CHAPITRE XIII

LE PALAIS-ROYAL EST UN BEAU QUARTIER...

Roger Zavatter proféra un juron sonore et prolongé, mais M. Pierre Corbigny ne se troubla pas. Il avala posément une gorgée d’alcool, puis s’écria :

— Prodigieux ! Comment avez-vous trouvé ça ?

— Par erreur. Une erreur commise par d’autres. Une erreur qui était juste, comme on dit.

— Ça, c’est du charabia, protesta-t-il. Vous étiez plus clair tout à l’heure.

Je bus à mon tour :

— Un nommé Birikos et un inconnu, dis-je, vraisemblablement des complices du cher Larpent, dont le décès a dû vous causer quelque peine, cher monsieur...

— Je l’avoue, dit Corbigny. Je ne connaissais pas ce personnage, mais j’ai compris que sa mort compliquerait l’opération.

— Un nommé Birikos, donc, m’a pris, en raison de ma profession, considérée comme spéciale, pour l’intermédiaire entre le voleur et l’acheteur. Il a essayé de me tirer les vers du nez, sans succès. Et pour cause. Alors, il est venu fouiller nuitamment chez moi, accompagné de son copain. Le copain a trouvé dans mes archives un rapport de mon agent, M. Zavatter, rédigé sur une feuille de votre papier à lettres, celui qui porte la silhouette d’un si joli bateau dans le coin supérieur gauche. Cet homme ne connaissait rien de l’acheteur éventuel du tableau, ni nom, ni aspect, ni profession, sauf peut-être quelques détails : qu’il possédait une flottille personnelle et qu’il n’était pas de Paris. Le rapport émanait d’un garde du corps. Il a fait le rapprochement : richard qui arrive à Paris juste à l’époque où on attend l’acheteur ; qui y arrive par eau, donc possède un yacht (comme l’acheteur) ; est escorté par un garde du corps sans doute parce qu’il transporte une très grosse somme (toujours comme l’acheteur).

Corbigny se planta un cigare dans la bouche :

— Mais comment se fait-il que cet homme ne soit pas encore venu me voir ?

Il paraissait le regretter.

Parce que vous habitez à bord du Tournesol, et que le papier utilisé est celui de la Fleur rouge. Notre homme ne possède certainement pas une culture artistique suffisante pour que ces éléments le mettent sur la voie. C’est un truand, un simple truand.

— Il peut aller d’un bateau à l’autre demander M. Corbigny.

— Non, car M. Zavatter dit : le client, sans citer de nom. Question de prudence. Régulièrement, il n’aurait même pas dû employer votre papier...

Zavatter se gratta le menton.

— ... Mais, en l’occurrence, je ne vais pas lui reprocher cette faute.

— Et moi, je lui reproche de ne pas avoir écrit mon nom en toutes lettres ! glapit Corbigny. Mon nom, mon âge, mon tour de taille et mes jours de réception. Cet homme serait déjà là.

— Ce n’est pas souhaitable, dis-je.

Il me lança un regard aigu :

— Ecoutez, Burma. Si j’ai l’intention d’acheter ce tableau, ce n’est pas vous qui m’en empêcherez. Vous n’êtes pas un vrai flic. Si cet homme détient le tableau...

— Cet homme ne détient pas le tableau. Je sais ce que je sais. Larpent avait des complices, mais menait tout seul la barque. Ils ne savaient ni qui était l’acheteur, ni qui servait d’intermédiaire. Le complice survivant n’a pas le tableau, mais vous, monsieur Corbigny, vous avez, à portée de la main, un nombre appréciable de millions en liquide. Ça va exciter sa convoitise, et comme il n’est pas à un macchabée près, il vous tuera d’autant plus facilement que le paquet de briques sera gros.

Corbigny parut mal à l’aise :

— Vous... vous croyez que...

— Oui.

— Heureusement que M. Zavatter est là.

— M. Zavatter n’est pas obligé de continuer à vous protéger. Allons, cher monsieur, faites votre deuil du tableau. Comprenez-moi. Votre vie est en danger. Le type vous cherche et finira par vous trouver...

Maintenant que Corbigny était averti, ce n’était pas sûr, mais autant le lui faire croire.

