CHAPITRE V

AMERTUME SUR EAU DOUCE

Ils étaient trois, dans les fauteuils mœlleux du hall, à tuer le temps. Encore un crime qui ne paie pas. S’ils avaient eu à se bagarrer pour leur avoine, ils eussent montré un peu plus de nerf. L’un admirait ses pieds, le second ne parvenait pas à trouver dans son journal un article qui l’intéressât et le troisième examinait d’un œil critique et dégoûté les décorations rococo du plafond. Incontestablement, ces décorations dataient. Elles juraient avec notre époque, mais elles juraient poliment, par considération envers les hôtes au fric.

Sous elles, et derrière sa banque à mi-corps, astiquée comme un pourboire neuf, le concierge du Transocéan, glacé, guindé, glabre et grave, trônait, conscient de son importance. Etre encadré d’une part par la place la plus triste de Paris, mais aussi une des plus célèbres, celle où s’érige la colonne Vendôme, et, de l’autre, par le jardin des Tuileries, douillet, calme et paisible... lorsqu’un vent de révolution ne gronde pas, ça pose un bonhomme. A moins que, à propos de révolution et de quartier Vendôme, il ne songeât tout simplement, en salarié de haut grade, mais salarié tout de même, à la Section des Piques dont Sade, entre autres grands ancêtres, fut membre. Avec ces larbins, imposants et impénétrables, on ne sait jamais.

Il me toisa sans rien trouver à reprocher à mon foulard de soie, approuva silencieusement mon costard fil à fil (coupe grand tailleur, porté avec le brin de désinvolture nécessaire pour écarter toute suspicion d’endimanchement), ainsi que mon pardingue de tweed et mon borsalino hautain. J’avais prudemment remisé ma pipe, pour ne choquer les convictions de personne, et j’étais rasé de frais, sans intempestive estafilade. Ainsi équipé, je faisais homme de ciné ou profession libérale quelconque, prospère, mais pas flic, même privé, pour un radis. Autrement dit, j’inspirais confiance.

Depuis la visite de Florimond Faroux, j’avais déniché dans un coin de mon ciboulot un prétexte pour entrer en contact avec Mlle Geneviève Levasseur. J’allais l’expérimenter. M,le Levasseur et le concierge du Transocéan réunis m’épargnèrent cette peine.

Mlle Levasseur n’était pas chez elle. Le pipelet en habit bleu ne put me dire à quelle heure elle serait visible. Mais je pouvais, si je le désirais, laisser un message. Je ne laissai pas de message, dis que je reviendrais et voltai.

L’heure approchait à laquelle Mme Lheureux n’allait pas tarder à répondre à mon avis d’appel. Je repris à pied le chemin de mon bureau. A l’angle de la rue de la Paix et de la rue Danielle Casanova, il me sembla traîner quelqu’un dans mon sillage. Je me retournai discrètement et distinguai parmi les passants un homme aux allures trop dégagées pour ne pas être engagé, justement. Mains dans les poches de son pardessus de bonne coupe, le chapeau correct et de bon ton, il fumait avec distinction une fine cigarette. Il avait une fine moustache et le teint mat ; d’où j’étais, je ne pouvais pas voir plus. Nous traversâmes l’avenue de l’Opéra entre les mêmes clous et très près l’un de l’autre. Je pus l’examiner plus à loisir. Je ne m’étais pas trompé, quant à la moustache et au teint. A part ça, il avait le visage allongé, avec un menton assez lourd et deux yeux gris qui, pour le moment, semblaient fort peu se soucier de moi. L’avenue traversée, il ralentit le pas, mais sans changer de direction. Faudrait que je m’embauche comme guide. Mes itinéraires paraissaient plaire aux étrangers. Lorsque je parvins devant le passage Choiseul, il était au coin de la rue Ventadour. Je m’engouffrai dans le couloir de l’immeuble où l’Agence Fiat Lux tient son siège, gravis les deux étages quatre à quatre et, une fois dans mon bureau, ouvris la fenêtre pour inspecter la rue. Personne. Du monde, mais pas mon gars.

— Que se passe-t-il ? demanda Hélène. Vous avez des vapeurs ?

— J’ai fait le béguin d’un jeune marcheur, dis-je. C’est le quartier qui veut ça. Un type qui m’a pris pour un de ces trottins parisiens au nez retroussé et à l’air mutin, article de Paris... Il m’a suivi jusqu’ici et il monterait l’escalier que ça ne m’étonnerait pas. Il va peut-être s’annoncer…

Il ne s’annonça pas. Mais le dernier coup d’œil que je lançai par la fenêtre me le montra traversant la chaussée et s’immobilisant, pensif, sur le trottoir de la rue Sainte-Anne. Je refermai la fenêtre :

— A mon tour de le suivre, dis-je.

