DOCUMENTS

I - UN ASSASSIN-POÈTE

Le très curieux P. F. Lacenaire (que Nestor Burma évoque au passage dans son enquête du Ier ardt.) a inspiré à Malet le titre d’un poème surréaliste (le Frère de Lacenaire) et une courte étude parue dans l’ouvrage collectif : Guide de Paris Mystérieux, Tchou, 1966. Nous la reproduisons ci-dessous.

 

Curieux personnage que ce Lacenaire, qui rata sa carrière de meurtrier comme il avait raté les autres, et pour la même raison : par suffisance...

Pierre-François Lacenaire naquit en 1800, à Fran- cheville, dans le Rhône. Il était le quatrième enfant d’une famille de modestes négociants lyonnais qui ne furent pas heureux en affaires. Renvoyé successivement de trois collèges, pour indiscipline et propos subversifs, bien qu’il fût un brillant élève, Lacenaire rêvait de réussir à Paris, soit au barreau, soit dans les lettres. Après quelques années d’une existence sans grandeur, il se fixa définitivement à Paris en 1829, et commença par dilapider au jeu son léger viatique. C’est sans doute à cette époque qu’il faut placer l’appel, curieux mais irrésistible, de la Veuve, un soir où, voulant en finir avec la vie, il restait indécis sur le choix des moyens. Ecoutons-le :

«... Je m’assis sur le parapet... L’eau ? Non, on doit trop souffrir. Le poison ? Je ne veux pas qu’on me voie souffrir. Le fer ? Oui, ce doit être la mort la plus douce. Dès lors, ma vie devint un long suicide ; je ne fus plus mien, j’appartenais au fer. Au lieu de couteau ou de rasoir, je choisis la grande hache de la guillotine. Mais je voulais que ce ne fût qu’une revanche. La Société aura mon sang, mais j’aurai du sang de la Société... »

Il se mit alors à rêver d’une «grande entreprise », qui offrait, en cette première partie du XIXe siècle, le mérite de la nouveauté et de l’originalité. Elle consistait à attirer, dans un lieu choisi à l’avance, un jour d’échéance et sous le prétexte d’une traite à encaisser, le garçon de recettes d’une banque, à l’occire et à s’emparer de sa sacoche bien garnie. Ensuite de quoi, et afin de faire disparaître toute trace du crime, Lacenaire se proposait d’emporter le cadavre à la campagne et de le faire cuire, morceau par morceau, jusqu’à disparition totale.

Malheureusement, il ne pouvait espérer mener à bien cette entreprise avec les pégriots minables qu’il côtoyait présentement. Où trouver des complices ? Eh, parbleu, en prison ! Sa décision fut vite prise : Lacenaire vola une voiture de remise, et la revendit si maladroitement qu’il se fit arrêter : un an de prison. Il connut alors le Dépôt, la Force, Bicêtre et, enfin, la centrale de Poissy, où il rencontra celui qui devait devenir son inséparable, le jeune truand au nom printanier : Avril.

En automne 1834, Pierre-Victor Avril sortit de prison. Lacenaire, libéré depuis quelques mois, l’attendait devant la porte, impatient d’accueillir son complice.

Mais une autre affaire sollicita presque tout de suite notre poète-truand. Il lui vint aux oreilles qu’un dénommé Chardon, qu’il avait connu en prison et avec qui il n’avait guère sympathisé, clabaudait sur son compte, entremêlant ses médisances de menaces précises de dénonciation à la police. Ce Chardon, surnommé “ tante Madeleine » à cause de ses mœurs particulières, pratiquait, déguisé en prêtre, l’escroquerie aux bonnes et pieuses âmes charitables. Du fait de cette industrie, qu’on disait d’un excellent rapport, il passait pour détenir un coquet magot. Cette particularité jointe à sa haine du trouble individu incita Lacenaire à expédier le faux ensou- tané ad patres, toutes affaires cessantes.

Le 14 décembre 1834, un peu après midi, il se présenta, escorté d’Avril, au sordide galetas que la tante Madeleine partageait avec sa mère, impotente et alitée, dans le passage du Cheval-Rouge, 271, rue Saint-Martin. A peine Chardon eut-il ouvert la porte que Lacenaire le larda de nombreux coups de tiers- point, lime triangulaire constituant une arme redoutable qu’il affectionnait particulièrement. Chardon tomba et, cependant qu’Avril l’achevait d’un coup de hache, Lacenaire passa dans la chambre du fond où il frappa à mort la vieille paralytique. Après quoi, il bascula sur elle le lit et le matelas. Le butin fut maigre. Contrairement aux rumeurs qui couraient parmi la pègre, la tante Madeleine n’était pas riche.

