5

Pour aller chercher la vérité

Le cercle montagneux entourant les Barbanques se situait, à vol d’oiseau, à près de deux mille kilomètres des murs de Sainte-Mère-Abelle. Par la terre, si tant est qu’à certains endroits le voyageur soit assez chanceux pour trouver une route, la distance se rapprochait plus des trois mille deux cents kilomètres. Une caravane traditionnelle mettrait environ douze semaines à parcourir cet itinéraire, à condition qu’elle ne rencontre aucun imprévu et qu’elle ne s’arrête pas une seule fois pour prendre un peu de repos. En vérité, un marchand qui prévoyait de faire ce voyage comptait trois bons mois de route, et il devait emporter suffisamment d’or pour changer plusieurs fois et intégralement son attelage en chemin. Pour tout dire, en ces temps dangereux, alors que les forces powries et gobelines se déchaînaient sur les contrées normalement sages de Honce-de-l’Ours, aucun marchand, pas plus que les soldats de la fameuse élite de la brigade Toutcœur, n’aurait envisagé d’entreprendre ce périple.

Mais les moines de Sainte-Mère-Abelle n’étaient ni des marchands ni des soldats, et la magie dont ils disposaient pouvait leur faire gagner un temps considérable, tout en les gardant bien dissimulés aux yeux d’un ennemi potentiel. Et s’ils devaient être découverts par des powries, des gobelins, ou tout autre monstre, cette magie ferait d’eux une force pour le moins redoutable. Le voyage au départ de l’abbaye avait déjà été organisé bien des siècles plus tôt. Les moines de Sainte-Mère-Abelle étaient en effet les cartographes originaux de Honce-de-l’Ours, et même des Timberlands, du Behren du Nord, du sud d’Alpinador, ainsi que d’une bonne partie des étendues occidentales des Wilderlands. En ces temps révolus, les journaux de route avaient été transformés en guides de voyage, listant l’approvisionnement nécessaire, les Pierres magiques recommandées, et les voies les plus rapides. Ces guides avaient à leur tour été régulièrement mis à jour, ainsi la plus grande tâche de frère Francis ce jour-là, après la déroute de l’attaque powrie, fut-elle de retrouver les bons tomes et d’adapter les provisions préconisées aux nécessités d’un groupe de vingt-cinq personnes, ce qui était, par décision du père abbé, le nombre de frères qui entreprendraient le voyage.

Le lendemain à peine, après les vêpres, Francis apprit à Markwart et aux maîtres que les listes étaient complètes et l’itinéraire confirmé. Il ne restait plus qu’à rassembler les vivres, chose qui pourrait se faire en deux petites heures, assura le jeune frère au père abbé, et à désigner les moines.

— Je conduirai personnellement notre équipe, annonça le vieillard.

Francis et tous les maîtres s’étranglèrent, à l’unique exception de Jojonah qui soupçonnait la chose depuis le début : Markwart était obsédé, et, en cet état, sa capacité à prendre des décisions était passablement douteuse.

— Mais, mon Révérend, objecta un maître, ceci est sans précédent aucun ! Vous êtes la tête de Sainte-Mère-Abelle, et de toute l’Église abellicane. Risquer votre sécurité dans un voyage si périlleux…

— Nous risquerions moins en envoyant le roi lui-même ! renchérit un autre.

Le père abbé réduisit les hommes au silence d’une main levée.

— J’y ai longuement réfléchi, répondit-il. Et il convient que j’y aille, que le plus grand représentant du Bien combatte les plus grandes forces du Mal.

— Mais pas dans votre propre corps, assurément ? avança maître Jojonah qui avait également médité sur ce sujet. Puis-je suggérer frère Francis comme instrument adapté à votre besoin de renseignements sur les progrès de la troupe ?

Markwart dévisagea longuement Jojonah, visiblement désarçonné par cette suggestion parfaitement raisonnable. Avec une connexion télépathique entre les deux corps, facilitée par une Pierre d’âme, la distance physique aurait peu d’importance. Le père abbé pouvait faire le déplacement, ou vérifier personnellement la progression, par l’esprit, sans même quitter le confort de l’abbaye.

— Vous seriez honoré par une telle position, n’est-ce pas, frère Francis ? continua maître Jojonah.

Les yeux du jeune frère foudroyèrent le rusé Jojonah. Bien sûr qu’il ne serait pas « honoré » par une telle position, chose que Jojonah savait parfaitement. La possession était une chose franchement horrible, en rien désirable. Pire encore, Francis savait que servir de simple vaisseau à Markwart réduirait son rôle de manière significative, s’il devait être sélectionné pour le voyage. Après tout, comment pourrait-il jamais remplir la fonction de meneur s’il n’était même pas là, si son esprit était jeté dans des limbes vides pendant que Markwart utilisait son corps ?

Le regard de Francis passa de maître Jojonah au père abbé, puis aux sept autres maîtres présents, qui l’observaient tous d’un air plein d’expectative. Comment pourrait-il refuser une telle proposition ? Les yeux furieux du jeune frère retombèrent sur Jojonah, et demeurèrent braqués, sans ciller, sur son visage tandis qu’il donnait sa réponse en serrant les dents :

— Bien sûr, ce serait le plus grand honneur qu’un frère puisse espérer ou désirer.

— Parfait, dans ce cas ! triompha Jojonah en battant des mains.

Il venait de faire d’une pierre deux coups : empêché Markwart de mener le convoi et remis le trop ambitieux frère Francis à sa place. Non que Jojonah souhaite protéger le père abbé d’un quelconque péril, loin de là. Il craignait juste les troubles que Markwart pourrait causer si l’expédition devait se révéler fructueuse. Nombre de spéculations plaçaient Avelyn Desbris au centre de la scène de dévastation survenue dans le Nord, et Jojonah craignait que Markwart ne transforme les possibles vérités découvertes là-bas en histoires détournées et plus en accord avec sa haine d’Avelyn. Si Markwart dirigeait la caravane qui atteindrait les Barbanques, c’est lui qui déterminerait ce qui s’était passé là-bas.

— Je crains toutefois que tout mon travail ait été vain, ajouta soudain Francis, alors même que le père abbé Markwart ouvrait la bouche pour parler. (Tous les yeux se tournèrent vers le jeune frère.) J’ai planifié ce déplacement, expliqua ou plutôt, improvisa Francis, comme Jojonah et d’autres s’en aperçurent. Je sais quel chemin nous devons prendre et combien de réserves devraient demeurer à chaque arrêt. De plus, je suis versé dans l’usage des Pierres, et de bien des avis, efficace aussi dans cette discipline. C’est un ingrédient nécessaire si nous souhaitons tenir le délai de trois semaines qu’annoncent les guides.