A ce moment, le téléphone sonna. Hélène décrocha.

— C’est Limoges, dit-elle.

Je pris l’appareil :

— Allô ! Limoges ? Ici Nestor Burma.

— Bonjour, monsieur, fit quelqu’un nanti d’un solide accent de gardeuse de vaches.

— Bonjour, madame Lheureux.

— Oh ! non, monsieur, je ne suis pas m’ame Lheureux. Je suis Mariette, une femme de ménage. Mme Lheureux ne peut pas venir. Mme Lheureux ne bouge pas comme ça. Mme Lheureux est presque impotente.

— Très bien, très bien, dis-je.

— Sans cœur, fit Hélène, qui avait pris l’autre écouteur.

— Hum..., me repris-je. Euh... je voulais dire... enfin, je ne savais pas.

— Tout le monde le sait, ici, monsieur.

— Bien sûr, bien sûr. Alors, écoutez, mademoiselle Mariette, M. Lheureux a eu un accident... »

Je lui fis apprendre presque par cœur ce qu’elle aurait à répéter à Mme Lheureux pour qu’elle ne s’inquiète pas, ajoutai les salutations distinguées d’usage et raccrochai. Je retournai à la fenêtre. Mon suiveur n’était plus en vue.

— “ Que cela ne nous coupe pas l’appétit, dis-je, à Hélène. Allons manger, voulez-vous ? Il est plus que l’heure, et je sais plus ou moins où retrouver le zigoto. Sauf erreur, il me semble bien l’avoir remarqué dans le hall du Transocéan, se pavanant au creux d’un fauteuil club...

Tout en mangeant, nous primes connaissance des premières éditions des journaux du soir : l’assassinat de Larpent et la découverte sur son cadavre d’une copie du Raphaël volé au Louvre, tenaient la vedette. Une reproduction de la toile (la vraie ou la fausse ?) illustrait l’article. Aucun portrait du mort. Il faut convenir qu’il était difficile de reproduire les traits de l’homme tel que je l’avais vu dans la cave. Ça n’avait rien d’artistique. Et on n’avait pas, apparemment, trouvé dans ses bagages une photo de lui qui fût présentable. Et, à la réflexion, on ne voyait pas à quoi la publication d’une photo aurait bien pu servir. En dépit de la dimension des manchettes et de la longueur des articles, la discrétion présidait à l’enquête. Aucune allusion au passé de Larpent, dont on disait seulement que, venant de Suisse, il résidait depuis quelques jours dans un grand hôtel de la capitale. On ne citait pas l’hôtel. Idem pour Mlle Levasseur. Le corps, comme prévu par Faroux, avait été identifié “ par plusieurs personnes de l’entourage du défunt ».

De retour du restaurant, en guise de dessert, j’appelai le palace ennemi de la publicité de mauvais aloi. Pour des haricots, ce qui ne constitue pas un dessert bien fameux. Mlle Levasseur était toujours absente.

Un peu plus tard, le téléphone se mit à sonner. Au bout du fil, Roger Zavatter, le matelot d’eau douce :

— Salut, patron. Nous voici à l’escale.

— D’où téléphonez-vous ?

— D’un bistrot des quais.

— Je croyais que vous étiez payé pour ne pas quitter Corbigny d’une semelle.

— C’est un dingue, ce Corbigny ! explosa-t-il. Quand je pense que ce sont toujours ceux-là qui pètent de pognon. Ah ! Misère ! A l’entendre, tout le monde lui casse les pieds. Il est à cran. Les nerfs, quoi ! J’ai l’impression qu’il veut se passer de nos services. La vie de château n’aura pas duré longtemps. Vous devriez venir lui faire peur, inventer je ne sais quels dangers, enfin, je ne sais pas, moi...

— Vous aimeriez bien rester longtemps son garde du corps, hein ?

— Ben, ricana-t-il. Jamais de coups durs et une bonne casque... C’est du millefeuille... On devrait pouvoir faire durer le plaisir.

— Corbigny est un client. Il faut que je le voie au moins une fois. Je vais venir. Où est-ce que vous êtes ?

— Au port du Louvre.

— La fleur rouge de Tahiti, n’est-ce pas ?

— Non. La fleur en question s’est fanée. Une avarie de moteur. Mais ce Corbigny roule sur l’or. Il possède un autre yacht. Tournesol. C’est à bord de celui-là que nous sommes.

— Fleur rouge... Tournesol... Toujours dans les fleurs, on dirait, hein ?

