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Résolution

En arrivant en vue du petit groupe de maisons, des fermes pour la plupart, qui se trouvait juste au nord de Palmaris, ils se sentirent retrempés de découvrir que de nombreuses personnes avaient quitté la ville fortifiée pour réintégrer leurs demeures.

— La région revient à la normale, remarqua Connor. (Il progressait à cheval auprès de Pony et de Belli’mar Juraviel montés sur Symphonie, tandis qu’Elbryan et Roger marchaient à l’avant, flanquant un frère Youseff aux mains nouées dans le dos.) Nous connaîtrons très bientôt la paix de nouveau.

L’idée paraissait tout aussi probable aux autres, car ils n’avaient pas croisé un seul monstre jusque-là.

— Caer Tinella et Terrebasse étaient peut-être les dernières forteresses des monstres dans la région, réfléchit Elbryan. Mais les rares qui demeurent encore ne devraient guère poser de problème à la garnison de Palmaris. (Il s’immobilisa alors, et saisit également les rênes de Symphonie, en levant les yeux vers ses deux amis, qui comprirent.) Nous n’osons pas entrer dans la ville, expliqua-t-il à Connor. Pas même nous approcher au point d’être vus par ces fermiers. (Il regarda frère Youseff en terminant :) Le seul fait de nous connaître semble mettre les gens en danger.

— Parce que vous reconnaissez être justement qualifiés de brigands, répliqua sèchement le moine. Croyez-vous que l’Église cessera de vous traquer ?

Il partit d’un rire pervers qui ne donnait absolument pas l’impression qu’il était le prisonnier ici.

— Il se peut que l’Église ait des problèmes plus pressants à régler quand la vérité sera faite sur vos agissements à Sainte-Précieuse ! intervint Connor en venant placer Pépite entre le rôdeur et le moine.

— Et vous avez les preuves de ces stupides accusations ? riposta promptement frère Youseff.

— Nous verrons, répondit Connor. (Il se tourna vers Elbryan et les deux cavaliers de Symphonie.) Roger et moi allons le livrer à mon oncle. Nous utiliserons les canaux de pouvoir séculiers avant de voir à quel point l’Église soutiendra ce chien et ses maîtres.

— Vous risquez de déclencher une petite guerre, objecta Pony.

Tout le monde savait que l’Église était presque aussi influente que l’État, et certains de ceux qui avaient été témoins des forces magiques de Sainte-Mère-Abelle estimaient même que l’Église était la plus puissante.

— Si cette guerre doit commencer, elle aura été provoquée par les hommes qui ont assassiné l’abbé Dobrinion, pas par moi, ni par mon oncle, répondit Connor d’un ton convaincu. Je ne fais que suivre la direction adéquate en réponse à cet acte odieux, et pour me protéger.

— Nous attendrons de vos nouvelles, intervint Elbryan, qui ne souhaitait pas développer ce point plus avant.

— Roger et moi vous rejoindrons dès que possible, acquiesça Connor. Je sais que vous avez hâte de reprendre la route.

Il prit soin de ne rien ajouter. Il ne souhaitait pas que le dangereux moine sache qu’Elbryan pensait aller tout droit à Sainte-Mère-Abelle. Vu les prodiges de magie que l’on pouvait accomplir avec les Pierres, et auxquels Connor avait assisté, il avait déjà trouvé insensé qu’Elbryan déclare ouvertement à Youseff qu’ils iraient récupérer leurs amis prisonniers. Moins les informations que détenait cet homme étaient détaillées, mieux ce serait pour tous.

Connor fit tourner son cheval en invitant d’un geste Elbryan à s’éloigner avec lui.

— Au cas où je ne parviendrais pas à revenir, je vous fais dès maintenant mes adieux, Oiseau de Nuit, dit-il, sincère. (Elbryan suivit le regard du noble jusqu’à Pony.) Je mentirais en disant que je ne vous envie pas. Moi aussi, je l’ai aimée. Qui ne serait pas fou d’elle, après avoir contemplé sa beauté ? (Le rôdeur, ne voyant rien à répondre, demeura silencieux. Au bout d’une longue pause embarrassée, Connor termina en le regardant bien en face :) Mais il est évident que le cœur de Jill… de Pony est à vous.

— Vous n’avez pas l’intention de nous rejoindre, comprit soudain Elbryan. Vous allez livrer le moine et rester à Palmaris.

Connor répondit par un haussement d’épaules évasif.

— C’est douloureux de la voir, admit-il. Douloureux et magnifique à la fois. Je n’ai pas encore décidé laquelle de ces deux émotions était la plus intense.

— Adieu, répondit Elbryan.

— Adieu. (Sur un nouveau regard à Pony, Connor demanda :) Puis-je lui dire au revoir en privé ?

Elbryan le lui permit d’un sourire, bien qu’il n’estime pas que la décision lui revenait d’une quelconque façon. Si Pony souhaitait s’entretenir seule à seule avec Connor, elle le ferait, quoi qu’il en pense. Il simplifia toutefois les choses au jeune noble, pour qui il ressentait une honnête sympathie, en allant porter le message à Pony. Après avoir attendu que Juraviel descende de cheval, la femme poussa prestement celui-ci dans la direction de Connor.

