CHAPITRE IX

LA POULE ET LES RENARDS

Elle était encore mieux au naturel que sur ses photos. (Le contraire est plus fréquent.) Le décolleté de sa robe de cocktail était moins profond, ce que je regrettai. En pointe et légèrement drapé sur les épaules, il devait quand même laisser quelque espoir aux yeux de l’honnête homme. Si elle se penchait, par exemple. Mais je ne pouvais pas jeter des pièces de monnaie sur le tapis et l’obliger à les ramasser. Elle avait les bras nus, de très jolis bras. Ses jambes non plus n’étaient pas mal. Et encore un tas de trucs bien agréables à voir se mouvoir et émouvoir. Ses cheveux blonds étaient peignés en arrière, comme sur la photo exhibée par Faroux. Ses yeux artificiellement tirés par le maquillage vers les tempes étaient presque verts. Les doigts effilés de ses mains fines se prolongeaient d’ongles immenses, laqués, sauf celui de l’index droit. Il était laqué aussi, mais court. Il avait dû se casser récemment, peut-être au cours d’une séance de griffage. C’était une fille qui devait griffer facilement. Aussi facilement qu’elle devait caresser.

Elle me reçut dans un petit salon, chaud et confortable, attenant à sa chambre, et éclairé avec un art délicat destiné à valoriser contenant et contenu. Elle me soumit à un examen rapide et remarqua, de sa voix chaude :

— Vous n’avez pas l’air d’un policier, monsieur Nestor Burma.

— Je suis détective privé, mademoiselle.

— C’est juste... Voulez-vous vous asseoir ?

Elle alla se pelotonner sur une bergère. Je déposai mon chapeau sur un meuble et m’assis.

— Une cigarette ? demanda-t-elle.

Elle me tendit un étui plat dans lequel elle venait de puiser une cibiche russe ou pseudo-russe, enfin ces trucs qui n’en finissent pas et où il y a plus de carton que de tabac. Je me levai, pris la cigarette offerte, allumai les deux, biglai vers le corsage et retournai m’asseoir.

— J’aime autant que vous ressembliez à un gentleman, plutôt qu’à ces affreux hommes, dit-elle. J’ai bien peur de vous avoir dérangé pour rien. Je suis très impulsive et puis... j’ai les nerfs fatigués, depuis quelques heures...

Je souris. Le sourire commercial du vendeur de brosses qui sait se mettre à la portée du client. Et j’attendis :

— Je m’appelle Geneviève Levasseur, dit-elle.

— Oui, mademoiselle.

— Vous ne semblez pas connaître mon nom...

— Excusez-moi, je ne suis pas un lecteur assidu de Vogue...

— Mais vous lisez les journaux ?

— Presque tous.

— Vous y avez donc lu le nom d’Etienne Larpent ?

— Larpent ? Ce n’est pas cet homme qu’on a trouvé assassiné et porteur d’une copie du Raphaël volé au Louvre ? Une copie... ou l’original. Vous savez, je n’accepte pas toujours d’emblée ce qu’impriment les journaux.

— Oui.

— Elle me regarda à travers ses longs cils :

— C’était mon amant.

Je ne dis rien. Je ne pouvais exprimer ni condoléances ni félicitations.

— Et ce n’est pas moi qui l’ai tué, ajouta-t-elle, en balançant, d’un geste de colère, sa cigarette dans un cendrier qu’elle loupa.

Je me levai, ramassai le mégot, le mis où il fallait et me rassis :

— On vous en accuse ?

— Oui.

— La police ?

— La police m’a interrogée. Je lui ai fourni un... comment appelez-vous ça ?

— Un alibi.

— Un alibi oui. Cette nuit-là, nous n’étions pas sortis ensemble, Etienne et moi. Il avait, paraît-il, des affaires à traiter. J’ignore quelles affaires... enfin, je l’ignorais, parce que, maintenant... Enfin... Je suis sortie avec des amis qui en ont témoigné et la police n’a jamais mis en doute ce... cet alibi. Mais cet homme prétend qu’il n’y a pas d’alibi qu’on ne puisse détruire et que...