— En tout cas, fleur, il ne l’est pas, lui, conclut Zavatter, et ce serait dommage de le perdre.

***

Le coquet yacht de plaisance se balançait doucement sur les eaux jaunâtres de la Seine, entre le pont du Carrousel et la passerelle des Arts. Avec sa voilure carguée, si tant est qu’on dise comme ça, et son mât abattu, il ressemblait à une grosse barque plus propre que les autres. Un homme d’équipage, façon loup de mer pour carte postale, vêtu d’un pantalon de toile épaisse, d’un maillot de grosse laine bleue et d’une casquette nantaise, était debout sur le pont, regardant glisser au milieu du fleuve un train de péniches. Au bruit que je fis en m’engageant sur le planchon flexible reliant le Tournesol à la rive, il se retourna et vint à ma rencontre. Sa gapette s’adornait d’une ancre rouge, dans la meilleure tradition. Il ne manquait que quelques effilochures de brouillard pour parfaire le décor. Mais la légère brume qui flottait sur Paris dans les premières heures de la matinée, le soleil de midi l’avait dissipée sans espoir de retour, du moins pour aujourd’hui.

— Salut, amiral, dis-je. Mon nom est Nestor Burma. Ça dira quelque chose à votre patron. A moins que ça ne s’appelle un capitaine.

— Patron suffira, répliqua le navigateur pour croisière sur le grand canal de Sceaux. (Il avait aussi une tête à pêcher la morue plutôt sur les bancs du Sébasto que sur ceux de Terre-Neuve.) Il n’est pas capitaine et je ne suis pas amiral.

— Vous fâchez pas. Je disais ça pour rigoler.

— Ça va, fit-il. Qu’est-ce que...

Roger Zavatter émergea de la cabine et l’interrompit :

— Hep, Gus ! Laisse passer. C’est mon directeur.

Je rejoignis mon acolyte. A sa suite, je m’enfonçai dans une cabine luxueuse, meublée avec goût et recherche, confortable. Dans un fauteuil, un petit vieux bien propre, blanc de tifs et un peu safran de peau, le nez pointu et les dents de même, fumait un cigare, l’air morose.

— Je vous présente m’sieur Nestor Burma, m’sieur Corbigny, fit le garde du corps.

Le vieil original se leva avec souplesse, esquissa un sourire de bienvenue et me serra la main. La sienne était parcheminée et nerveuse.

— Comment allez-vous, monsieur Corbigny ? dis- je. Je fis signe à Zavatter d’aller voir sur le pont si des chalands passaient. Il y alla.

— ... Vous êtes un client de l’Agence Fiat Lux, poursuivis-je. Nous avons jusqu’à présent traité par correspondance, mais l’occasion m’étant offerte de faire votre connaissance, je n’ai pas hésité. J’aime bien connaître mes clients autrement que sur le papier. J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Rien ne me dérange ! grogna-t-il... Oh ! excusez-moi, ajouta-t-il, en rectifiant le tir. Je suis un peu nerveux.

— Nous le sommes tous plus ou moins, l’amadouai-je. Cette vie moderne... Mais sur l’eau ce doit être plus calme.

— Sur l’eau, c’est la même chose. Tous les bateaux ont des moteurs, maintenant...

Il paraissait regretter l’époque héroïque de la marine à voiles.

— ... Hum... Voulez-vous boire quelque chose, monsieur ? Je suis personnellement au régime sec, mais... asseyez-vous, je vous en prie.

Je m’assis sur une banquette recouverte de peluche.

Sous mes pieds, le plancher oscillait. Lorsque je suis à jeun, je n’aime pas beaucoup cette impression d’ivresse. J’entendais à la fois le clapotis de l’eau battant le flanc du yacht et la maçonnerie du quai, et les klaxons des autos mêlés à la rumeur de la ville.

Compte tenu de la fatigue que je ressentais encore de la nuit précédente, je me mouvais dans une étrange atmosphère de rêve.

Mais Pierre Corbigny avait le sens des réalités. Du moins, pour le moment. Il manœuvra un panneau à glissière dans la cloison, découvrant, au-dessous d’un rayon chargé de livres, tout ce qu’il fallait pour satisfaire les éponges les plus exigeantes. Il choisit parmi l’assortiment une bouteille de fine au bon millésime et fit le service.

— Excellent, dis-je, après dégustation. Mon agent l’est-il aussi ?

Mon hôte me bigla par-dessus ses lunettes à branches d’or :

— Plaît-il ?

— C’est justement ce que je vous demande. Vous donne-t-il toute satisfaction ?

— Certainement. C’est un garçon très gai.

