Palmaris, répondit le noble. Sorti chasser le gobelin.

— Seul ?

— Il y a certains avantages à voyager en solitaire.

— Dans ce cas, je vous salue, et vous souhaite la bienvenue, dit Elbryan en se laissant glisser de Symphonie juste devant l’inconnu. (Il lui serra fermement la main.) Nous avons à manger et à boire, mais nous ne nous arrêterons pas longtemps. Notre route mène à Palmaris, et nous avons prévu de mettre les heures nocturnes à profit.

— C’est ce qui apparaît, répondit froidement Connor en observant les multiples cadavres gobelins.

— Si vous souhaitiez vous joindre à nous, ce serait avec plaisir. En fait, nous considérerions cela comme un honneur et un grand service.

— Je n’ai pourtant pas fait preuve d’une si grande valeur guerrière au cours de cette bataille. Pas si je me compare avec celui qu’on appelle « l’Oiseau de Nuit », ajouta-t-il en souriant.

Elbryan sourit simplement en réponse. Puis il s’éloigna, Connor à côté, pour se diriger vers la première victime, le chef gobelin. Là, il se pencha et repoussa le casque plié et fendillé du monstre.

— Combien de temps faut-il pour atteindre la ville ? demanda un petit jeune homme à Connor.

— Trois jours, répondit le noble. Quatre, si l’un des vôtres vous ralentit.

— Quatre, donc, conclut Roger.

Le regard de Connor passa du jeune homme au rôdeur juste à temps pour le voir tirer une Gemme du crâne pulvérisé du monstre.

— C’est donc vous qui utilisez la magie, en déduisit le noble.

— Non, répondit Elbryan. Je sais un peu utiliser les Pierres, mais mon savoir-faire est bien pâle comparé avec celui de la personne qui travaille avec elles.

— Une femme ? demanda Connor dans un souffle.

Elbryan se tourna vers lui et se releva en l’affrontant directement. Connor comprit que sa question avait touché un point sensible, et qu’elle avait déstabilisé cet homme aussi sûrement qu’une menace. Tout brûlant qu’il soit d’obtenir sa réponse, Connor était assez sage pour ne pas insister pour le moment. Ces gens, ou du moins, celui qui utilisait la magie, étaient des hors-la-loi aux yeux de l’Église. Il se pouvait qu’ils le sachent, et qu’ils deviennent passablement soupçonneux vis-à-vis d’un inconnu posant trop de questions.

— J’ai entendu une femme chanter, continua Connor, en déviant de son intention première. Je suis un noble, et j’ai déjà assisté à des démonstrations de magie, mais jamais rien qui approche la magnificence de ceci.

Elbryan ne répondit pas mais son expression se radoucit un peu. Il lança un regard circulaire pour s’assurer que les réfugiés mettaient efficacement fin aux souffrances des gobelins qui n’avaient pas encore succombé à leurs blessures, et qu’ils s’attelaient à récupérer toutes les provisions ou armement valable qu’ils pouvaient trouver sur les monstres.

— Venez, demanda-t-il à l’inconnu. Je dois préparer les gens à reprendre la route.

Roger fermant la marche, Elbryan conduisit alors Connor dans la forêt, en direction d’un endroit où les sous-bois étaient moins denses. Quelques feux y brûlaient, guidant les villageois tandis qu’ils effectuaient leurs tâches. Ce fut près de l’un d’eux que Connor l’aperçut.

Jilly, qui s’occupait des blessés. Sa Jilly, aussi belle – non, plus belle encore ! – qu’elle l’était à Palmaris, avant la guerre, avant toute la souffrance. Ses cheveux blonds lui tombaient à présent aux épaules, et ils étaient si épais qu’il avait le sentiment de pouvoir s’y perdre. Et même à la faible lumière des flammes basses, ses yeux brillaient d’un bleu riche, étincelant.

Son beau visage perdit toutes ses couleurs alors, et il s’éloigna d’Elbryan pour marcher, comme en transe, vers elle.

Le rôdeur le rattrapa en un instant et le saisit par le bras.

— Êtes-vous blessé ? s’enquit-il.

— Je la connais, répondit Connor dans un souffle. Je la connais…

— Pony ?

— Jilly.

Le guerrier, le retenant toujours aussi fermement, voire plus, le poussa à se tourner vers lui et à le regarder en face. Il savait que Pony avait épousé un noble à Palmaris. Et il en connaissait également la désastreuse issue.

— Votre nom, monsieur, demanda-t-il.

L’homme se redressa.

— Connor Bildeborough, du manoir Chassevent, répondit-il hardiment.