— Il se peut que je ne revienne pas, expliqua-t-il. (Pony hocha la tête. Elle n’était déjà pas sûre de savoir pourquoi il était venu.) Je devais te revoir, dit-il en réponse à sa question muette. J’avais besoin de savoir que tu allais bien. Je devais…

Il se tut et poussa un profond soupir.

— Qu’attends-tu de moi ? demanda carrément la jeune femme. Que pouvons-nous dire qui n’ait déjà été évoqué ?

— Tu peux me pardonner, lâcha Connor, avant de tenter désespérément de s’expliquer. J’étais blessé… dans ma fierté. Je ne voulais pas t’envoyer loin de moi, mais je ne pouvais pas supporter de te voir, en sachant que tu ne m’aimais pas…

Le sourire de Pony le réduisit au silence.

— Je ne t’ai jamais condamné, et je n’ai donc rien à te pardonner, répondit-elle calmement. Je trouve tragique ce qui s’est passé entre nous, pour toi autant que pour moi. Notre amitié était spéciale, et je la chérirai toujours.

— Mais ce que j’ai fait… pendant notre nuit de noces…, protesta Connor.

— C’est ce que tu n’as pas fait qui me permet de ne pas te blâmer, expliqua-t-elle. Tu aurais pu me prendre, et si tu l’avais fait, je ne te l’aurais jamais pardonné. J’aurais même pu utiliser la magie pour te couper en deux sur-le-champ en te revoyant !

Mais dès que les mots eurent passé ses lèvres, Pony se rendit compte que c’était un mensonge. Quels qu’aient été ses sentiments envers lui, elle ne pourrait jamais utiliser les Gemmes, ce cadeau sacré de Dieu, pour se venger de la sorte.

— Je suis désolé, lui dit Connor, sincère.

— Moi aussi, répondit Pony. (Elle se pencha et déposa un baiser sur sa joue.) Adieu, Connor Bildeborough, dit-elle. Tu vois clairement l’ennemi à présent. Bats-toi bien.

Sur ce, elle fit tourner sa monture et rejoignit Elbryan.

Peu après, Pony, Elbryan et Juraviel reprenaient la route du Nord, pleins d’espoir, mais sachant que ce voyage serait potentiellement aussi sombre que celui qu’ils avaient entrepris en allant vers Aïda affronter le démon dactyl. Ils priaient pour que la mission de Connor porte rapidement ses fruits, et que le roi et les membres pieux et sensés de l’ordre abellican, s’il en restait encore, se retournent contre ce père abbé démoniaque qui avait si injustement emprisonné Bradwarden et les Chilichunk. Ils espéraient également retrouver leurs amis en bonne santé et libres avant d’entrer à Sainte-Mère-Abelle.

Mais le sens pratique leur soufflait le contraire. Les actions politiques de cette ampleur pourraient prendre plusieurs mois, si ce n’était des années. Et Bradwarden et les Chilichunk ne pourraient pas attendre, ne méritaient pas d’attendre. Ainsi le trio décida-t-il de se diriger vers l’abbaye de la baie de Tous-les-Saints dès que Roger, et peut-être Connor, l’aurait rejoint.

C’est avec une détermination identique que Connor et Roger progressèrent en direction de Palmaris. Connor avait une foi immense en son oncle Rochefort. Depuis qu’il était enfant, il l’avait toujours considéré comme celui qui obtenait les choses, comme un grand homme qui dessinait la vie de la ville. Et toutes les fois – nombreuses – où Connor s’était attiré des ennuis, son oncle s’était occupé de tout avec discrétion et efficacité.

Frère Youseff voyait clairement combien Connor était confiant, tant à la façon dont il se pavanait sur sa selle qu’à ses hâbleries quant à tout ce que son oncle allait accomplir.

— Maître Bildeborough, vous devriez comprendre les conséquences de votre association avec ces deux vilains, commença-t-il.

— Si vous ne vous taisez pas, je vous bâillonne.

— Mais quelle gêne pour votre oncle ! Ce sera bien drôle quand le roi apprendra que le neveu du baron Bildeborough voyage avec des hors-la-loi… !

— C’est bien ce que je fais, répondit Connor en baissant les yeux vers lui. En ce moment même.

Cela n’amusa pas Youseff.

— Votre accusation est évidemment ridicule, dit-il. Et votre oncle, lorsqu’il l’aura compris, se confondra en excuses vis-à-vis de l’Église. Avec un peu de chance, elle saura se laisser convaincre d’accepter ces excuses et de ne pas l’excommunier.

Connor n’était pas vraiment impressionné, et ne croyait certainement pas ce que disait ce dangereux moine. Toutefois, la peur vint flotter dans ses pensées, pour lui-même et pour son oncle. Il essaya de s’accrocher à sa confiance en son puissant parent, mais se rappela de ne pas sous-estimer le pouvoir de l’Église.

— Vous pourriez peut-être même être pardonnés tous les deux, continua Youseff, perfide.

— Pardonnés de nous être défendus ? aboya Roger.

