CHAPITRE XVI

CAFARD

Je me regardais dans la glace du salon, étoilée par un projectile. Un chien regardait bien un évêque. Nestor Burma, détective de choc. Le teint plombé, le poil hirsute, débraillé. Presque seul. Enfin seuls, comme dit l’autre. Ils s’étaient tous débinés. Larbins et cadres de l’hôtel ; Florimond Faroux et ses flics. J’avais lesté le commissaire de quelques explications sommaires, réservant le grand déballage pour plus tard. La loi avait emporté le truand atteint de coliques de plomb. Il claquerait vraisemblablement dans l’ambulance. Il n’était pas plus transportable que Geneviève, mais on ne lui avait pas épargné le voyage. C’était un truand. On n’avait rien à reprocher à Geneviève. On lui prodiguait des soins d’urgence, dans sa chambre, avec ménagements. En attendant. Trois personnes en blouse blanche. Toubib, infirmières. De bons bougres qui feraient mieux d’aller ronfler. Le rouge était mis. Nestor Burma, détective de choc. Debout, devant la glace du salon. Débraillé et la bouche pleine de cendres.

Le téléphone me tira de ces pensées moroses. Faroux. Il dit :

— C’était un type formidable, ce Larpent.

— C’était ?

— Il est mort. Comme prévu. Bon sang ! Vous n’y êtes pas allé mollo. Il n’est pas indiqué de toucher à votre femelle, bigre ! Pour ce qui est de Larpent, il subsiste un mystère en ce qui concerne la mort de Birikos, parce que notre Larpent était à l’hosto, la nuit où Birikos est mort, mais n’empêche... Vous savez que nous avons trouvé un pétard non utilisé ce soir dans sa poche. Eh bien, mon vieux, c’est avec ce pétard qu’on a tué Birikos et encore deux autres types, aujourd’hui, en fin d’après-midi, au Palais-Royal, je ne sais pas si vous êtes au courant...

— Non.

— Ces deux-là, c’est bien Larpent qui les a mis en l’air. Il était déjà hors de l’hôpital à l’heure où ce double crime a eu lieu. Il s’agit d’un antiquaire : Miret, et d’un jeune homme aux occupations mal définies : Chassard. C’était une machine à tuer, ce Larpent.

— On dirait. Dites donc, je ne vais pas entrer dans de trop longues explications  – je suis vanné  –, mais ce Chassard était le type qui importunait Geneviève et c’est lui, dans un but personnel, qui l’a poussée à faire publier le fameux article du Crépu.

— Pas grand-chose de propre hein ? A propos de Mlle Levasseur, je crois que nous nous étions gourés du tout au tout, sur elle, au début... Hum... En dépit de sa courageuse conduite de ce soir, c’est plutôt une petite étourdie qu’autre chose, hein ?

— Oui. Une petite étourdie.

— Comment va-t-elle ?

— Comme on peut aller quand on est truffé de ferraille.

— Oui. Eh bien, salut, Burma.

— Salut, Faroux.

Je raccrochai.

Petite étourdie !

Je passai dans la chambre voisine. La veilleuse, au chevet du lit, laissait le visage de Geneviève dans l’ombre. Une des infirmières vint silencieusement à ma rencontre.

— Vous voulez lui parler, monsieur ?

— C’est possible ?

— Tout est possible.

Je m’approchai du lit. Elle me devina près d’elle. Elle ouvrit des yeux immenses, des yeux creux, dans son beau visage exsangue. Un sourire pitoyable courut sur ses lèvres, comme un animal traqué. Je lui pris la main.

Le commissaire Faroux vient de me téléphoner. C’est Larpent qui a tué Miret et Chassard.

— Je ne méritais pas ça, souffla-t-elle.

Je lui serrai la main, sans rien dire.

— C’est parce que j’ai eu peur de vieillir, dit-elle encore.

— Oui, Geneviève.

Je revins au salon, refermai la porte de communication sur moi. J’éteignis les lumières et j’ouvris les fenêtres. Le froid vif me fit du bien. Le jour tardait à venir. Je bourrai une pipe et je restai là, sans l’allumer.

Petite étourdie ! Innocente petite étourdie !

Lorsque Larpent, sous le nom de Lheureux, était sorti de l’hôtel de la rue de Valois, qui l’attendait, dans le cabriolet que j’avais manqué emboutir, pour le prendre à bord de ce cabriolet et le conduire vers une retraite provisoire, mais sûre ? Geneviève. Geneviève, qui n’avait pas hésité à trahir le secret relatif de leur liaison, pour pouvoir reconnaître en toute facilité le corps de Lheureux maquillé en Larpent, d’autant plus facilement qu’elle était dans la combine. Elle était complice. Elle devait fuir avec Larpent et le magot. Ce qui s’était passé tout à l’heure prouvait que Larpent n’aurait peut-être pas tenu parole, mais au début il y avait accord. Geneviève se sentait vieillir. Elle désirait posséder énormément d’argent, et vite, comme si l’argent chassait la vieillesse. Du délire, dans les deux cas. Témoin de l’accident, elle n’avait pas eu de mal à découvrir à quel hôpital Larpent était conduit et elle s’était débrouillée pour lui rendre visite le lendemain de bonne heure. Son charme avait dû opérer sur les employés de l’administration. Reboul n’avait rien su, n’ayant pris sa faction que plus tard. On pouvait supposer qu’au cours de l’entrevue, Larpent avait recommandé à la jeune femme d’envoyer une lettre à l’intermédiaire Miret pour le faire patienter. Lettre qu’elle avait elle-même maladroitement tapée sur une machine quelconque, en accumulant les fausses frappes et se cassant un ongle. Il lui avait recommandé aussi, se méfiant de moi, de me sonder par n’importe quel moyen, le plus vieux et le plus connu étant encore le plus efficace.