— Et qui, en cas de besoin, se comporte vaillamment, croyez-moi. Vous n’avez pas encore eu l’occasion de l’éprouver, n’est-ce pas ?

— Pas encore, non.

— Je ne sais pas si on doit souhaiter... hum...

La sonde ne ramena rien.

— Je ne sais pas non plus... Encore un peu de fine ?

— Volontiers.

Il me versa à boire. Il regarda ensuite, avec un vif intérêt, la bouteille qu’il tenait à la main, et alla chercher un verre pour son usage personnel.

— En votre honneur, dit-il, je vais faire une entorse à mon régime. Un doigt de ce mazout ne peut être dangereux. Si j’en meurs, l’étiquette vous livrera le nom du coupable.

Il avala une lampée et toussa. Le second verre passa plus facilement.

— Sa mission est-elle terminée ? demandai-je.

— Vous parlez de M. Zavatter ?

— Oui.

— Pas du tout. Je tiens à conserver ses services. Quelque chose vous aurait-il fait supposer le contraire, monsieur Burma ?

— Nullement. Je voulais simplement savoir s’il vous convenait et si nous devions continuer à nous occuper de vous.

— Mais bien sûr.

— Alors, parfait.

A ce moment, le gars à la gapette nantaise frappée d’une ancre rouge s’annonça dans la cabine, venant à je ne sais quels ordres.

Lorsqu’il se débina, lesté, en roulant des épaules, Corbigny haussa les siennes et se permit un petit ricanement des familles.

— Vous êtes-vous jamais interrogé, monsieur Burma, articula-t-il, d’un ton amer, sur le côté artificiel de certaines existences ?

Sans attendre de réponse (heureusement), il ajouta :

— Vous avez vu ça ?

— Quoi donc ?

Ses yeux s’assombrirent :

— Ce cornichon de maître après Dieu ! Grotesque 1 Je n’ai pas envie de rire, mais il est parfois difficile de s’en empêcher. Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui, mais le ridicule de certaines attitudes m’apparaît plus sensiblement que d’autres jours. Ce pauvre Gustave joue au navigateur. En vérité, la seule vue d’une ampoule de sérum physiologique lui flanque déjà le mal de mer...

Je souris :

— Je me suis déjà tenu, à son sujet, un raisonnement de ce genre, dis-je.

— Vous voyez !... Enfin... j’ai tort de me moquer de lui... Car, que suis-je, moi-même ?...

Il s’anima :

— ... Un vieux radoteur de rêveur éveillé... Tel que vous me voyez, j’aurais désiré être pirate dans l’archipel Caraïbe ou doubler le cap Horn... Je suis venu au monde trop tard... Exactement comme le vieux Krull, du Chant de l’Equipage... Connaissez ?

— Vaguement.

— Foutaise ! cracha-t-il. Je me contente de doubler la pointe du Vert-Galant et, en fait de flibuste- rie, je fraude le fisc dans la mesure permise par une éducation basée sur l’honnêteté. Tout est faux, je vous dis. C’est le règne du toc et de l’ersatz. Tenez, il paraît que même là-dedans...

Il pointa un menton agressif vers le hublot. De l’autre côté du verre épais, s’élevait le palais du Louvre :

— Dans ce musée, si nous en croyons les journaux...

Il désigna un exemplaire du Crépuscule qui traînait sur la table :

— ... des faux sont proposés à l’admiration des foules imbéciles. Vous ne trouvez pas cela comique ?

— Non, dis-je en riant. Parce que votre histoire de faux n’est pas vraie, si vous voyez ce que je veux dire. Les journaux parlent d’une copie du Raphaël... C’est à quoi vous faites allusion, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ils ne prétendent pas que cette copie figurait parmi les collections du musée, aux lieu et place de l’original.

— C’est tout comme. Je sais ce que je dis. J’ai mon idée là-dessus...

Je dressai l’oreille, mais la rabattis lorsqu’il ajouta :

— ... Et elle ne date pas d’hier. Je l’ai depuis 1912...

C’était un peu vieux pour moi.

— Oui, monsieur. Depuis qu’on a volé la Joconde et qu’elle a repris sa place là-dedans, on n’est pas certain que ce ne soit pas un faux. C’est de l’histoire, ça. Le vol de la Joconde, cette Joconde que l’irrévérencieux Marcel Duchamp affubla, au début du Mouvement Dada, d’une paire de moustaches, vous étiez bien jeune lorsqu’il fut commis, mais vous en avez certainement entendu parler...

— Comme tout le monde.

— Un grand poète, un précurseur, fut inquiété, à l’époque, à ce sujet. C’est le lot des poètes. Ils sont, ou inquiets ou inquiétés. L’inquiétude les suit. Il s’appelait Guillaume Apollinaire. Vous connaissez ?