— Vous n’étiez pas concernés, répondit Youseff. Uniquement la fille et l’autre. Et peut-être l’elfe, aussi. Nous ne connaissions pas l’existence de telles créatures, et son sort reste donc à déterminer.

Connor lui rit au nez. Que cet homme, qui l’avait traqué jusqu’au Chemin pour tenter de le tuer, lui dise qu’il n’était pas concerné était parfaitement ridicule !

— Ah oui, la fille, continua frère Youseff en changeant de ton, mesurant la réponse de Connor du coin de l’œil. Comme sa capture sera délicieuse, fit-il d’un ton graveleux. Je trouverai peut-être même le temps de prendre du plaisir avec elle avant de la remettre à mes supérieurs.

Il vit venir le coup qu’il avait cherché et, sans hésiter, laissa Connor lui assener une gifle à l’arrière de la tête. Le jeune noble n’avait pas frappé fort, mais Youseff put, de manière convaincante, mettre son geste à profit pour plonger vers le sol. Il atterrit lourdement sur son épaule gauche, la poussa encore en arrière en suivant le mouvement, et l’entendit se démettre dans un « plop » suivi de vagues de douleur dans tout son corps. Il poussa alors un cri, apparemment dû à la souffrance, mais qui ne servait qu’à couvrir le mouvement de ses bras, qu’il avait rapprochés dans son dos pour changer l’angle de ses liens.

— Nous avons presque atteint la ville ! gronda Roger. Pourquoi l’as-tu frappé ?

— Comme si tu n’avais pas envie de faire exactement la même chose ! répliqua Connor.

Roger n’avait rien à redire à cela. Il se dirigea alors vers le moine à terre, tout comme Connor, qui se laissa glisser de cheval.

La sécurité des liens de Youseff dépendait du fait qu’il ne soit pas capable de rapprocher les bras. Mais à présent, avec son épaule démise, ce n’était plus le cas. En un instant, il libéra sa main gauche, mais conserva les mains à proximité l’une de l’autre, sans tenir compte de la douleur abrutissante de son épaule.

Roger le rejoignit le premier, et se pencha pour le saisir à bras-le-corps.

Youseff prit son temps. Celui-là n’était pas le plus dangereux des deux.

Connor arriva alors et aida Roger à relever le moine.

Trop vif pour que les deux hommes puissent réagir, frère Youseff glissa un pied sous son corps et se redressa d’un seul coup. Les cordes volèrent quand son bras droit s’élança et que ses doigts, adoptant une position en C, vinrent s’écraser contre la gorge d’un Connor stupéfié, et s’enfoncer jusqu’à ce que Youseff tienne entre les doigts la trachée du jeune noble.

Il le regarda droit dans les yeux et, sans ciller, indifférent, lui arracha la gorge.

Connor Bildeborough tomba en serrant sa blessure mortelle, suffoquant sans parvenir à reprendre son souffle, en tentant inutilement d’endiguer le flot de sang qui explosait autour de lui en brume cramoisie, et qui retombait dans sa trachée ouverte vers des poumons qui se soulevaient à grand-peine.

Youseff pivota et frappa, jetant Roger, pétrifié, au sol.

Le jeune homme comprit sagement qu’il ne pouvait plus rien faire pour Connor, et rien ou presque contre le puissant moine. À peine eut-il touché le sol qu’il se mouvait déjà, et, pendant que Youseff se tournait pour lancer à Connor une ultime bravade, Roger parvint à rejoindre le cheval.

— Je pense que je vais aller tuer ton oncle, maintenant, lui dit le moine avec un sourire cruel.

Connor l’entendit de loin, très loin. Il se sentait tomber, glisser de plus en plus profondément dans l’obscurité, de plus en plus loin en lui-même. Il eut froid, et se sentit seul. Tous les bruits disparaissaient vers le néant. Sa vision rétrécit, se transforma en points de lumière.

Lumière chaude et claire.

Il découvrit un endroit réconfortant et plein d’espoir : il avait fait la paix avec Jill.

Tout avait disparu maintenant, excepté la lumière, la chaleur. L’esprit de Connor se dirigea vers elle.

Roger s’agrippa de toutes ses forces à un étrier alors que le cheval affolé s’élançait en l’entraînant avec lui. Il entendit le moine arriver par-derrière.

Grognant de douleur, le jeune homme se rapprocha du cheval près duquel il courait. Il raffermit sa prise sur la selle, puis gifla sèchement la croupe de Pépite pour l’inciter à galoper plus vite encore. Ce faisant, il parvint à couler un regard en arrière, et découvrit Youseff, filant à toute allure, qui gagnait du terrain.

Exploitant toute son agilité, et jusqu’à sa dernière once de force, Roger se hissa de plus en plus haut. Il parvint sans savoir comment à décoller les pieds du sol, et, sans ce poids à traîner, le cheval mit une bonne distance entre le moine et lui.

Roger n’essaya même pas de s’asseoir convenablement, mais se jeta simplement en travers de la selle en pendillant tête en bas, grimaçant à chaque sursaut douloureux.

Le bon cheval laissa le moine en arrière.