Elle s’interrompit, ramena une jambe sous elle, me laissant admirer l’autre, dégagée bien plus haut, beaucoup plus haut que le genou.

— Quel homme ? demandai-je.

— Mon alibi n’a pas été inventé de toutes pièces, monsieur Nestor Burma. J’aimerais que vous n’en doutiez pas.

— Je n’en doute pas. Quel homme ?

— Un maître chanteur. Un apprenti maître chanteur. Mais tout cela est ridicule, je m’en aperçois maintenant.

— Dites toujours. Je n’agirai que si vous m’en donnez l’ordre, mademoiselle.

— C’est un individu que j’ai rencontré dans un cocktail, que je connais un peu, que je n’ai jamais encouragé, mais qui ne s’est jamais découragé, si vous voyez ce que je veux dire... Un certain Maurice Chassard...

— C’est ce malotru dont vous voulez que je vous débarrasse ?

— Plus maintenant. Je m’en débarrasserai moi- même. J’étais nerveuse, tout à l’heure, quand je vous ai téléphoné. Tout cela est ridicule.

— Comme vous voudrez, dis-je.

A ce moment, le téléphone sonna. Elle se leva pour aller répondre, me montrant, dans le mouvement, une appétissante surface de cuisse qui réveilla en moi des instincts d’anthropophage. Debout, l’écouteur à son oreille rose, sa main gauche caressant sa hanche, elle prenait la pose, la pose mannequin. Elle fronça les sourcils, son visage durcit :

— Non, dit-elle. Je ne suis pas là. Non. Je... Oh ! un moment.

Elle mit sa main sur le micro :

— Vous ne vous serez peut-être pas dérangé pour rien, monsieur Burma. C’est Maurice... Maurice Chassard. J’ai bien envie de le recevoir et d’en terminer une bonne fois pour toutes avec lui. Votre présence me réconfortera et lui fera peut-être peur...

— Excellente idée, approuvai-je.

— Elle me lança un regard de biais :

— Un moment, répéta-t-elle, au téléphone.

Elle obtura une nouvelle fois le micro, me fit face et articula avec dureté :

— Je n’aime pas votre ton, monsieur Burma.

— Vraiment, mademoiselle, je ne comprends pas...

— Si vous aussi, vous croyez... vous croyez que... que j’ai tué Etienne... vous n’avez qu’à partir...

Elle trépigna :

— ... Partez !

— Je ne crois rien de semblable, dis-je, doucement.

Elle s’apaisa aussi vite qu’elle s’était emballée :

— Excusez-moi, soupira-t-elle. Ce sont les nerfs... Faites-le monter, cria-t-elle presque, dans l’appareil.

Elle alla se rasseoir, veillant, cette fois, à ne rien exhiber de trop. Peu après, on frappa à la porte. Sur l’invitation de la jeune femme, je m’en fus ouvrir à un type qui m’apostropha aussitôt d’un sonore :

— Bonsoir, poupée jolie.

— Je ne suis pas celle que vous croyez, rétorquai- je.

— Oh ! pardon ! bafouilla-t-il, en reculant.

Il sentait l’alcool et avait le teint caractéristique de ceux qui se lèvent tard sans se coucher de bonne heure. Il était bien sapé, d’une élégance peut-être un peu suspecte, mais sans rien d’excessif. Jeune. Des yeux marron, avec un cerne de même couleur ; un nez droit, plutôt long, agrémenté d’un léger réseau de veinules bleues à son extrémité. Fils de famille perpétuellement en goguette ou truand mondain pas méchant. Assez joli garçon, en dépit de son tarin d’ivrogne (ou d’hépatique), et sympathique, tout bien considéré. Et plus costaud qu’il n’y paraissait au premier abord. Tiens ! Après tout, pourquoi pas ? Le genre journaliste, ceux de la nouvelle école, ceux qui disent : “ Ouais », mettent leurs pieds sur la table et portent le galure à la casseur d’assiettes, parce qu’ils vont voir trop de films américains.