— Douze jours, annonça Markwart, s’attirant les regards de tous et un hoquet étranglé de Francis. Le temps de voyage sera de douze jours, expliqua-t-il.

— Mais…, commença le frère.

Toutefois, le ton du vieil homme laissait peu de place au débat et son regard noir n’en accordait aucune. Ainsi le jeune moine se tut-il sagement.

— Et maître Jojonah a raison, poursuivit le père abbé. Sa suggestion est acceptée comme étant la démarche la plus sage. Ainsi, je n’irai donc pas, mais je viendrai régulièrement observer l’avancée de l’expédition par les yeux consentants de notre frère Francis.

Jojonah en fut satisfait. Il avait craint que cet entêté de Markwart persiste plus longtemps. Il ne fut toutefois pas surpris que sa recommandation de Francis comme corps d’emprunt ait été reçue. Le jeune ambitieux était l’un des rares auxquels le père abbé accorde sa confiance à Sainte-Mère-Abelle, car le vieil homme était devenu de plus en plus paranoïaque depuis qu’Avelyn Desbris s’était enfui avec les Pierres.

— Mais puisque je ne mènerai pas personnellement, du moins pas physiquement, cette quête, un maître devra y aller, termina le chef de l’Église.

Son regard flotta dans la pièce, s’arrêtant un instant sur un De’Unnero trépidant, avant de se poser pleinement sur Jojonah.

Le maître corpulent lui renvoya un regard incrédule en priant pour qu’il ne le choisisse pas. Il faisait partie des plus vieux moines de l’abbaye, et il était facilement le moins bien préparé physiquement à entreprendre ce genre de long voyage difficile.

Mais Markwart ne recula pas.

— Maître Jojonah, le doyen des maîtres de Sainte-Mère-Abelle, est le choix le plus logique, dit-il. Un Immaculé lui servira de second, frère Francis de troisième, les vingt-deux autres s’occupant des chariots et des attelages de chevaux.

Jojonah dévisagea longuement le père abbé tandis que celui-ci commençait à discuter avec les autres maîtres des jeunes et puissants frères qui seraient le plus aptes à prendre la route. Le maître potelé n’intervint pas dans la sélection et se contenta de regarder et de réfléchir en maudissant Markwart. Il savait qu’il ne l’avait pas choisi pour une raison pratique. Le vieil homme le punissait simplement d’avoir été le mentor et l’ami d’Avelyn, et d’argumenter continûment contre nombre de ses décisions sur tout et n’importe quoi, du rôle de l’abbaye dans la communauté élargie aux discussions philosophiques au sujet de la valeur réelle des Gemmes et du véritable sens de leur foi. Markwart avait exprimé à plus d’une occasion son mécontentement vis-à-vis de Jojonah, en menaçant même une fois de réunir le Concile des abbés pour discuter, ainsi qu’il l’avait exprimé, de son « mode de pensée de plus en plus hérétique ».

Le maître avait presque espéré que cette assemblée ait lieu, car il était convaincu que nombre des autres abbés de l’Église abellicane verraient les choses à sa façon. Il reconnaissait le bluff et savait que Markwart craignait probablement le même jugement. Au cours des dernières années, le père abbé avait sciemment diminué les contacts que Sainte-Mère-Abelle entretenait avec les autres monastères, et une confrontation avec le reste de l’Église sur des problèmes philosophiques était bien la dernière chose que souhaitait le vieil homme.

Malgré cela, Jojonah avait craint que Markwart trouve un autre moyen de se venger de lui, et ceci était, semblait-il, à présent chose faite. Deux mille kilomètres en douze jours, en passant sans doute le plus clair de ce temps à éviter les désastres sous forme de powries, de gobelins et de géants. Suite à cela, le groupe passerait plusieurs semaines, voire des mois, à tenter de déchiffrer les énigmes laissées sur les terres désertiques et inhospitalières des Barbanques, en souffrant d’un climat dans lequel, d’après les tomes, l’eau pouvait geler pendant une nuit d’été, tout en étant entourés par de vastes hordes d’ennemis, y compris peut-être le dactyl lui-même. Après tout, ils ne savaient pas si le démon avait ou non été détruit. Ce n’était que spéculation.

L’ambitieux frère Francis voulait désespérément entreprendre ce déplacement, avec son esprit dans son corps, toutefois. Mais pour le maître Jojonah, qui avait passé la borne de sa sixième décennie sans plus d’autres aspirations ni à la puissance ni à la gloire, et certainement pas à l’aventure, ceci était effectivement une punition, et très probablement un arrêt de mort.

Cependant, il n’y aurait aucun débat possible. Les vingt-deux frères furent rapidement choisis en fonction de leurs forces, tant magiques que physiques. La plupart étaient des élèves de cinquième ou sixième années, de jeunes hommes à l’apogée de leur vie physique, mais deux Immaculés, l’un de dixième année et l’autre de douzième, avaient été inclus.

— Quel second vous choisissez-vous ? demanda Markwart à Jojonah.

Le maître prit son temps pour étudier ses options. Le choix le plus évident, d’un point de vue strictement égoïste, aurait été le frère Braumin Herde, qui était un ami proche, et un confident. Mais Jojonah devait étudier les choses dans leur ensemble. Si ce convoi rencontrait un désastre, ce qui était une possibilité très réelle, et que Braumin Herde et lui étaient tués, cela laisserait Markwart virtuellement sans opposition. Les autres maîtres, sauf peut-être Engress, étaient trop engoncés dans les pièges du pouvoir et de la richesse pour ne serait-ce que se disputer avec le père abbé, et les autres Immaculés, même de neuvième année, étaient, à l’instar de Francis, beaucoup trop ambitieux.

À part un, songea Jojonah.

— Doit-il s’agir d’un Immaculé ? questionna-t-il.

— Je ne me passerai pas d’un autre maître, réagit prestement le père abbé.

Son ton plein de surprise, où perçait une pointe de colère, fit comprendre au maître qu’il avait espéré et présumé qu’il choisirait Braumin Herde.

— Je pensais à l’un des pairs de frère Francis, expliqua Jojonah.

— Un autre étudiant de neuvième année ? demanda Markwart, sceptique.

— Mais nous avons sélectionné deux Immaculés, indiqua maître Engress. Ils pourraient ne pas apprécier le fait qu’un neuvième année ait déjà été choisi comme troisième.