 

Frère Youseff tapa du pied, frustré. Il regarda d’un côté et de l’autre de la route en se demandant quelle décision prendre. Il pouvait retourner à Palmaris – maintenant que Connor était mort, il n’y aurait probablement aucune accusation contre lui pour le meurtre de l’abbé. Et la parole des canailles du Nord ne suffirait certainement pas à amener de telles charges contre l’Église abellicane.

Mais alors qu’il ne craignait en rien le baron de Palmaris ou les moines de Sainte-Précieuse, la seule idée d’annoncer ce désastre au père abbé Markwart faisait se dresser les poils de sa nuque. Dandelion était mort, mais le gênant maître Bildeborough l’était également.

Youseff se tourna dans la direction où Roger avait disparu, vers le nord. Il devait le rattraper avant qu’il retrouve les autres, et devait s’assurer une surprise totale lorsqu’il bondirait de nouveau sur la femme. Il allait évidemment se remettre à leur poursuite des trois hors-la-loi. Ils l’avaient vaincu la première fois uniquement parce qu’ils savaient qu’il arrivait, mais là…

Alors il pourrait faire son rapport au père abbé.

Frère Youseff se mit à courir, infatigable, franchissant les kilomètres.

 

Roger progressait tranquillement, mais vite. Il se doutait que le moine n’avait pas abandonné, car ils savaient tous deux que Roger entendait retrouver Elbryan et Pony, chose que Youseff ne pouvait pas laisser faire. Le garçon ne s’inquiétait pas outre mesure, toutefois. Avec ce cheval, il pouvait conserver de l’avance.

Enfin, à peine, découvrit-il en gravissant le flanc d’une colline. Car tout au bout de la route, au loin, le moine arrivait, courant toujours !

— Impossible ! marmonna le garçon.

Ils avaient dû couvrir plus de huit kilomètres depuis ! Et pourtant, le tueur semblait toujours progresser aussi vite que s’il venait de se lancer à sa poursuite !

Roger remonta à cheval et se remit en route, plus rapidement cette fois. Il voyait bien que sa monture était fatiguée, car la sueur brillait sur son manteau doré, mais il ne pouvait pas se permettre de la laisser ralentir. Il lança à maintes reprises un coup d’œil par-dessus son épaule, en espérant, en priant, pour que le moine ne parvienne pas à tenir plus longtemps que Pépite. Ainsi, il continua, en restant sur la route, en s’inquiétant plus d’aller vite que d’être discret, sachant que le moine, tout incroyable qu’il soit, ne pouvait pas tenir le rythme.

Peu après, persuadé d’avoir semé son poursuivant, il reprit une cadence plus souple en réfléchissant au moyen de rejoindre au plus vite ses amis. Ils avaient convenu d’un rendez-vous dans une ferme abandonnée, à moins de seize kilomètres de là.

Soudain, le cheval trébucha et les yeux de Roger s’ouvrirent tout grands en distinguant un éclat métallique sur le côté de la route. Pépite, ayant perdu un fer, claudiquait.

Le garçon courut en un instant récupérer le fer, puis revint vers le cheval pour chercher de quelle jambe il était tombé. La réponse se présenta d’elle-même avant qu’il ait approché. L’animal, qui boitait sévèrement maintenant, favorisait sa jambe arrière gauche. Prudemment, Roger lui souleva le membre, en le faisant plier au genou.

Le sabot était en piteux état. Roger ne savait pas grand-chose sur les chevaux, mais il comprit que celui-ci ne pourrait pas continuer tant que son fer n’aurait pas été remis en place. Et lui n’avait aucun moyen de le faire.

— Quelle poisse de powrie pourri ! jura le jeune homme en lançant un regard nerveux sur la route.

Il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour contrôler sa peur grandissante, pour s’efforcer de réfléchir clairement, et de traiter ce problème par la raison. Il envisagea tout d’abord de courir, mais il repoussa l’idée en sentant que le moine le rattraperait bien avant qu’il ait pu atteindre Elbryan et les autres. Il se demanda alors si certaines maisons étaient de nouveau habitées si loin au nord, en espérant trouver quelqu’un qui sache ferrer les chevaux, mais il comprit une fois encore qu’il n’aurait pas le temps.

— C’est mon combat ! dit-il tout haut en gardant les yeux rivés sur la route.

Il avait besoin d’entendre ces mots. Il se dirigea vers les sacoches accrochées à la selle, remplie d’objets que Connor et lui avaient ramassés au cours du voyage vers le Sud, cherchant quelque chose, n’importe quoi qui puisse l’aider maintenant.

Il s’agissait majoritairement d’attirail basique pour la route, des cordes et un grappin, une petite pelle, des casseroles et des poêles, des vêtements de rechange, etc. Mais une chose attira toutefois son attention. Au dernier arrêt, à la ferme même où Elbryan et les autres attendraient, Roger avait emporté un petit palan qui servait à hisser les balles de foin, voire à faire entrer les taureaux entêtés dans les granges.

Roger saisit l’outil et l’étudia, cherchant un moyen de l’utiliser. Plusieurs images se précipitèrent dans son esprit. Enfin, il en choisit une, qui exploitait également ses capacités. Il ne pourrait jamais vaincre le moine en duel, il le savait, mais il pourrait peut-être se révéler plus malin que lui.