Elbryan ne savait plus comment réagir. Une partie de lui brûlait de lui flanquer un coup de poing en pleine figure et le laisser à terre… parce qu’il avait fait du mal à Pony ? Non. Il fut contraint de s’avouer que ce n’était pas pour cette raison. Il avait envie de frapper Connor par pure jalousie, pour la seule raison que, pendant un moment au moins, cet homme avait trouvé le cœur de Pony. Elle n’avait peut-être pas été aussi amoureuse de Connor Bildeborough qu’elle l’aimait, lui, maintenant, et ils n’avaient même pas consommé leur relation. Mais elle avait tenu à lui, au point de l’épouser !

Le rôdeur ferma brièvement les yeux, le temps de retrouver son centre et son calme. Il devait se demander comment son aimée réagirait s’il rossait Connor, et ce qu’elle penserait en le voyant.

— Il vaut mieux attendre qu’elle en ait fini avec les blessés, répondit-il calmement.

— J-je… mais je dois la voir, et lui parler, bredouilla Connor.

— Ce serait au détriment de ceux qui viennent de combattre les gobelins à ses côtés, expliqua fermement le guerrier. Vous seriez pour elle une distraction, maître Bildeborough, et le travail avec les Pierres requiert une concentration absolue.

Connor lança un autre coup d’œil en direction de la femme, fit même un pas dans cette direction, mais le rôdeur, insistant, le tira en arrière, avec une force qui le terrifia. Se retournant, il comprit qu’il ne pourrait pas s’approcher d’elle maintenant, que cet homme l’en empêcherait par la force si nécessaire.

— Elle aura terminé d’ici une heure, lui dit-il. Alors vous pourrez la voir.

Connor étudia son visage et comprit qu’il y avait plus que de l’amitié entre cet homme et la femme qui avait été son épouse. Il jaugea Elbryan à la lumière de cette révélation, l’évalua, au cas où ils en viendraient aux mains.

L’éventualité ne lui plut pas du tout.

Ainsi suivit-il le rôdeur tandis qu’il s’occupait de préparer le départ. Les deux hommes lançaient l’un comme l’autre de fréquents coups d’œil dans la direction de Jilly, et ni l’un ni l’autre ne doutaient du fait qu’ils pensaient globalement la même chose. Enfin, Connor quitta le guerrier pour se diriger vers l’autre extrémité du campement, en mettant autant de gens et d’espace possible entre Jill et lui. Il prenait enfin conscience qu’il la voyait vraiment, qu’elle était de nouveau si proche, et il avait dépassé les souvenirs agréables pour en arriver à ceux de cette nuit atroce, leur nuit de noces, où il avait failli la violer. Suite à cela, il avait payé l’annulation, et imposé une peine à Jilly pour s’être refusée à lui, accusation qui l’avait arrachée à sa famille pour la mettre au service des Hommes du Roy. Comment réagirait-elle en le revoyant ? Connor s’interrogea, et s’inquiéta. Mais il doutait fort qu’elle lui renvoie son sourire mélancolique.

Ils avaient pris la route depuis près de une heure lorsqu’il trouva enfin le courage d’amener son cheval près de Symphonie, qu’elle chevauchait, le rôdeur marchant à côté d’elle.

Elbryan le vit approcher le premier. Il leva les yeux vers Pony et retint son regard.

— Je suis là pour te soutenir, lui dit-il. Pour tout ce que tu voudras de moi, même si cela veut dire que je dois te laisser tranquille.

Pony le regarda d’un air curieux, sans comprendre, puis elle perçut un claquement de sabots. Elle savait qu’un inconnu avait rejoint le groupe, un noble de Palmaris. Mais Palmaris était une grande ville, et pas un instant elle n’aurait imaginé qu’il puisse s’agir de…

Connor.

La jeune femme faillit tomber de cheval. Ses bras et ses jambes devinrent subitement faibles, son estomac se retourna. Les ailes noires de la souffrance remémorée vinrent battre tout autour d’elle, menaçant de l’enfouir. C’était une partie de sa vie dont elle ne voulait pas se souvenir, une image qu’il valait mieux oublier. Elle avait survécu à la douleur, avait même grandi grâce à elle, mais elle ne souhaitait pas la revivre, surtout pas maintenant, alors que l’avenir était tellement incertain et rempli de défis.

Pourtant, elle ne parvenait pas à chasser ces images… Elle avait été plaquée au sol, comme un animal. On lui avait arraché ses vêtements en lui maintenant les membres. Et quand cet homme, qui avait prétendu l’aimer, n’avait pas pu arriver à ses fins, elle avait été sommairement renvoyée, traînée hors de sa chambre. Et cela ne lui avait pas suffi, non, car alors Connor, cet homme aux allures splendides, juché sur son cheval parfaitement bouchonné, si élégant dans ses vêtements à la coupe impeccable et sa ceinture cloutée de bijoux, avait ordonné aux deux servantes de revenir à lui pour son plaisir, en lançant cruellement cette pointe barbelée dans son cœur.

Et maintenant il était là, juste à côté d’elle. Un sourire se dessina sur son visage indéniablement beau, et, plein d’excitation, il lâcha : « Jilly ! »