— Ils l’accepteront, néanmoins, attendu que ledit neuvième année sert de coupe au père abbé, ajouta rapidement un autre maître d’un ton affable, en adressant à Markwart un hochement de tête plein de déférence.

Maître Jojonah se fit violence pour résister à l’envie de lui mettre son poing dans la figure.

— Mais leur donner en plus un autre élève de neuvième année comme second…, poursuivit maître Engress, non pas pour ergoter, car telle n’était pas sa nature, mais uniquement pour tenir le rôle nécessaire de l’opinion divergente.

Markwart regarda le maître qui s’était montré favorable au choix de Francis comme troisième, et hocha légèrement la tête. Jojonah fut convaincu que le vieil homme n’était même pas conscient de ce geste, qui révélait toutefois la teneur de sa décision.

— Qui pensiez-vous nommer ? lui demanda le vieillard.

Maître Jojonah haussa les épaules d’un air évasif, comprenant que ce point n’avait en vérité pas la moindre importance, car Markwart avait déjà décidé qu’aucun élève de neuvième année ne tiendrait le rôle de second. Jojonah comprit également que le père abbé se contentait à présent de chercher à le faire parler afin de découvrir s’il se trouvait d’autres fauteurs de trouble potentiels parmi les subordonnés de l’abbaye, d’autres conspirateurs dans le petit gang du maître Jojonah.

— J’espérais juste que le frère Braumin Herde puisse m’accompagner, annonça le maître d’un ton désinvolte. C’est un ami, et je le considère un peu comme mon protégé.

Le visage du père abbé se plissa sous l’effet de sa confusion, avalant son expression suffisante.

— Mais alors, que…, commença un maître.

— Le frère Herde n’est pas un de mes pairs, interrompit frère Francis. C’est un Immaculé.

Jojonah afficha sa plus belle expression confuse.

— Ah oui ? fit-il.

Plusieurs maîtres prirent la parole en même temps, exprimant pour la plupart leurs craintes qu’il n’y ait pas que l’estomac du maître rondelet qui commence à ramollir.

— Vous vouliez Herde ? demanda le père abbé d’une voix forte qui fit taire le tapage.

Jojonah eut un grand sourire et hocha la tête d’un air penaud.

— Ainsi il est en dixième année, dit-il, feignant la gêne. Les années passent vite, et elles semblent toutes se fondre !

Les hochements de tête et ricanements divers qui s’élevèrent autour de la table indiquèrent à maître Jojonah qu’il était parvenu à se tirer d’affaire. Toutefois, il n’était pas enchanté à l’idée que Braumin Herde et lui partent ensemble si loin de Sainte-Mère-Abelle, surtout pour se rapprocher autant d’un possible danger mortel.

 

Le frère Braumin Herde était un bel homme avec des cheveux noirs, courts et bouclés, et des traits bien marqués, dont des yeux pénétrants et un visage toujours ombré, nonobstant la fréquence à laquelle il se rasait. Il n’était pas grand, mais ses épaules larges et sa posture droite lui donnaient une apparence solide. Âgé d’une trentaine d’années, il avait passé plus d’un tiers de sa vie à Sainte-Mère-Abelle auprès de son premier et unique amour, Dieu, et nombre de femmes des environs pleuraient cette décision, et cette dévotion.

Il lança un coup d’œil d’un côté et de l’autre du couloir du niveau supérieur de l’abbaye, puis entra à reculons dans la pièce en refermant doucement la porte derrière lui.

— Je dois entreprendre ce voyage, dit-il de sa voix riche et vibrante en se tournant vers maître Jojonah. Par mes années de travail, j’ai gagné ma place dans ce convoi vers les Barbanques.

— Une place avec moi, ou avec Markwart ?

— On vous a laissé le choix de votre second, et ce après que les autres, moi exclu, ont été choisis, répondit rondement Braumin. Et vous m’avez sélectionné, même si je sais que telle n’était pas votre intention première. (Jojonah lui lança un regard intrigué.) J’ai entendu l’histoire. Vous ne pouviez pas avoir oublié que j’étais Immaculé, puisque c’est vous-même qui m’avez présenté le parchemin d’honneur. Non. Vous pensiez prendre frère Viscenti.

Jojonah haussa les sourcils, surpris de voir que des informations si détaillées au sujet de la réunion s’étaient déjà répandues. Il étudia soigneusement frère Braumin. Jamais il n’avait vu tant de peine et de colère sur le visage de cet homme. Braumin Herde était un individu énergique et physiquement imposant, tout en poils et en muscles, doté d’une forte mâchoire carrée. Son torse large en V s’affinait en taille mince. Il n’y avait rien de doux en lui. Il semblait avoir été taillé dans la roche, et rares étaient ceux à Sainte-Mère-Abelle qui pouvaient rivaliser avec lui en matière de force pure. Toutefois, maître Jojonah connaissait bien son être intérieur, son cœur plein de compassion, et il comprenait que ce moine n’était pas un guerrier. Malgré sa grande force, frère Braumin avait une âme tendre, et Jojonah ne s’inquiétait pas de le voir manifester sa colère.

— Vous auriez été mon premier choix, répondit honnêtement le maître. Mais je devais considérer les implications liées au fait de vous nommer. La route des Barbanques est pleine de périls, et nous n’avons aucune idée de ce que nous pourrions découvrir quand, si, nous parvenons à les atteindre.

Braumin poussa un profond soupir et ses épaules s’affaissèrent légèrement.

— Je n’ai pas peur, répondit-il.

— Moi, oui, répliqua Jojonah. Ce que vous et moi sommes venus à croire ne doit pas mourir avec nous sur une route des Wilderlands.

La déception de Braumin Herde ne pouvait pas tenir face à ce raisonnement clair et à l’inquiétude sincère de son maître et ami.

— Nous devons nous assurer que frère Viscenti et les autres ont compris, concéda-t-il.

Jojonah hocha la tête. Les deux hommes demeurèrent longuement silencieux, chacun songeant au chemin périlleux qu’ils avaient pris. Si le père abbé Markwart venait à découvrir ce qui se trouvait dans leurs cœurs… S’il apprenait que ces deux hommes, plus que quiconque à Sainte-Mère-Abelle, estimaient que son autorité était dévoyée, et qu’ils commençaient même à remettre en question la direction tout entière de l’Église abellicane, alors il était très probable qu’il les taxe sans la moindre hésitation d’hérésie et les fasse publiquement mettre à mort par la torture, un acte qui n’était pas sans précédent dans l’histoire souvent brutale de l’Ordre.