 

Le temps que frère Youseff atteigne l’endroit, Roger et le cheval avaient disparu, mais le fer demeurait au beau milieu de la route. Le moine s’arrêta, l’examina, puis se releva en lançant autour de lui un regard curieux. Il ne parvenait pas à croire que le jeune homme ait été assez sot pour laisser cet indice derrière lui.

Youseff étudia la route et ne découvrit aucune empreinte fraîche au-delà de trois mètres environ. Mais sur le bas-côté, il distingua aisément des signes du passage du cheval boitillant, et de l’autre côté, une tache de sang et une série d’empreintes plus superficielles, celles d’un homme léger. Tout fut clair, soudain : le cheval avait perdu un fer et jeté son cavalier à terre. Avec un grand sourire, le moine entreprit la descente du terrain en pente, en direction d’un bosquet dans lequel il pensait bien retrouver sa seconde victime.

 

Des hauteurs d’un arbre, Roger Crocheteur, corde, grappin et palan en main, observait l’approche confiante du moine, qui ralentit bientôt, et se déplaça avec plus de prudence en filant d’un abri à un autre.

Roger le perdit de vue quand il entra dans le bosquet, et fut stupéfait en le voyant émerger très loin entre les arbres, car il avait traversé plusieurs mètres sans même faire frémir les épais sous-bois. Le jeune homme observa ses outils, et le doigt qu’il s’était volontairement piqué pour laisser une piste de sang, en se demandant si son intelligence suffirait.

Il était toutefois trop tard pour changer de plan. Youseff était à présent au pied de l’arbre, et il avait aperçu la dernière goutte de sang.

La tête du moine se leva lentement, et, scrutant l’épais feuillage, l’homme arrêta enfin son regard sur la forme sombre au milieu des branches, qui s’agrippait au tronc.

— Si tu descends, je t’épargnerai, appela-t-il. (Roger en doutait. En tout cas, le moine faisait semblant de négocier.) Mais si tu me forces à grimper jusque-là pour t’arracher à ta cachette, sache que ta mort sera la plus déplaisante qui soit.

— Je n’ai jamais rien fait contre ton Église ! répondit Roger, jouant le rôle d’un enfant terrifié, ce qui, à ce moment, ne lui paraissait pas être si poussé que cela.

— C’est pourquoi je t’épargnerai, répéta Youseff. Descends, maintenant.

— Va-t’en !

— Descends ! Je te donne une dernière chance !

Roger ne répondit pas autrement que par un gémissement assez fort pour que le moine l’entende.

Alors que Youseff entamait son escalade, suivant une trajectoire prévisible entre les branches, Roger l’étudia de près. Il tira pour la centième fois sur une corde, pour la tester. Une extrémité était attachée à l’arbre, et l’autre au bout du palan. Une seconde corde reliait le grappin à l’autre extrémité de l’appareil.

Roger se répéta que les nœuds étaient sûrs et que les câbles avaient la bonne longueur, mais en considérant l’énormité de son plan, la nécessité d’un minutage parfait, et de bénéficier d’une bonne part de chance, il fut près de défaillir.

Youseff avait atteint la moitié de la hauteur de l’arbre, et se trouvait à six bons mètres du sol.

— Encore une branche, murmura Roger.

Le moine planta les pieds sur le dernier membre solide du bas du tronc. Roger savait qu’il devrait s’immobiliser là pour prévoir le reste de son escalade, car il se trouvait dans un espace ouvert sans aucune branche.

Dès que Youseff fut en place, le jeune homme saisit fermement sa corde et sauta. Il tomba entre deux branches, en s’égratignant méchamment au passage, puis, à quelques mètres du tronc, toucha un autre membre, comme il l’avait prévu, et d’un coup de pied se lança dans une course circulaire autour de l’arbre. Il s’écrasa, rebondit à maintes reprises, mais se concentra sur sa descente, et dépassa le moine surpris qui ne se trouvait qu’à un bras de lui.

Roger respira plus facilement alors, et continua son tour du tronc. Frère Youseff avait été trop abasourdi pour lui bondir dessus.

— Maudit gamin ! gronda le moine.

Youseff avait d’abord cru que Roger utilisait la corde pour atteindre le sol avant lui, mais quand la boucle se resserra autour de lui en le plaquant à l’arbre, il comprit.

Au dernier tour, Roger, qui tenait à présent la première corde d’une seule main, saisit la seconde et lança le grappin vers un bouquet de bouleaux blancs. Puis, en espérant qu’il s’accroche, il atteignit le pied de l’arbre et l’extrémité de la corde, sur laquelle il tira de toutes ses forces en plaquant les pieds contre le tronc, afin de resserrer les liens de Youseff.

Il savait qu’il n’aurait pas beaucoup de temps. Avec toutes les branches qui interféraient, la corde n’était pas suffisamment tendue pour retenir longtemps le moine puissant et agile.

Pas encore assez.

Roger tira d’une main sur la corde qui disparaissait entre les bouleaux, et de l’autre se mit à actionner le palan pour obtenir du mou. Il grogna en sentant le grappin glisser dans l’enchevêtrement de branchages, mais, enfin, il se planta fermement.