Elle n’avait jamais su où était le tableau  – Larpent gardant jalousement ses secrets  –, mais connaissait les complices, lesquels complices, eux, de leur côté, ignoraient l’intermédiaire, alors que Geneviève était éclairée sur le rôle de Miret. Elle n’avait pas de prétexte pour me contacter, lorsque Chassard était venu lui en fournir un. Il s’imaginait que j’étais l’intermédiaire. Elle savait bien que non, mais abonder dans le sens de Chassard lui donnait l’occasion de me joindre sans éveiller les soupçons de quiconque. Et on avait, en mon honneur , organisé la mise en scène de “ l’importun ». A partir de là, il y avait du mou dans la corde à nœuds. Un sentiment nouveau, violent, impérieux  – un sentiment que j’avais éprouvé et partagé avec la même atroce rapidité  – s’emparait de Geneviève, sans chasser pour autant le désir insensé des millions anti-rides. M’attirant dans un guet-apens galant pour pénétrer mes intentions, elle y renonçait, sans insister autrement. Nous étions tombés tous deux dans le piège de ses cuisses.

C’est alors que la combine de secours, échafaudée par Chassard  – en prévision d’un échec du système Dalila  –, était mise en route. L’article à sensation ! A ce moment, son choix était fait. Larpent, définitivement relégué dans l’oubli, elle ne songeait qu’à s’emparer de la fortune apportée par l’acheteur attendu et inconnu. L’article du Crépuscule susciterait peut-être cet homme. On ne s’adressait pas à Miret. Chassard, parce qu’il en ignorait l’existence ; Geneviève, parce qu’elle ne distinguait pas, actuellement, l’utilité d’une pareille démarche. Si l’article de Marc Covet restait infructueux, il serait toujours temps d’associer Miret à l’entreprise ; à tout le moins de le cuisiner. A ce moment, précisément, Miret avait éprouvé le besoin de contacter Geneviève, ès qualités maîtresse du défunt, susceptible de posséder quelques renseignements. (Geneviève était seule au courant de la substitution d’identité du cadavre.) Miret l’avait rencontrée par hasard ( ?) au Grillon (Miret, c’était le vieux beau du bar), et lui avait fixé rendez-vous chez lui pour le lendemain, sans doute dans l’intention de lui parler de la visite de Corbigny.

Elle y était allée accompagnée de Chassard qui veillait le plus possible au grain. Et là, c’était moi qui leur avais fourni le nom et l’adresse de l’acheteur, par ma conversation avec l’antiquaire. Elle m’avait assommé  – j’avais respiré son parfum  –, mais m’avait laissé la vie. Plus heureux, en cela, que Chassard et Miret, témoins gênants... tués pour cela... peut-être pour d’autres motifs, que je ne connaîtrais jamais. Laissé la vie... Non, elle ne pouvait pas me tuer. Comme je ne pourrais la tuer moi-même... Je me demandai si, nantie des principaux renseignements sur Corbigny, elle était allée à bord du Tournesol. Si elle y était allée, ç’avait été pour rien. Et ç’avait été la nuit, celle qui, présentement, prenait lentement fin. Larpent, en rupture de couette d’hôpital, venant voir jusque dans ce palace où en sont les choses, non par jalousie  – à ce moment-là, il n’est pas jaloux  –, mais parce qu’il a senti, avec son flair de loup à deux pattes, à la lecture du Crépuscule, qu’elle était en train de le doubler ou d’essayer... Et, constatant qu’elle était armée, lui confisquant le revolver, par précaution, le revolver avec lequel elle avait tué, au Palais-Royal, et qui, maintenant, accusait Larpent de ces meurtres...

Le ciel de Paris pâlissait lentement.

Elle agonisait dans la pièce voisine. Personne ne connaîtrait jamais rien de ses actes. Pas de discours. Burma pour Geneviève. La mémoire de Larpent supporterait le poids de ses crimes. Celle de l’élégant mannequin de la place Vendôme serait sauvegardée. On pleurerait la splendide créature dont un criminel international avait, dans le décor doré d’une chambre de palace, percé de projectiles le corps adorable. Mais on ne dirait pas ce que je savais » qu’elle avait protégé de ce corps adorable, parfumé, chaud et tendre, celui d’un détective besogneux, toujours fauché et sentant la pipe. Mais peut-être étais-je comme elle, moi aussi. Je m’imaginais. Je me sentais fatigué, brisé. Elle agonisait dans la pièce voisine...

Quelqu’un me toucha l’épaule. Je me retournai sur l’infirmière. Je ne dis rien. La femme en blanc ne dit rien non plus. Elle avait des yeux.— Il suffisait. Je me détournai, avançai sur le balcon et regardai poindre l’aube dans le ciel de Paris.

Le soleil naissait derrière le Louvre.

 

Paris, 1954.