— Que ferons-nous s’il s’agit de frère Avelyn ? demanda enfin Braumin Herde. Que se passera-t-il si nous le trouvons là-bas, vivant ?

Maître Jojonah gloussa malgré lui.

— Nos ordres seront sans aucun doute de le mettre aux fers et de le ramener, répondit-il. Mais le père abbé ne supportera pas de le savoir en vie, je le crains, et il ne sera pas tranquille tant que les Pierres n’auront pas réintégré Sainte-Mère-Abelle.

— Et… le ramènerons-nous ?

Un autre gloussement involontaire échappa au maître.

— Je ne suis pas certain que nous puissions contenir frère Avelyn, même si nous le voulions. Vous n’avez jamais eu l’heur de le voir à l’œuvre avec les Pierres magiques. Si nous découvrons que c’est effectivement lui qui a provoqué l’explosion au Nord, s’il a détruit le dactyl et qu’il a survécu, vous pouvez craindre le pire si nous tentons de mener une bataille contre lui !

— Même vingt-cinq moines ? demanda frère Braumin d’un ton sceptique.

— Ne sous-estimez jamais frère Avelyn, répondit l’autre homme d’un ton cassant. Mais de toute façon, ajouta-t-il rapidement, nous n’en arriverions jamais à cela. Je prie pour que nous retrouvions effectivement frère Avelyn. Oh, comme j’aimerais le revoir !

— Cela imposerait le conflit. Si frère Avelyn est vivant, alors il nous faudra prendre parti, pour lui, ou pour le père abbé.

Maître Jojonah ferma les yeux en admettant la justesse des propos de son jeune ami. Jojonah et Herde, et, dans une moindre mesure, plusieurs autres de Sainte-Mère-Abelle, n’étaient pas satisfaits de l’administration de Markwart. Mais s’ils devaient se ranger du côté d’Avelyn, que le père abbé avait ouvertement qualifié d’hérétique, chose que le Concile des abbés qui se tiendrait l’an prochain entérinerait vraisemblablement, ils se retrouveraient opposés à l’Église entière. Jojonah, qui croyait à la justesse de sa cause, ne doutait pas que bien d’autres frères, à Sainte-Mère-Abelle, à Sainte-Précieuse de Palmaris, et dans tous les autres monastères, pourraient se rallier à lui, mais voulait-il vraiment provoquer un schisme ? Voulait-il commencer une guerre ?

Et pourtant, s’ils retrouvaient effectivement frère Avelyn, comment, en toute bonne conscience, Jojonah pourrait-il le renier, ou même se détourner de toute action que les autres entreprendraient contre lui ? Frère Avelyn n’était pas un hérétique, loin de là, Jojonah le savait. Le seul crime qu’il avait commis contre le père abbé et toute l’Église était de leur avoir tendu un miroir pour leur montrer combien leurs actions s’opposaient aux préceptes honnêtes de leur foi. Et les frères, Markwart plus que tout autre, n’avaient pas aimé l’image que leur offrait ce miroir. Non, pas du tout.

— Je crois que c’était frère Avelyn dans les Barbanques, annonça Jojonah d’un ton confiant. Lui seul aurait pu aller affronter le démon dactyl. Mais il reste à déterminer lequel des deux a survécu, s’il en est un.

— Nous avons des preuves que le dactyl n’est plus, souligna Braumin Herde. L’armée monstrueuse a perdu sa cohésion et son chemin. D’après tous les rapports, les powries et les gobelins ne sont plus de proches alliés et nous avons personnellement vu leur confusion dans la façon dont ils ont attaqué nos murs.

— Peut-être, alors, que le démon dactyl a été grièvement blessé, et que nous irons finir la tâche, avança Jojonah.

— Ou peut-être que le démon est détruit et que nous allons trouver frère Avelyn, souligna sombrement Braumin Herde.

— Si le dactyl est mort, et donc que les choses sont réglées aux Barbanques, il est probable que frère Avelyn ait depuis longtemps quitté cet endroit maudit.

— Espérons, répondit Braumin Herde. Nous ne sommes pas encore prêts à affronter le père abbé.

Cette dernière remarque prit Jojonah par surprise, et lui donna matière à réflexion. Herde et lui n’avaient jamais parlé de s’opposer au vieillard. Toutes leurs conversations avaient laissé entendre qu’ils continueraient à s’accrocher à ce qu’ils estimaient être la façon dont l’Église devrait se comporter, et qu’ils transmettraient cette foi aux autres par l’exemple et par la voix au Conseil. Mais jamais ils n’avaient évoqué, ni même suggéré, l’idée d’« affronter » Markwart ou l’Église.

Braumin Herde saisit le signal non verbal et se voûta un peu, gêné par sa prise de position.

Jojonah laissa passer cette étourderie dans un autre gloussement. Il se souvint du temps où il était jeune, bien plus jeune, et qu’il était comme Herde un agitateur qui croyait pouvoir changer le monde. La sagesse de l’âge, ou peut-être uniquement la lassitude, lui avait toutefois appris à mettre de l’eau dans son vin. Maître Jojonah n’avait plus l’intention de changer le monde, ni même l’Église, mais seulement la petite partie de chaque qu’il avait le pouvoir de modifier. Il laisserait Markwart gérer les choses comme il l’entendait, et l’Église suivrait le cours décidé par d’autres. Mais il demeurerait fidèle à son cœur, et marcherait toujours avec piété, dignité et pauvreté, comme il en avait fait le vœu quelques dizaines d’années plus tôt en entrant à Sainte-Mère-Abelle. Il transmettrait cette vérité à tous ces jeunes moines, tels que Braumin Herde et Viscenti Marlboro, qui souhaitaient l’entendre, mais ce n’était ni son espoir ni son intention que de voir l’Église abellicane déchirée.

C’était sa peur.

C’est pourquoi maître Jojonah, cet homme doux, le véritable ami d’Avelyn Desbris, espérait que ce dernier soit mort.

— Nous partirons au matin, annonça-t-il. Allez trouver frère Viscenti, et étayez tout ce dont nous avons discuté tous les trois. Dites-lui de bien étudier et de conserver fermement la foi. Priez-le d’offrir toujours la charité, aux croyants comme aux non-croyants, et de guérir les plaies du corps et de l’âme des amis comme des ennemis. Demandez-lui de s’élever contre l’injustice et l’excès, mais de laisser toujours la compassion tempérer sa voix. Les bons l’emporteront à la fin, par la vérité de leurs propos et non par le mouvement de leurs épées, bien que cette victoire puisse prendre plusieurs siècles.