— ... Si Zavatter n’est plus là, vous êtes cuit. Moi, de mon côté, je veux retrouver le tableau. L’intermédiaire peut, peut-être, me mettre sur une piste...

— L’intermédiaire est aussi désemparé que moi, dit Corbigny. Enfin, il l’était...

— Vous l’avez vu ?

— Oui.

— Quand ?

— Hier.

— Palais-Royal, hein ?

Il ne répondit pas.

— Son nom ?

— Ça ne vous regarde pas, Burma.

— Très bien. Zavatter connaît la boutique. Il me l’indiquera. Parce que j’emmène mon agent avec moi. Et si vous le revoyez vous aurez de bons yeux. Allez, Zavatter, on se tire.

— Hé là ! s’écria Corbigny. Ne partez pas comme ça. Si ce type...

— Je croyais que vous souhaitiez sa venue ?

Son œil brilla d’une lueur mauvaise :

— C’est-à-dire que je vois ça, sous un autre jour, maintenant, mais, d’un autre côté, je répugne à vous lâcher dans les pattes de mon intermédiaire, parce qu’un espoir luit de ce côté...

— Depuis hier ?

— Oui.

— Quel espoir ?

— Il faut attendre, paraît-il, mais l’affaire se fera. L’intermédiaire a reçu tous apaisements à ce sujet. Il paraît que la mort de Larpent est assurément fâcheuse, mais que ça n’empêchera rien.

— Ça ne m’étonne pas.

— Je me demande ce qui pourrait bien vous étonner, soupira-t-il.

— Vous voir refuser de me dire le nom de votre intermédiaire.

Il haussa les épaules, vaincu :

— Miret. Octave Miret. C’est un antiquaire, marchand de médailles et décorations. Au Palais-Royal, comme vous savez déjà... Galerie Montpensier. Numéro...

Il me le donna sans plus rechigner. Je laissai Zavatter veiller au grain à bord et filai affronter le trafiquant.

***

Le Palais-Royal présentait son habituel aspect triste, son calme provincial de cimetière froid. Le jardin était fermé et l’ombre envahissait déjà les galeries, sur les dalles desquelles mon talon résonnait. Les grosses lanternes en fer forgé répandaient une chiche lumière jaune. De rares boutiques étaient éclairées. Par l’ouverture des passages étroits un vent glacial s’engouffrait. Je me demande ce qu’ils y trouvent de séduisant, les gens, à ce coin. Quand je pense que Colette et Cocteau, entre autres, des écrivains, des citoyens qu’on dit instruits et intelligents, demeurent là et en sont fiers. Enfin, chacun ses goûts. Moi, je sais que je finirais par me suicider, si je créchais là. C’est d’un cafardeux. Et même les souvenirs qu’on peut évoquer, là-dedans, ils ne sont pas bien gais. D’abord parce que ce sont des souvenirs et ensuite de drôles de souvenirs. Les joueurs.

Les prostituées. M. Lacenaire, sortant du tripot où le neveu de Benjamin Constant l’a convaincu de tricherie, et serrant dans la poche de sa redingote le crucifix à ressort dont il abattra le jeune homme et le tiers-point avec lequel il lardera le corps corrompu de la tante Madeleine, dans le taudis du Cheval-Rouge. Réflexion faite, je rengracie. Ce qu’il y a encore de mieux, dans ce Palais-Royal, ce sont les souvenirs sanglants, voluptueux et sordides qui s’y rattachent.

Bon. Avec tout ça, je n’avais pas encore trouvé la boutique du sieur Miret Octave. Enfin, je la vis. Elle n’était pas éclairée, c’est pourquoi, pour un peu, je passais devant sans m’en rendre compte. Dans la vitrine, en rangs serrés, médailles, décorations, hochets, crachats, etc., paradaient. On pouvait perdre la prochaine. Il y avait là de quoi décorer tous les généraux. Le particulier était-il chez lui ou me faudrait-il revenir ? Le bec-de-cane était sur la porte. Je le manœuvrai et entrai, provoquant un petit carillon avertisseur. La lumière jaillit, m’aveuglant, et un bonhomme parut devant moi, sortant d’une arrière-boutique devant la tenture de laquelle une armure montait la garde. C’était un type assez grand, les traits lourds, poudré à frimas, l’allure générale d’un vieux beau. Dans cette affaire, on ne rencontrait pas beaucoup de jeunes, à commencer par le tableau de Raphaël.