Là-haut, Youseff riait en tentant de s’extirper. Il avait réussi à faire passer la corde au-dessus de ses coudes, et se glisserait rapidement en dessous.

Roger testa une dernière fois la corde, et, voyant que le mou avait quasiment disparu, entreprit de tirer des deux mains, de toutes ses forces, et à toute vitesse, sur le garant.

Youseff avait commencé à passer la corde au-dessus de sa tête quand elle se resserra subitement, en le plaquant derechef à l’arbre.

— Quoi ? ! cria-t-il.

Ce petit homme squelettique ne pouvait pas tirer aussi fort ! Et il avait du sol une vue suffisamment dégagée pour savoir qu’aucun cheval n’était intervenu. Il s’entêta à repousser la corde.

Il entendit le craquement d’une branche plus basse qui cédait sous la pression, et fut libre pendant un bref instant. Il eut juste le temps de dégager le bras gauche avant que le câble l’écrase de nouveau contre le tronc, en lui traversant diagonalement l’épaule jusqu’à l’aisselle. Il continua pourtant à se débattre alors que la corde se resserrait encore.

Roger ne regardait pas en l’air. Il tirait, tirait de toutes ses forces sur le palan. Bientôt, la corde droite et tendue ne vibrait même plus, et il s’arrêta de crainte de déraciner un bouleau.

Puis il s’éloigna de l’arbre pour observer le moine qui se tortillait inutilement contre le tronc. Le jeune garçon, envahi par un profond soulagement, sourit.

— Je reviendrai, promit-il. Avec des amis. On dirait que tu as à répondre de deux meurtres, maintenant !

Sur ce il tourna les talons et s’en fut en courant.

Youseff accorda peu d’attention à ses paroles et continua à se battre contre les liens incroyablement serrés. Il se contorsionna, se tourna un peu, envisagea de se glisser sous la corde.

Il s’aperçut presque immédiatement, mais trop tard, que la manœuvre était stupide, quand la corde glissa de quelques centimètres vers le haut en lui ciselant le côté du cou.

Belli’mar Juraviel, marchant en tête, entra le premier dans le bosquet. Le soleil, à présent bas dans le ciel, commençait à s’enfoncer sous l’horizon. Le groupe s’était empressé de rejoindre l’endroit dès que Roger était arrivé, afin de capturer et maîtriser le dangereux moine avant la tombée de la nuit.

Elbryan, Pony et Roger attendirent à l’extérieur du bosquet, le rôdeur observant de près sa compagne. Elle était demeurée silencieuse sur tout le chemin. La nouvelle du décès de Connor lui avait porté un coup.

Étrangement, son deuil n’alluma pas la moindre étincelle de jalousie en lui, mais uniquement de la compassion envers elle. Il comprenait, vraiment, la relation entre Pony et le noble, et savait qu’avec le décès de Connor, la jeune femme avait perdu une partie d’elle-même, et de l’époque thérapeutique de sa vie. Elbryan se jura donc en silence de taire ses propres sentiments négatifs, et de se concentrer sur les besoins de son aimée.

Elle était assise, grande et droite, sur le dos de Symphonie, sa silhouette forte et stoïque se découpant dans la lumière faiblissante. Elle s’en sortirait, comme elle avait survécu au massacre de Dundalis, à cette guerre amère et à toutes les pertes, en particulier le décès d’Avelyn. Le rôdeur se surprit une fois de plus à s’émerveiller de la force et du courage de cette femme.

Il ne l’en aima que plus.

— Il est mort, annonça Juraviel qui disparaissait parmi les hautes herbes. (Il rejoignit le groupe, lança à Roger un regard que le rôdeur perspicace ne manqua pas de remarquer, puis expliqua :) Il était bien plaqué à l’arbre comme tu l’avais décrit, mais il s’était presque libéré quand je suis arrivé. J’ai dû l’abattre. Il a fallu plusieurs flèches.

— Tu es sûr qu’il est mort ? insista le jeune Roger qui ne voulait plus rien avoir à faire avec celui-là.

— Oui. Et je crois que ta monture, le cheval de Connor, est juste là, ajouta-t-il en indiquant l’autre côté de la route.

— Il a perdu un fer, lui rappela Roger.

— Et ce peut être aisément arrangé, répliqua Juraviel. Va le chercher.

Roger hocha la tête et s’éloigna. Au signal d’Elbryan, Pony lança Symphonie au trot derrière lui.

— Ton carquois est plein, souligna le rôdeur quand l’elfe et lui furent seuls.

— J’ai récupéré mes flèches.

— Les elfes ne vont pas chercher les flèches qui ont atteint leur cible. À moins que la situation soit désespérée. Et ce n’est plus le cas, maintenant que les deux moines sont morts.

— Où veux-tu en venir ? demanda sèchement Juraviel.

— Il était déjà mort quand tu es entré dans le bosquet.

Le Touel’alfar acquiesça d’un hochement de tête.

— Il s’est apparemment étouffé en essayant de s’extirper de ses liens, expliqua-t-il. Notre jeune Roger a fait du bon travail. Il avait déjà fait preuve de beaucoup d’astuce ne serait-ce qu’en le capturant. Un peu trop, peut-être.