Braumin Herde médita un moment la sagesse de ces propos, puis, sur une révérence respectueuse, se tourna vers le couloir.

— Et préparez-vous bien à la route, ajouta maître Jojonah avant qu’il ait ouvert la porte. Frère Francis s’exprime au nom du père abbé, et ne doutez pas de la loyauté des vingt-deux autres du groupe. Disciplinez votre humeur, mon frère, sans quoi nous aurons des ennuis avant même d’avoir quitté les terres civilisées.

Braumin Herde s’inclina de nouveau avec déférence, puis hocha la tête en se redressant, assurant ainsi à son mentor qu’il entendait ses paroles.

Maître Jojonah n’en douta pas un instant. Herde, agitateur et belle âme, était un homme discipliné. Il savait que frère Braumin ferait ce qu’il fallait, et lui de même, bien que le maître se demande ce qu’il adviendrait de cette juste attitude s’ils découvraient Avelyn Desbris, vivant et en bonne santé, sur la route.

 

— Vous savez ce que je soupçonne, et ce que j’attends, fit le père abbé Markwart d’un ton sec.

— Je suis votre vaisseau consentant, répondit frère Francis en baissant les yeux. Vous pourrez accéder à mon corps chaque fois que vous le souhaiterez.

— Comme si vous pouviez m’en empêcher ! se vanta le vieil homme. (Markwart savait que ses paroles étaient creuses. La possession, même avec sa nouvelle compréhension des Pierres, était une chose difficile, plus encore lorsque le réceptacle avait reçu un entraînement à la magie.) Mais il ne s’agit pas que de cela. Comprenez-vous le but véritable de ce voyage ?

— Découvrir si le dactyl a été détruit, répondit sans hésiter le jeune moine. Ou voir s’il y a jamais eu de démon dactyl.

— Bien sûr qu’il y en a eu ! aboya Markwart, impatient. Mais ce n’est pas le problème. Vous allez aux Barbanques pour vous assurer du sort du démon, il est vrai, mais surtout pour découvrir où se trouve Avelyn Desbris.

Le visage de frère Francis se plissa sous l’effet de sa confusion. Il savait que l’Église était à la recherche d’Avelyn, qu’on le soupçonnait d’avoir été mêlé à l’explosion au nord, mais il n’avait jamais envisagé que le père abbé puisse placer l’endroit où se trouvait Avelyn au-dessus du sort du démon dactyl.

— Le dactyl est une menace pour la vie de milliers de gens, concéda le père abbé. Les souffrances dues à l’émergence de la bête sont réellement horribles et regrettables. Mais le démon est apparu par le passé et reviendra à l’avenir, car le cycle de souffrance est le destin de l’homme. La menace portée par le frère Avelyn, en revanche, est plus insidieuse, et potentiellement plus durable, et dévastatrice. Ses actions et son point de vue hérétique et tentateur menacent les fondations même de notre Ordre bien-aimé.

Francis parut toutefois sceptique.

— D’après les rares rapports relatant ses faits et gestes pendant sa fuite, il semblerait qu’Avelyn masque son hérésie sous de jolis mots et des actions en apparence charitables, poursuivit Markwart en élevant la voix, frustré. Il désavoue l’importance des anciennes traditions sans comprendre leur valeur, ni leur profonde nécessité si l’Église souhaite survivre.

— Mes excuses, mon Très Révérend Père, intervint doucement le frère, mais j’avais cru comprendre qu’Avelyn était plutôt attaché à la tradition… un peu trop, même, selon certains. Je pensais que ses erreurs allaient dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’il portait une telle dévotion à des rituels désuets qu’il était incapable de voir les réalités et les vérités de l’Église d’aujourd’hui.

Markwart agita une main osseuse et se détourna en se mordillant la lèvre, cherchant une issue à ce piège logique.

— C’est vrai, admit-il. (Il se retourna alors d’un air féroce, forçant frère Francis à reculer d’un pas.) Au regard de certains sujets, Avelyn était en apparence si dévoué qu’il en paraissait inhumain. Savez-vous qu’il n’a même pas été affecté, et qu’il n’a pas versé une larme, lorsque sa mère est morte ? (Les yeux de Francis s’écarquillèrent.) C’est la vérité, poursuivit Markwart. Il était tellement obsédé par ses vœux que le trépas de sa mère fut pour lui une affaire sans importance. Mais n’ayez pas la naïveté de croire que ses actions étaient tissées de spiritualité pure ! Non, non, elles étaient le produit de son ambition, comme il l’a prouvé en assassinant maître Siherton et en s’enfuyant avec les Pierres. Avelyn est dangereux pour l’Ordre tout entier. C’est lui, et non le dactyl, qui demeure notre priorité.

Frère Francis réfléchit à tout ceci pendant quelques instants, puis il hocha la tête.

— Je comprends, mon Révérend.

— Vraiment ? répliqua Markwart d’un ton tel que le jeune frère lui-même en douta. Comprenez-vous vraiment ce que vous devrez faire si vous rencontrez Avelyn Desbris ?

— Nous sommes vingt-cinq puissants…, commença Francis.

— N’escomptez pas le soutien des vingt-quatre autres, le prévint le père abbé.

Cela fit également réfléchir frère Francis.

— Toutefois, répondit-il enfin d’un ton hésitant, nous sommes suffisamment nombreux pour soumettre Avelyn et les ramener, les Pierres et lui, à Sainte-Mère-Abelle.

— Non.

La simplicité de la réponse déconcerta une fois encore le jeune moine.

— Mais…

— Si vous croisez Avelyn Desbris, expliqua sombrement Markwart, si vous ne faites même que saisir le plus petit effluve de sa piste, vous me rapporterez ce qui a été volé, en plus de l’annonce du décès de ce vagabond. Vous pouvez également me rapporter sa tête, si possible.

Frère Francis redressa les épaules. Ce n’était pas un individu très modéré, et il aurait probablement obtenu un classement plus élevé dans sa promotion sans les maintes bagarres auxquelles il s’était bien trop volontiers mêlé. Pourtant, il n’aurait jamais cru recevoir un tel ordre du père abbé de Sainte-Mère-Abelle. Mais Francis était un moine ambitieux qui faisait preuve d’une loyauté aveugle, et il n’était certainement pas de ceux qui laisseraient la conscience interférer avec l’exécution des ordres.