— J’écoute la radio.

— Hum...

Il ne chercha pas à dissimuler son mépris et entreprit de m’instruire :

— ... Un curieux homme, ce poète. Blessé à la guerre, il décéda le 11 novembre 1918, alors que sous ses fenêtres des gens scandaient : “ A mort, Guillaume... A mort Guillaume... », sur l’air des lampions... Ces cris s’adressaient à Guillaume de Hohenzollern, évidemment, mais n’empêche...

— C’était d’un humour plutôt macabre, convins- je.

— Qui n’a pas dû déplaire au poète, d’ailleurs...

En quittant, peu après, M. Pierre Corbigny, je réfléchis que s’il tenait souvent des propos pareils, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Zavatter l’eût pris pour un cinglé.

Zavatter n’entretenait pas de commerce suivi avec les poètes.

Un jour, ayant prononcé devant lui le nom de Stéphane Mallarmé, il s’était imaginé qu’il s’agissait d’un truand ainsi baptisé parce qu’il n’arrivait pas à se munir d’un revolver au fonctionnement parfait.

***

De retour sur la terre ferme, j’entrai dans un bistrot et téléphonai à l’Hôtel-Dieu pour avoir des nouvelles de Louis Lheureux. J’en obtins de satisfaisantes et pris le chemin de mon bureau.

En route, je fis un crochet pour passer à l’hôtel de la rue de Valois. Le garçon, un nommé Albert  – je ne sais pas si j’ai déjà dit son nom  –, prenait juste son service. Son teint frais témoignait d’une journée passée au grand air. Sur sa petite table, deux journaux spécialisés dans l’amélioration de la race chevaline et un crayon n’attendaient qu’un signal pour prendre le départ.

Le type ne parut pas tellement enchanté de me voir. Il devait penser, comme beaucoup, que ma présence était annonciatrice d’ennuis... et il l’associait à ce Lheureux qui s’était fait accidenter devant l’établissement, manquant d’abîmer la devanture. Il n’aurait quand même pas dû oublier que je lui avais colloqué cinq cents balles, l’ingrat.

— Bonjour, m’sieur, fit-il tout de même, plus par habitude que par sympathie.

— Je passais, dis-je. Je viens vous donner des nouvelles de votre locataire.

— Ah ! oui ! M’sieur Lheureux ?

— Oui.

— Et alors ?

Il ne chercha pas à dissimuler qu’il s’en contrefichait cordialement, de Lheureux, de son état de santé et du toutime.

— Il n’en mourra pas.

— Tant mieux, fit-il, toujours avec la même conviction en contre-plaqué.

Il rafla ses canards de courses.

Je les désignai :

— Bon terrain, aujourd’hui ?

— Meilleur que les rapports ! bougonna-t-il.

— Ah !... Dites donc, fis-je, comme si cela me revenait brusquement, qu’a-t-il fait de ses bagages ?

— Qui ? Lheureux ?

— Oui.

— Ses bagages ? Vous voulez dire sa valise ? Il n’avait qu’une petite valise.

— Qu’est-elle devenue ?

— Il ne l’a pas avec lui ?

— Il ne semble pas.

Le gars me gratifia d’un regard en biais, balança quelques secondes pour savoir quelle attitude adopter, puis haussa les épaules :

— Ah ! pour ça, faut demander aux flics, alors. C’est eux qui ont tout ramassé, blessé et bagage... Dans le choc, tout s’était répandu... la valoche s’est ouverte, comprenez, m’sieu ?... C’était pas un objet de luxe et de sûreté... Du toc.

— Toutétotoc.

Il fronça les sourcils.

— Comment ?

— Ça pourrait être le nom d’un gail, mais ça ne l’est pas. Tout-est-au-toc. Règne de l’ersatz, si vous aimez mieux.

— Ouais...

Il haussa les épaules, une nouvelle fois :

— ... Bref, j’ai rangé tout le bazar comme j’ai pu, un peu en pagaille, je dois dire, et les flics ont tout embarqué... Ils ont dû la conserver au quart, c’tte valoche, ou la foutre à la fourrière, j’sais pas, moi.

— Oui, sans doute. Bon. Eh bien, merci et meilleure chance pour demain, hein ?

Il ne répondit pas.

J’aperçus son reflet dans la glace, lorsque je franchis la porte.

Il se grattait le menton, tout en me suivant d’un œil lourd. Quelques heures de sommeil ne lui auraient peut-être pas fait de mal et sa barbe, à la croissance activée par l’air salubre des hippodromes, devait lui démanger salement.