— M. Miret ? demandai-je.

— Moi-même.

— Sacha Guitry le dit mieux.

— Hein ?

— Rien. Mon nom est Nestor Burma.

— Enchanté.

— Peut-être pas, mais ça ne fait rien. Vous êtes seul ?

— Oui.

— Attendez des clients ?

— Monsieur ! que signifie ?

— Si vous en attendez, ils attendront à leur tour. Je veux parler avec vous tranquillement. Cinq minutes. Pas plus.

J’allai à la porte, retirai rapidement le bec-de-cane et fis tomber un rideau de tissu épais contre la glace de la vitrine. De l’extérieur, personne ne pourrait nous voir discuter gentiment... le revolver au poing, par exemple.

— Cher monsieur, dis-je, vous êtes fait comme un rat. Il va falloir bazarder toute votre ferblanterie et filer. A moins que vous n’entendiez raison. Au fait, ça rapporte, ce commerce de glorieux attributs ?

— Ça vous regarde ?

— Ça vous rapporte des clous. Votre principale source de revenus, c’est le trafic des objets volés, les tableaux, par exemple, et autres colifichets de ce genre. Vous êtes un honorable antiquaire, en cheville avec d’honorables collectionneurs et d’honorables truands.

— Je crois que je vais appeler la police, dit-il, d’un ton froid.

— Ça, c’est une idée. Comment ne l’ai-je pas eue avant vous ? Oui, c’est une bonne idée. Appelez la police et je lui raconterai que vous étiez chargé par Larpent... je ne sais si ce nom vous rappelle quelque chose... par Larpent... ou plutôt non, ce n’est pas ainsi qu’il faut commencer...

— Vous inventez au fur et à mesure ? ricana Miret.

— Exactement. Vous n’appelez pas la police ? Appelez-la. Avant qu’elle arrive, j’aurai préparé de belles phrases. Des phrases de cette tournure : un riche collectionneur, un maniaque, nommé Pierre Corbigny, présentement à bord de son yacht Tournesol, amarré au port du Louvre... toujours le Louvre... dit un jour au sieur Miret, qui doit, dans le passé, lui avoir déjà vendu des pièces d’art frauduleusement obtenues : “ Il existe un Raphaël qui honorerait mes collections. » Le sieur Miret, qui tient toutes sortes d’articles, applaudit à ce désir. C’est un coup de plusieurs centaines de millions. Il y en aura bien quelques-uns pour lui, en sa qualité d’intermédiaire. Car le sieur Miret n’est qu’intermédiaire. Il transmet les commandes et livre la marchandise. Il s’adresse à Larpent qui prépare le coup. Je ne crois pas que ce soit Larpent qui ait fauché lui-même le tableautin. Il a dû le faire barboter par un autre, un spécialiste. Mais c’est un détail.

— Vous savez beaucoup de choses, monsieur Burma ! grinça Miret.

— Pas tellement, dis-je, avec modestie. Pas tellement.

— Qu’est-ce qu’il vous faut, alors ?

— Le tableau.

— Comment ?

— Il me faut le tableau.

— Vous ne savez pas où il est ?

— Pas pour le moment. Je le saurai dans quelques jours, mais je suis impatient. Je pourrais le savoir tout de suite en disant aux flics une chose que je leur ai cachée, mais ça me déplaît. Et puis, je serais peut- être le pigeon. J’aimerais mieux le trouver par moi- même et l’apporter sur un plateau à ces messieurs. Ce serait préférable. Pour la prime. Car il y a une prime. Vous comprenez ? Question à la fois de vanité et de réalisme bien entendu. Alors, je me suis dit que vous pourriez peut-être m’aider...

— Ecoutez, cher monsieur, articula-t-il, nous perdons tous deux notre temps. Je suis tout ce que vous avez dit, d’accord. Je ne vais pas vous chicaner. Mais croyez-moi, lorsque je vous dis que je ne sais pas où se trouve ce sacré tableau... et que je le regrette aussi vivement que vous.