— Je n’échouerai pas, affirma-t-il. Maître Jojonah et moi…

— Méfiez-vous de Jojonah, l’interrompit Markwart. Et du frère Braumin Herde, également. Ils tiennent le rôle de premier et de second dans cette expédition vers les Barbanques, en tout ce qui a trait aux décisions liées au démon dactyl. Mais en ce qui concerne Avelyn Desbris, s’il est en quoi que ce soit concerné, c’est vous, frère Francis, qui parlez au nom du père abbé, et la parole de Dalebert Markwart est une loi incontestable.

Frère Francis lui adressa une profonde révérence, et se voyant congédié d’un geste de la main, il fit volte-face et quitta la pièce, plein de hâte et de conjectures.

 

La nuit pesait, profonde, sur Sainte-Mère-Abelle. Frère Braumin traversait les niveaux supérieurs de l’ancienne structure. Bien que sa mission soit vitale (il avait déjà fait passer le mot au frère Viscenti de l’attendre dans sa chambre), il prit un chemin détourné en suivant le long couloir qui courait parallèlement au parapet de l’abbaye donnant sur la baie de Tous-les-Saints. Aucune torche ne brûlait à l’extérieur, pas plus que sur les quelques docks en contrebas, ainsi Braumin se vit-il offrir une image exceptionnelle du ciel nocturne et des plusieurs millions d’étoiles luisant dans le ciel au-dessus des eaux sombres du grand Mirianique. En regardant par l’une des hautes fenêtres étroites, il songea qu’il était né trop tard : il avait manqué le voyage vers Pimaninicuit, cette île équatoriale où les moines de Sainte-Mère-Abelle se rendaient pour ramasser les Pierres sacrées. De telles traversées ne se produisaient que toutes les six générations, tous les cent soixante-treize ans.

Braumin Herde, n’étant pas encore maître, n’était pas supposé connaître le détail de toutes ces choses. Mais Jojonah lui avait conté l’histoire du dernier voyage, celui des frères Avelyn, Thagraine, Pellimar et Quintall à bord du File au vent, un navire affrété. Selon le maître, c’était, une fois la mission complétée, la destruction du bateau par les moines alors qu’il quittait le port de Sainte-Mère-Abelle qui avait définitivement dressé frère Avelyn contre l’Église abellicane. En regardant à l’extérieur, le jeune moine tenta d’imaginer la scène, toutes les puissances des balistes et des catapultes, le pouvoir gigantesque des Pierres d’Anneau, déchaînées sur un unique vaisseau. Braumin avait été témoin de la fureur de Sainte-Mère-Abelle contre l’invasion powrie. Il frissonna à l’idée de cette force dirigée contre un équipage sans méfiance.

Quelle nuit décisive cela avait été ! songea le frère. À supposer qu’Avelyn n’ait pas appris cette destruction, aurait-il pu demeurer un serviteur loyal et dévoué du père abbé Markwart ? Et si, comme ils le soupçonnaient, son rôle n’avait pas été des moindres dans les événements sans doute capitaux survenus dans les terres du Nord, les Timberlands, et sur tout le chemin jusqu’aux Barbanques ? Alors, si le frère Avelyn n’avait pas fui ainsi l’abbaye, l’obscurité tiendrait encore à présent le monde dans sa poigne.

Braumin Herde fit courir ses doigts dans ses boucles sombres. Sa mère lui avait souvent dit que tout avait un but, que les choses avaient une raison de se produire. Dans le cas de frère Avelyn, ces paroles sonnaient terriblement vraies.

S’éloignant de la fenêtre, Braumin, rapide mais silencieux, reprit sa progression. La plupart des moines étaient endormis, à présent, chose que l’on exigeait des plus jeunes frères, et que l’on recommandait aux anciens. Toutefois, les étudiants de neuvième et de dixième années avaient le droit d’établir leur propre couvre-feu s’ils avaient d’importantes affaires à régler, telles que copier à la plume des passages de textes anciens, ou, songea l’Immaculé en ricanant, comploter contre le père abbé. Le frère souhaitait lui aussi réintégrer son lit aussitôt que possible, car il devrait se lever avant l’aube et très vite prendre la route – une route longue et pleine de périls.

Frère Braumin hocha la tête en distinguant le rai de lumière diffuse qui filtrait sous la porte du frère Viscenti Marlboro. Il y frappa d’un poing léger, ne souhaitant pas réveiller les chambres voisines, ni attirer l’attention sur sa présence devant la porte de cet homme.

Celle-ci s’ouvrit. Braumin se faufila dans la pièce.

Frère Viscenti Marlboro, un petit homme maigre aux yeux nerveux affichant une perpétuelle barbe de plusieurs jours sur un visage hâlé, referma rapidement la porte derrière son ami.

Il s’agitait déjà, constata Braumin. Frère Viscenti était probablement l’individu le plus nerveux qu’il ait jamais rencontré. Il se frottait constamment les mains en baissant la tête, comme s’il s’attendait à tout instant à recevoir une gifle.

— Vous allez tous les deux partir et mourir, cracha-t-il soudain d’une voix aiguë seyant mieux à une belette ou un écureuil.

— Partir, oui, concéda Braumin. Mais pour un mois, ou deux, au plus.

— Si les choses se passent comme le père abbé l’entend, vous ne reviendrez pas, insista frère Viscenti.

Ce disant, il baissa la tête et se détourna en posant un doigt sur ses lèvres pincées, comme si, à la seule évocation de Markwart, une horde de gardes risquait soudainement d’enfoncer sa porte.

Braumin Herde ne tenta même pas de dissimuler son amusement.

— Si le père abbé voulait agir ouvertement contre nous, il l’aurait fait depuis bien longtemps, dit-il. La hiérarchie ne nous craint pas.

— Ils craignaient Avelyn, rétorqua Viscenti.

— Ils détestaient Avelyn parce qu’il avait volé les Pierres, rectifia Braumin. Sans parler du fait qu’il a tué maître Siherton. Markwart méprise Avelyn car, en prenant les Pierres, c’est également sa réputation qu’il a emportée. Si le père abbé quitte ce monde sans que les Gemmes aient été retrouvées, les futurs moines abellicans considéreront son administration de l’abbaye comme un échec. Voilà ce que craint cet homme, et non une révolution à cause de frère Avelyn.

Frère Viscenti avait, bien sûr, déjà entendu tout cela. Lançant les bras au ciel dans un geste de résignation, il traversa la pièce d’un pas traînant pour s’asseoir à son bureau.