— J’ai affronté un homme qui se donnait le titre de frère Justice auparavant. Et tu as vu leur fanatisme, lors de notre embuscade. Doutais-tu que les choses se termineraient ainsi, par la mort du moine ?

— J’aurais aimé qu’il ne meure pas des mains du jeune Roger, répondit Juraviel. Je ne crois pas qu’il soit prêt à cela.

Elbryan lança un coup d’œil vers la route et aperçut Pony et le jeune homme qui arrivaient à pied, en menant Symphonie et le cheval claudiquant de Connor.

— Il faut lui dire la vérité, décida le rôdeur.

Il regarda Juraviel, attendant ses objections.

— Il ne va pas très bien le prendre, remarqua-t-il simplement.

Mais il partageait son avis. Une route bien sombre les attendait assurément, et il était peut-être préférable d’en finir tout de suite avec ce fait déplaisant.

Quand les deux compagnons arrivèrent, Juraviel prit Pépite par la bride et, après avoir examiné le sabot blessé, entraîna l’animal un peu plus loin en faisant signe à Pony de prendre Symphonie et de le suivre.

— Juraviel n’a pas tué le moine, confia Elbryan à Roger dès qu’ils se furent éloignés.

Les yeux de Roger s’écarquillèrent d’effroi et il se mit à lancer des regards paniqués autour de lui, comme s’il croyait que frère Justice pourrait lui bondir dessus d’un moment à l’autre. Cet homme avait décontenancé le jeune garçon plus que tout autre ennemi – y compris Kos-kosio Begulne.

— C’est toi qui l’as fait, expliqua le rôdeur.

— Tu veux dire que c’est moi qui l’ai vaincu, corrigea Roger. Et que le fait que Juraviel l’ait tué n’a pas grande importance.

— Je veux dire que tu l’as tué, répéta fermement Elbryan. Je veux dire que tu as resserré la corde, qu’elle a on ne sait comment glissé jusqu’à sa gorge, et qu’elle l’a étranglé.

Les yeux de Roger s’écarquillèrent derechef.

— Mais Juraviel a dit…, commença-t-il.

— Juraviel a voulu préserver ta sensibilité, répondit carrément le rôdeur. Il n’était pas sûr de savoir comment tu accepterais cette sinistre vérité, et il a donc eu peur de parler franchement.

Les lèvres de Roger se murent, mais nul son n’en sortit. Elbryan comprit que le poids de la vérité le frappait durement. Il le vit vaciller.

— Je devais te le dire, reprit-il d’une voix plus douce. Tu mérites de connaître la vérité, et tu dois apprendre à la dépasser si tu veux pouvoir gérer les responsabilités qui ont à présent été posées sur tes jeunes épaules.

Roger l’écoutait à peine. Il chancelait plus visiblement encore et donnait l’impression d’être simplement sur le point de tomber à la renverse.

— Nous nous verrons plus tard, lui dit Elbryan en posant une main réconfortante sur son épaule.

Puis le rôdeur continua sa route en direction de Juraviel et Pony, le laissant seul avec ses pensées.

Et avec sa douleur, car jamais Roger Billingsbury – et combien il eut envie de retrouver ce nom alors, au lieu de ce « Roger Crocheteur » stupidement prétentieux ! – n’avait été frappé par quoi que ce soit d’approchant. Il avait connu le chagrin, souvent, trop souvent dans sa jeune vie, mais cette peine avait été différente. Elle lui avait permis de se maintenir sur un piédestal, de continuer à se considérer comme le centre du monde, comme quelqu’un qui valait bien mieux que les autres. À travers toutes les souffrances et les épreuves que le jeune Roger avait connues, il avait toujours été en mesure de s’accrocher à sa vision quelque peu enfantine et Roger-centrique du monde.

Et soudain, on avait renversé son piédestal d’un coup de pied. Il avait tué un homme.

Il avait tué un homme !

Sans l’avoir consciemment choisi, Roger se retrouva assis dans l’herbe. Son côté rationnel combattait désespérément sa conscience. Certes, il avait tué un homme. Mais quels autres choix cet homme lui avait-il laissés ? Ce moine était un tueur, purement et simplement. Il avait massacré Connor sous ses yeux, d’une façon diabolique et brutale. Il avait assassiné l’abbé Dobrinion !

Mais même ces vérités ne parvenaient pas à apaiser sa culpabilité violente. Quelles que soient les justifications, et même s’il n’avait pas intentionnellement tué le frère Justice, il était mort, et Roger avait son sang sur les mains.

Il baissa la tête, peinant à reprendre son souffle. Il désirait ardemment retrouver toutes ces choses qui lui avaient été arrachées trop tôt, la chaleur d’une famille, et les paroles raisonnables, rassurantes d’un adulte vers qui il pouvait se tourner. Sur cette pensée, il lança par-dessus son épaule un regard à ses trois amis, au rôdeur qui lui avait si brusquement appris son crime puis qui l’avait laissé tout seul.

Pendant un moment, Roger haït Elbryan. Mais cela ne pouvait pas durer. Très vite il comprit que le rôdeur le lui avait dit par respect pour lui, parce qu’il avait confiance en lui, et qu’il l’avait laissé seul parce qu’un adulte – et il était adulte à présent – devait affronter seul ce genre de douleur, au moins en partie.