— Vraiment ? Je...Je m’interrompis et bondis. J’avais perçu un bruit suspect dans l’arrière-boutique. Je bousculai le guerrier du Moyen Age qui mordit la poussière comme au bon vieux temps des tournois, tirai à fond la tenture sur sa tringle et fis irruption dans un véritable capharnaüm. La pièce n’était pas éclairée, mais la lumière provenant du magasin permettait d’y voir suffisamment. Et je vis un homme qui s’apprêtait à mettre les voiles par un escalier débouchant je ne sais où. Je lui sautai sur le paletot. Il était handicapé ou trouillard, toujours est-il que je le rattrapai aisément. Mais il se dégagea et, des pieds et des poings, me repoussa. J’allai m’asseoir sur une chaise d’époque qui ne résista pas au poids d’un citoyen du XXe siècle. Je croyais que le type allait profiter de l’avantage pour fuir définitivement. Il n’en fit rien. Immobile auprès de l’escalier, il me fit face.

— Messieurs, messieurs, larmoya Miret. Je vous en prie, pas ici, on peut s’entendre, on peut s’arranger...

Il fit la lumière. Le personnage que j’avais surpris me tenait en respect avec un gros calibre.

— Mets-les en l’air, dit-il.

— Nom de Dieu ! m’exclamai-je. Ce vieux gigolpince et tantouzet de Chassard.

— Ferme ta gueule et mets-les en l’air ! gronda- t-il.

J’obéis. Entre-temps, je m’étais dépêtré des débris de la chaise de style.

— Ça va, ma cocotte en sucre. Je ne veux pas te donner des démangeaisons. Plus vite tu planqueras ce feu et mieux ça vaudra. Tu tiens ça comme un manche. Tu te blesserais toi-même, que ça ne m’étonnerait pas.

— Ta gueule, répéta-t-il.

— Messieurs, messieurs, hoqueta Miret.

Son visage rose, bien rasé, de vieux beau sur le retour, virait au gris. Toujours dans les vieux tableaux, ce gnare.

— Ta gueule, dit Chassard, à son adresse.

— Prends vite une décision, p’tit pote, dis-je. Tu vas me buter ?

Imperceptiblement, j’avais manœuvré, me coulant contre le mur, autant que le permettait le bric-à-brac, me dirigeant vers un recoin où il me serait facile de décrocher un objet et de le lui envoyer en pleine pêche. Il ne s’apercevait même pas du manège, ce ballot-là. C’était le pétard qu’il tenait à la main, qui l’impressionnait. Il en était embarrassé, pas d’autre mot.

— Et pourquoi que je te buterais pas ? fit-il, la voix sifflante. Tu serais pas le premier.

— Du bidon. Donne-moi le numéro de la division où est située la tombe. Ou leurs tombes. Sans ça, je ne te crois pas.

J’avais encore gagné quelques centimètres. Je m’immobilisai.

— Le mec que j’ai rectifié n’est pas encore enterré. Il est à la Morgue. C’est ce salaud d’enfant de sale p... de Nickie Birikos.

— Oh ! merde ! dis-je.

— Non ! Non ! hurla Miret Octave.

— Non, non, monsieur Miret ? Et pourquoi ? Mais si, mais si, au contraire. Il y a quelqu’un derrière moi, n’est-ce pas ? Quelqu’un dont je sens la présence, mais trop tard ? Il ne faut pas crier, s’affoler comme ça. Ça va flanquer une maladie de cœur à Chassard. Comprenez ça une bonne fois pour toutes : quand quelqu’un est derrière Burma, il y a toujours un mignonnet coup de matraque, manche de pioche, fer à repasser ou autre instrument contondant pour la calebasse à Nestor. Tous ceux qui s’occupent de romans policiers vous le diront. Alors, laissez faire. J’ai l’habitude d’en prendre plein le ciboulot. Aujourd’hui, j’en prends aussi plein les narines. C’est une prime. Bonsoir, Chassard. Bonsoir, Miret. Bonsoir, bonsoir...