— Mais je ne sous-estime pas les dangers que maître Jojonah et moi-même encourons, poursuivit Braumin s’asseyant au bord du petit lit quelconque de frère Viscenti. Et, dans cette éventualité, nous ne devrions pas non plus négliger la responsabilité qui retombera sur vos épaules, mon ami. (L’expression de Viscenti trahit une terreur pure.) Vous avez des alliés, lui rappela l’Immaculé.

Viscenti renifla.

— Une poignée de novices de première et de deuxième années ?

— Qui deviendront des étudiants de neuvième et dixième années, répondit sévèrement frère Braumin. Qui atteindront le statut d’Immaculés quand vous, si vous êtes assez sage pour ce faire, serez devenu maître.

— Sous les auspices de Dalebert Markwart, rétorqua frère Viscenti, sarcastique, qui sait que je suis ami avec vous et maître Jojonah.

— Le père abbé n’est pas le seul à déterminer les échelons. Votre ascension, du moins jusqu’au rang de maître, est une chose courue d’avance, tant que vous poursuivez vos études avec ténacité. S’il s’opposait à cela, il s’attirerait les murmures de tout le monastère, et de bien des maîtres de Sainte-Mère-Abelle. Non, il ne peut pas vous refuser une position.

— Mais c’est lui qui décide laquelle ! débattit frère Viscenti. Il pourrait m’envoyer à Saint-Rontelmore, dans les sables brûlants d’Entel ! Ou pire encore, me désigner comme aumônier des Gardiens de la Pointe dans le bastion perdu de Pireth Dancard, au beau milieu du golfe de Corona !

Sans ciller, Braumin Herde haussa les épaules comme si de telles possibilités n’avaient pas la plus petite importance.

— Et là-bas, vous vous raccrocherez à vos croyances, expliqua-t-il tranquillement. Là-bas, vous conserverez bien vivants dans votre cœur les espoirs que nous formons pour l’ordre abellican.

Frère Viscenti se tordit les mains, puis se leva et se mit à faire les cent pas dans sa chambre. Il savait qu’il devrait se satisfaire de la réponse de son ami. Ce n’étaient pas eux qui décidaient de leur destin. Pas encore. Mais tout de même, Viscenti avait le sentiment que le monde entier bougeait soudain trop vite pour lui, comme si les événements l’entraînaient sans le laisser un seul instant réfléchir à son prochain mouvement.

— Que ferai-je, si vous ne revenez pas ? demanda-t-il, très sérieux.

— Vous conserverez la vérité dans votre cœur, répondit frère Braumin sans la moindre hésitation. Vous continuerez à discuter avec ces jeunes moines qui partagent nos valeurs, à lutter dans leur esprit contre la pression de la conformité qu’ils rencontreront en s’élevant dans l’Ordre. C’est tout ce que maître Jojonah nous a jamais demandé. Et c’est la seule chose que frère Avelyn attendrait de nous.

Frère Viscenti s’immobilisa et dévisagea longuement Braumin Herde. Il savait, avec confiance, que son ami avait raison, car, comme le frère Braumin Herde, comme maître Jojonah et d’autres jeunes moines, il portait en lui l’esprit d’Avelyn Desbris.

— Piété, dignité, pauvreté, récita Braumin Herde, le vœu, son vœu, abellican. (Et lorsque frère Viscenti le regarda en hochant la tête, il ajouta le mot qu’à la lumière de l’œuvre d’Avelyn, maître Jojonah avait secrètement inséré :) Charité.

 

Il n’y eut ni fanfare ni annonce générale, lorsque la caravane de six chariots franchit les portes de Sainte-Mère-Abelle. Quatre de ces voitures transportaient cinq moines chacune, tandis qu’une autre, pleine de réserves, ne contenait que les deux conducteurs. La deuxième de la ligne, également conduite par deux moines, emmenait maître Jojonah, les cartes et les guides.

Les trois moines installés à l’arrière du quatrième chariot, y compris frère Braumin et un autre Immaculé, travaillèrent continûment sur les Pierres, du quartz, surtout, bien que l’autre Immaculé utilise aussi une hématite. Le quartz, qui aidait à voir au loin, leur permit d’explorer les environs du convoi, et si quelque chose leur paraissait un tant soit peu suspect, l’Immaculé utilisait alors la Pierre d’âme pour projeter son esprit à l’endroit indiqué et mieux évaluer la situation. Ces trois hommes étaient les yeux et les oreilles de la caravane, les guides qui permettaient d’éviter les ennuis. S’ils échouaient, les moines connaîtraient certainement une bataille, et ce peut-être même bien avant d’avoir quitté les terres prétendument civilisées de Honce-de-l’Ours.

Ils voyagèrent toute la matinée sur la route du nord-ouest en direction d’Amvoy, ce petit port qui se trouvait en face de Palmaris, de l’autre côté de l’immense Masur Delaval. Normalement, une caravane d’une telle taille aurait dû se déplacer vers le sud-ouest, pour rejoindre Ursal et les ponts sur la rivière, car il n’y avait pas de ferry assez large pour leur permettre d’effectuer en un seul passage la traversée vers Palmaris. Mais les frères avaient leurs propres méthodes, et ils iraient vers les Barbanques en une ligne aussi droite que possible. Avec les Pierres magiques, tout, ou presque, était faisable.

Les chevaux, à raison de deux par chariot, furent très vite épuisés. Certains respiraient même avec tant de force qu’ils paraissaient à l’article de la mort. En effet, leur bride était tissée de turquoises magiques permettant aux conducteurs de communiquer avec eux, et de les pousser, par intrusion mentale, au-delà de leurs limites. Comme il avait été décidé, les frères prirent leur première pause à midi dans un champ situé à l’écart de la route. La moitié d’entre eux se mit immédiatement au travail sur les roues et sous les chariots, resserrant, redressant, tandis que d’autres préparaient un repas rapide et que les trois moines aux Pierres utilisaient le quartz. L’Église était bien préparée aux entreprises telles que ce voyage. Elle avait des alliés sur toutes les routes de Honce-de-l’Ours, pasteurs de petites congrégations, missionnaires, et d’autres. La veille, plusieurs maîtres de Sainte-Mère-Abelle s’étaient servi des cartes et des journaux de voyage fournis par le frère Francis pour prendre contact, par le biais de l’hématite, avec ces partenaires stratégiquement disposés et les informer de leur rôle.

Une heure après cette pause de midi, une dizaine de chevaux fringants leur furent apportés dans le champ. Maître Jojonah reconnut le frère qui menait la procession comme un homme qui s’était fondu dans le vaste monde après avoir passé une dizaine d’années à Sainte-Mère-Abelle. Jojonah l’observa derrière les bâches de son chariot et n’alla pas le saluer, car il savait que la familiarité générerait des questions qu’il ne revenait pas à ce frère de poser, pas plus qu’à Jojonah d’y répondre.