Pony vint peu après le rejoindre pour l’informer qu’ils allaient récupérer le cadavre puis redescendre vers le Sud pour retrouver Connor. Elle ne dit pas un mot sur le décès du moine.

Roger rejoignit les rangs en silence, en évitant soigneusement le spectacle de frère Justice jeté en travers de Pépite. Le cheval marchait mieux maintenant, Juraviel ayant rasé son sabot jusqu’à le remettre à niveau, mais son pas était lent. La nuit tomba et s’installa, et ils continuèrent à marcher, bien décidés à récupérer le corps de Connor avant qu’il soit déchiqueté par un charognard.

Difficilement, car la nuit était très sombre, ils finirent par le retrouver.

Pony s’avança la première, lui ferma doucement les yeux, et s’en alla.

— Va la rejoindre, dit Juraviel à Elbryan.

— Vous savez quoi faire, répondit le rôdeur. (L’elfe hocha la tête. Elbryan se tourna alors vers Roger :) Sois fort et assuré. Ton rôle est peut-être plus important que jamais, maintenant.

Sur ce, il s’éloigna, laissant Roger dévisager Juraviel en attendant une explication.

— Tu dois emmener Connor, le moine et le cheval tout droit à Palmaris.

Le jeune homme lança par inadvertance un coup d’œil au frère, à cette image qui ébranlait tant la perception qu’il avait de lui-même.

— Va chez le baron, pas à l’abbaye, continua Juraviel. Raconte-lui ce qui s’est passé. Dis-lui que Connor pensait que les véritables meurtriers de l’abbé Dobrinion étaient ces moines, et non un quelconque powrie, et qu’il a dû fuir Palmaris parce que lui aussi était involontairement devenu un ennemi des chefs pervers de l’Église, qui ont lancé ces frères Justice après lui.

— Et qu’est-ce qui m’arrivera, alors ? questionna le jeune homme, en se demandant s’il voyait ses trois compagnons pour la dernière fois.

Juraviel lança un coup d’œil circulaire.

— Un autre cheval ne serait pas de trop, répondit l’elfe. Ni son cavalier, s’il prévoit de partir avec nous.

— Mais lui, le veut-il ? demanda Roger en désignant de la tête la silhouette distante d’Elbryan.

— T’aurait-il dit la vérité, si ce n’était pas le cas ?

— Et toi, alors ? s’empressa-t-il de rétorquer. Pourquoi m’as-tu menti ? Est-ce que tu me considères comme un jeune homme stupide, qui n’est pas capable de prendre ses responsabilités ?

— Je te considère comme un homme qui a beaucoup grandi au cours des dernières semaines, répondit honnêtement l’elfe. Je ne te l’ai pas dit parce que je ne savais pas ce que l’Oiseau de Nuit, qui est, n’en doute jamais, le meneur de ce groupe, avait prévu pour toi. Si nous avions décidé de te laisser à Palmaris, à l’abri avec Tomas et Belster, et que ton rôle dans cette guerre était terminé, alors quel intérêt aurais-tu eu à savoir que tu avais le sang d’un homme sur les mains ?

— La vérité n’est-elle pas absolue ? demanda Roger. Jouerais-tu à Dieu, elfe ?

— Si la vérité n’est en rien constructrice, alors elle peut attendre un moment mieux choisi. Mais puisque c’est à toi qu’il revient de décider de ton chemin, tu devais le savoir dès maintenant. Notre route sera sombre, mon jeune ami, et je ne doute pas que nous croiserons d’autres frères Justice en chemin, et peut-être pendant plusieurs années.

— Et chaque meurtre devient plus simple que le précédent ? demanda Roger, sarcastique.

— Prie pour que ce ne soit jamais le cas, répondit Juraviel d’un ton sévère, en le regardant sans ciller. (Le garçon fut décontenancé par son attitude.) L’Oiseau de Nuit a pensé que tu étais, émotionnellement parlant, suffisamment fort pour connaître la vérité, ajouta l’elfe. Prends-le comme un compliment.

Sur ce, il s’éloigna.

— Je ne sais pas s’il avait raison, avoua subitement le jeune homme.

L’elfe se retourna et trouva le garçon tête basse, les épaules agitées de sanglots. Il revint près de lui et posa une main au creux de ses reins.

— L’autre moine était seulement le deuxième homme que l’Oiseau de Nuit ait jamais tué, lui dit-il. Il n’a pas pleuré cette fois parce qu’il avait déjà versé toutes ses larmes après avoir tué le premier, le précédent frère Justice.

Roger fut profondément troublé à l’idée que ce rôdeur stoïque et puissant ait été aussi secoué que lui. Le jeune homme s’essuya les yeux et se redressa, puis regarda Juraviel et hocha sombrement la tête.

Alors, trop agité pour s’asseoir et attendre la fin de la nuit, Roger prit la route du Sud. Il devait se déplacer très lentement, car le cheval blessé portait les deux cadavres, mais il était bien décidé à s’entretenir avec le baron Bildeborough avant le déjeuner.