— Entrez, dis-je. Nous allons faire une partie triangulaire.

— Qu’est-ce que...

— Entrez, ordonna Geneviève Levasseur, de sa bergère.

Il entra sans plus rien dire. Il se planta au milieu de la pièce, regarda la fille, puis moi.

— Je vous présente M. Nestor Burma, dit notre hôtesse.

— Nestor Burma ?

Il se gratta le bout du nez.

— C’est un détective, précisa-t-elle.

— Vu, fit-il. Connais de nom...

Il ricana :

— ... Alors, c’est lui qui doit retrouver le tableau ?

— Quel tableau ?

— Ne faites pas l’idiote ! gronda-t-il. Votre amant était un voleur. Il a volé un tableau au Louvre. Il est mort et...

Sa voix se brisa. Il chercha un siège du regard, en trouva un et se laissa tomber dessus en s’épongeant. Un malaise, probablement dû à la chaleur qui régnait dans cette pièce ou à l’alcool ingurgité. La môme Geneviève bondit de sa bergère comme un diable de sa boîte. Debout, frémissante, la poitrine soulevée par la colère, ses yeux lançaient des éclairs.

— Vous l’entendez, monsieur Burma ? rauqua-t-elle. Vous l’entendez ? Il me calomnie. Ce sale type me calomnie. Il...

— Ne nous énervons pas, dis-je. Il ne vous calomnie pas. Il dit que votre amant était un voleur. Il y a de fortes chances pour que ce soit vrai. Il dit qu’il est mort. C’est vrai aussi.

Elle me foudroya du regard :

— Alors, vous aussi, vous êtes contre moi ?

Je haussai les épaules :

— Taisez-vous. Est-ce que, tout bien réfléchi  – si vous êtes en état de réfléchir  –, vous m’embauchez pour foutre ce type à la porte ?

— Oui ! cria-t-elle. Jetez-le à la porte. Flanquez-le par la fenêtre, même. Ça sera encore mieux. Nous sommes au cinquième.

— Très peu pour moi, rigolai-je. Je ne suis pas venu ici pour aller coucher à la Santé. Mais on doit pouvoir liquider facilement tout ça. »

Je m’approchai de Chassard, le mit debout en l’attrapant par le revers de son pardingue. Ses yeux égarés hurlaient la frousse.

— Je ne vais pas vous bouffer, dis-je.

Et aussi sec, je le lâchai. Il s’ébroua, fit un pas en arrière :

— Je m’en vais, dit-il.

— Restez !

Il s’immobilisa.

— Ecoutez, m’sieu Chassard, dis-je. De quoi vivez-vous ?

Il hésita, puis :

— Je me débrouille.

— Au moins, vous êtes franc.

— Pourquoi ne le serais-je pas ?

— Puisque vous êtes franc, videz votre sac.

— Je n’ai rien à vider.

— Vous êtes deux tordus.

— Deux ?

— Vous et elle.

Geneviève Levasseur, qui était allée se rasseoir, me rappela sévèrement à l’ordre :

— Monsieur Burma !

— Taisez-vous !

Je revins à Chassard le chasseur :

— ... On se débrouille, hein ? On couche avec des dames mûres, très mûres, et puis, quand on a envie de s’envoyer une jeunette on n’hésite pas à exercer un petit chantage, hein ? pour consolider le sex- appeal.

— Quelle horreur ! s’exclama Geneviève.

Je voltai, impatienté :

— Ecoutez à votre tour, mademoiselle. Si vous craignez pour vos mignonnes oreilles, réfugiez-vous dans votre chambre.

Elle tapa du pied :

— Non ! Je reste. Après tout, je suis chez moi, ici.

— Comme il vous plaira. Mais n’interrompez pas tout le temps.

Je m’assis à côté d’elle, pour la faire tenir tranquille, s’il y avait lieu :

— Je reprends, mon vieux Chassard. Vous accusez Mademoiselle d’avoir tué son amant ?