Chose qui fut tout à l’honneur du frère, il ne s’éternisa pas plus longtemps que les quelques minutes qu’il fallut à ses cinq assistants et à lui-même pour effectuer l’échange.

Bientôt, les animaux furent attelés et les provisions réunies, et la caravane reprit sa progression en franchissant les kilomètres à toute allure. En milieu d’après-midi, ils quittèrent la route pour prendre plus franchement vers le nord, et ils furent peu après stupéfaits de voir apparaître le grand Masur Delaval. Ils avaient déjà parcouru plus de cent dix kilomètres. Amvoy se trouvait au sud, et, au-delà des trente kilomètres d’étendue liquide, invisible à leurs yeux, se dressait la ville de Palmaris, la deuxième plus grande cité de tout Honce-de-l’Ours.

— Prenez un bon repas et rassemblez vos forces, leur indiqua maître Jojonah.

Les moines comprirent. Ce serait sans doute la partie la plus difficile et la plus exigeante de leur voyage, du moins avant d’avoir définitivement laissé les Timberlands derrière eux.

Une heure s’écoula. Toutefois, malgré le fait que l’itinéraire détaillé de frère Francis ne leur accorde que ce bref répit, maître Jojonah ne donnait pas l’impression de vouloir reprendre la route.

Frère Francis vint le voir dans son chariot.

— C’est l’heure, annonça-t-il d’un ton calme mais ferme.

— Encore une heure, répondit maître Jojonah.

Francis secoua la tête et entreprit de dérouler un parchemin.

— Je sais ce que cela dit, lui assura le maître.

— Alors vous savez…

— Je sais que si nous commençons à traverser la rivière et que l’un de nous faiblit, nous perdrons un chariot, si ce n’est tous, l’interrompit Jojonah.

— L’ambre n’est pas si épuisante ! rétorqua le jeune frère.

— Pas quand il s’agit de permettre à un individu de marcher sur l’eau, concéda maître Jojonah. Mais pour soulever tout ce poids ?

— Nous sommes vingt-cinq !

— Et ce nombre restera inchangé lorsque nous atteindrons la rive occidentale de la rivière, répondit sombrement maître Jojonah.

Sur un léger grondement, frère Francis tourna les talons et commença à s’éloigner.

— Nous voyagerons de nuit, lui dit Jojonah. En utilisant des diamants pour éclairer le chemin. Ainsi, nous récupérerons le temps que nous passons à nous reposer ici.

— En attirant l’attention sur nous avec ces fanaux ? repartit l’autre d’un ton aigre.

— Peut-être. Mais c’est à mon sens moins risqué que de traverser le Masur Delaval alors que nos frères sont las.

Francis plissa les yeux, la mâchoire en avant, puis fit de nouveau volte-face et s’en alla en fulminant, manquant presque de renverser frère Braumin Herde qui grimpait les quelques marches à l’arrière du chariot.

— Nous ne respectons pas son emploi du temps, lui expliqua sèchement le maître.

— Il va de ce pas aller le rapporter au père abbé, évidemment.

— C’est comme si Markwart était là avec nous ! soupira Jojonah. Aucune joie ne nous est épargnée.

Son froncement de sourcils se mua en sourire, qui lui-même devint un grand éclat de rire lorsque Braumin Herde gloussa.

À l’extérieur du chariot, frère Francis avait tout entendu.

Une heure plus tard, après avoir découvert un site de décollage convenable sur les rives, et tandis que le soleil descendait dans le ciel de l’ouest, ils se remirent en branle. Le chariot contenant Jojonah, qui était de tous le plus compétent et le plus puissant avec les Pierres magiques, ouvrit la marche. Le maître s’était entouré de deux novices de première année et il n’y avait qu’un seul conducteur à l’avant. Dix-huit des vingt-cinq moines, à l’exception des conducteurs et d’un frère dont le devoir demeurait d’explorer les environs à l’aide du quartz, furent équitablement répartis entre les six voitures. À l’intérieur de la première, les trois hommes se tinrent par la main en formant un cercle, au centre duquel se trouvait un morceau d’ambre enchanté. Ils mirent leurs pouvoirs en commun, connectèrent leurs énergies à celle de la Pierre, en appelant ses propriétés magiques. L’ambre permettait de marcher sur l’eau, et chaque chariot s’engagea sur la rivière sans sombrer. Les sabots des chevaux et les roues tracèrent à peine quelques légères dépressions dans le liquide.

Les dix-huit moines s’enfoncèrent plus profondément dans leur transe méditative. Les conducteurs travaillèrent dur, en rectifiant constamment l’angle de leur attelage pour compenser le mouvement du courant. Mais cette partie du voyage se révéla fort simple. La traversée fut très légère, comme un doux sursis, pour les chariots, les chevaux et les moines.

Moins de deux heures plus tard, le conducteur de Jojonah, utilisant un diamant pour s’éclairer, découvrit une pente lisse et facile le long de la rive occidentale et rejoignit la terre ferme. Ceci fait, il se tourna pour en informer le maître. Jojonah, sortant de sa transe, quitta le chariot pour s’étirer longuement et regarder les cinq autres toucher terre un à un. Au sud, à une poignée de kilomètres de distance, on apercevait les lumières de Palmaris. Au nord et à l’ouest n’apparaissait que l’obscurité de la nuit.

— Nous resserrerons les rangs pour la course de nuit, annonça maître Jojonah. Il ne faut pas plus que la longueur d’un cheval entre l’arrière d’une voiture et les naseaux de l’attelage suivant. Allez-y doucement avec les intrusions par turquoise et prenez votre dernier repas et un peu de repos sur votre siège. Nous allons progresser longuement, du moins tant que les chevaux pourront le supporter, mais à un rythme confortable. Je souhaite que nous mettions trente kilomètres de plus derrière nous avant de dresser un campement convenable. (Sur ce, il congédia le groupe, à l’exception de frère Francis.) Quand changerons-nous d’attelage ? s’enquit-il.

— Pas avant la fin d’après-midi. Nous obtiendrons peut-être une dizaine de chevaux en échange des six qui seront encore capables de tirer un chariot.

— Qu’il en soit ainsi, conclut maître Jojonah en regagnant son chariot, sincèrement désolé d’avoir à exploiter si fort les pauvres créatures.