Trois jours plus tard, disant s’appeler Mahossier et être étudiant en droit, Lacenaire louait, au quatrième étage de l’immeuble portant le N° 66 de la rue Montorgueil, un logement de deux pièces «donnant sur le derrière », qu’il meubla sommairement. Puis, il fignola, de son élégante écriture, une traite de 875,90 francs, tirée sur le sieur Mahossier par la maison Picard de Lyon, arrivant à terme le 31 décembre, et qu’il chargea la banque Mallet, 50 faubourg Poissonnière, de recouvrer.

Avril, dans l’impétuosité de sa jeunesse, faillit tout compromettre : le 27 décembre, il se fit sottement arrêter pour avoir tenté d’arracher une prostituée des mains de la police. Lacenaire ne voulant pas abandonner son projet et ne pouvant, tout seul, le mener à bien, chercha quelqu’un susceptible de remplacer Avril. Il le trouva en la personne d’un dénommé François, dit le grand Hyppolyte, brute épaisse à favoris rouges.

Le 31 décembre, comme prévu, le garçon de recettes, un jeune homme du nom de Genevay, se présenta à trois heures de l’après-midi et fut immédiatement attaqué à coups de tiers-point par Lacenaire, mais il se défendit si violemment, hurlant au meurtre, qu’il mit en fuit les deux hommes. Cette “ grande entreprise », dans laquelle Lacenaire fut très mal secondé par François, se solda donc par un échec complet.

Deux mois plus tard, Lacenaire était arrêté pour fabrication et usage de faux. Présenté devant le juge d’instruction, il balaya d’un mot les accusations portées contre lui : “ Ah, bah ! fit-il. Vétilles que tout cela, monsieur. Le fort emporte le faible. » Et, tout à trac, il avoua être l’auteur de l’attentat de la rue Montorgueil, puis reconnut volontiers qu’il avait assassiné Chardon et sa mère.

Incarcéré, il fut un prisonnier modèle, facilitant la tâche des magistrats instructeurs. On lui sut gré de sa collaboration. On le débarrassa de ses fers et on le transféra à l’infirmerie de la prison, loin de la promiscuité des autres locaux pénitentiaires. Là, entre deux interrogatoires ou conversations avec les juges ou les policiers, il entreprit la rédaction de ses Mémoires, ne négligeant pas pour autant d’écrire poèmes et chansons. Bientôt, ses propos cyniques, la philosophie du crime qu’il exposait complaisamment, l’élégance de sa tournure et celle de ses phrases, et ses mots d’esprit traversèrent les murs de sa geôle, et, naturellement, le Tout-Paris mondain et artistique se passionna pour ce personnage hors série. L’infirmerie de la Force se transforma en cénacle, en dernier salon où l’on cause. Monsieur Lacenaire tenait ses nombreux visiteurs sous le charme.

Une comtesse lui ayant adressé une épître en vers témoignant de la plus tendre compassion pour ses infortunes («Non, tu n’as pas connu, malheureux Lacenaire ! Le pouvoir des leçons, des baisers d’une mère »), il répondit par ce quatrain :

Toi qui comprends si bien les devoirs d’une mère,

Et qu’on me peint comme un être charmant,

Que ne suis-je, hélas, ton enfant !

Que ne suis-je, plutôt, celui qui t’en fait faire !

Le procès vint devant les Assises le 12 novembre 1835. Le 14, à deux heures du matin, Lacenaire et Avril étaient condamnés à mort, mais François s’en tirait avec le bagne à perpétuité.

L’exécution eut lieu le 9 janvier 1836. Avril communia, mais Lacenaire refusa courtoisement les secours de la religion : “ Cela n’entrait pas dans ses manières de voir. » Lorsqu’il monta dans le fourgon qui devait les conduire à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, il murmura : «A présent, c’est l’affaire des chevaux. »

— Adieu, mon vieux ! cria Avril, la tête dans la lunette.

— Adieu ! rugit Lacenaire.

Et ce fut son tour... Mais il se produisit alors une chose horrible et extraordinaire. Comme par une sorte de coquetterie, le couperet, glissant mal dans sa rainure, s’arrêta à mi-course. Cependant que le bourreau se précipitait, Lacenaire, tournant la tête en un effort désespéré, regarda le triangle d’acier comme s’il le narguait.

Enfin, le couteau tomba.

 

Léo Malet