— Oui.

— Tout cela est ridicule, fit la fille.

Ses doigts cherchèrent ma main, la saisirent et l’emprisonnèrent. Elle frissonna et je sentis son sein palpiter contre mon bras droit. Chassard nous regardait avec haine et frayeur.

— Et pourquoi l’aurait-elle tué ?

— Pour... pour s’emparer du tableau.

— Vous êtes un imbécile et j’ai déjà trop perdu de temps avec vous, Chassard...

Geneviève retira sa main de sur la mienne.

— ... Je vous conseille d’abandonner votre politique d’intimidation. Elle foire. Mlle Levasseur a pu aimer un homme qui était un voleur. D’accord. Mais elle ne l’a pas tué. Je ne vais pas entrer dans les détails ni vous faire un discours. Je vous dirai simplement ceci : je suis au service de Mlle Levasseur et quand vous lui cassez les pieds ce sont mes cors qui me font mal. Alors faites gaffe. Et n’essayez pas de bazarder vos ragots à de petites feuilles de chantage. Il pourrait vous en cuire. Compris ?

Il haussa les épaules :

— Ça va, fit-il, soulagé.

Il devait s’attendre à recevoir un coup de pied aux fesses et était tout heureux de voir que ce n’était pas pour tout de suite. Tout bien examiné, il n’était pas si sympathique que ça, le frangin.

— Maintenant, vous pouvez vous tirer, dis-je.

— Je suis un idiot, grogna-t-il.

— Je l’ai déjà dit. Au revoir, Chassard.

Il se débina comme un péteux. Je refermai la porte sur lui.

— Et voilà, dis-je, en revenant vers Geneviève. Contente ?

Elle ne tenait pas à se mettre en frais pour Chassard, mais maintenant qu’il avait débarrassé le plancher elle reprit sur sa bergère une pose plus intime :

— Merci, monsieur Burma, roucoula-t-elle. Je... je n’ai quand même pas tué Etienne, vous savez ?

— Ne parlons plus de ça.

— Vous avez raison. Je... euh... c’est délicat... je voulais dire... pour vos honoraires...

— Vous paierez plus tard. Quand ce sera définitivement liquidé.

— Mais je croyais...

— Avec ces gars, on ne sait jamais. Il vaut mieux que pendant quelques jours, il me sente rôder autour de vous... Si vous le permettez, bien entendu.

Elle se perdit dans la contemplation de son soulier, aux prises avec un problème intérieur. Elle devait penser qu’un importun chassait l’autre. Enfin, elle dit :

— Mais bien sûr, monsieur Burma.

— J’essaierai de passer le plus inaperçu possible, souris-je.

Elle me retourna mon sourire :

— Chassard n’aura pas beaucoup peur, alors.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— J’avais compris. Merci, monsieur Burma. Et bonsoir.

Elle me tendit sa main avec une grâce provocante. Je la lui baisai. Je n’ai pas beaucoup l’habitude de ce genre de cérémonie, mais je fis de mon mieux. Je m’en tirai assez bien. En prenant mon chapeau sur le guéridon, je fis tomber un carton jaune qui se trouvait là. Je le ramassai, tout en y jetant un coup d’œil presque involontaire. C’était une invitation, pour la nuit même, à l’inauguration d’un nouveau cabaret de l’avenue de l’Opéra : le Grillon.

— Excusez-moi, dis-je.

— Ce n’est rien.

Dans l’ascenseur, son parfum flottait encore autour de mes narines.

***

Lorsque je sortis de l’ascenseur, un type assis non loin de là, sur une banquette, se leva et vint vers moi. C’était Chassard, collant de nature. Il avait repris un air plus faraud.

— Je ne vous en veux pas, dit-il.

— Moi non plus, répondis-je.

— Alors, ça gaze.

— Vous demeurez ici ?

— Pensez-vous. Pas les moyens. Je crèche dans un petit hôtel de la rue Saint-Roch.

— Je ne vous demande pas de détails.

— Mais moi je vous les donne. Vous êtes détective, n’est-ce pas ? Je voulais vous offrir un verre. On peut ?

— On peut. Vous avez de l’arsenic, sur vous ?

— Il y a une pharmacie, pas loin.

— Parfait.

Nous quittâmes le Transocéan bras dessus, bras dessous ou peu s’en fallait. Nous allâmes nous rincer la dalle dans un petit bar discret de la rue Cambon.

— Vous devez me prendre pour un salaud, hein ? dit Chassard.

— Pas plus.

— Oh ! merde... vous avez vu comment qu’elle est roulée, cette Jany ? Que voulez-vous, ça me travaille, moi. Je la guigne depuis longtemps, mais va te faire foutre... Alors, quand j’ai appris que son Jules était un truand...

— Comment l’avez-vous appris ? Il n’y a rien dans les journaux.

— Je me fous des journaux. Dans le coin, ça s’est su. Alors, je vous dis, quand j’ai appris que son Jules était un truand et qu’il s’était fait buter, j’ai tenté ma chance.

— Ne la tentez plus.

— Ça va. N’empêche que... j’ai dit ça en l’air, mais... après tout, elle pourrait bien l’avoir bousillé.

— Vous ne croyez pas ?

— D’après les journaux, les flics ne la soupçonnent pas.

— Je me fous des journaux. Vous y croyez, vous, aux canards ?

— Non.

— Alors ?

— C’est ma cliente.

— Au fait, c’est ou c’était ?

— C’est. Vous comprenez ce que ça veut dire, hein ? Ne recommencez pas à vouloir la posséder à la chansonnette.

— Oh ! ça va. J’essaierai d’en ramasser une rue Caumartin qui lui ressemble. Si j’ai assez de fric... Bon. C’est votre cliente et je ne voudrais pas la bêcher, mais enfin... c’est quand même louche, cette histoire de tableau.

— Vous connaissiez Larpent ?

— Non. Entr’aperçu. De loin. C’est tout. Bon Dieu ! faucher un objet de musée... Ça se vend, des peintures comme ça ?

— Bien sûr.

— A qui ?

— A des collectionneurs.

— Cher ?

— Plusieurs millions.

— Paraissez bien rencardé ?

— C’est dans les journaux.

— Je me fous des journaux... Hep ! garçon !...

Il fit renouveler les consommations. Il avala la sienne d’un trait :

— Je me fous des journaux, répéta-t-il. Mais je me fous pas de cette morue.

Il me coula un regard torve. Il avait déjà bu avant de monter chez Geneviève Levasseur. Il était en train de se finir.

— Il faudra vous en foutre, dis-je. Ou, en tout cas, changer vos méthodes de séduction.

Il grimaça. Il semblait sur le point de pleurer.

— Vous coucherez avec, dit-il. Vous êtes plus vieux que moi, mais vous coucherez avec.

— Tout le monde, décidément, voulait que je couche avec. Bon, bon. On essaierait. Je ne suis pas contrariant.

— ... Je suis plus jeune que vous, poursuivit-il, mais je sens le vieux, moi, la vieille, la vieille peau. Ouais, vous vous êtes pas gouré. C’est avec ça que je bouffe, moi. Des vieilles. Des vieilles peaux, de sales vieilles peaux toutes ridées, dégueulasses, qu’il ne faut pas trop chahuter, elles foutent le camp de partout, ça tient avec des épingles, de la colle, de l’onguent, de la crème de beauté. Oh ! merde ! crème de beauté ! Crème de mocheté, oui. J’étais connu, dans le coin, il n’y a pas si longtemps. Je m’en suis tapé, des grognasses, des duchesses, des marquises. De vieilles vaches qui m’habillaient, me logeaient, me nourrissaient, mais ne me filaient pas un rond, ou si peu. Et pas moyen de se farcir des jeunes. Elles me reniflent de loin, les jeunes. Je sens la vieille barba- que. Avec du fric, encore. Mais sans fric... Je ne sais pas ce que je ferais, moi, pour me procurer du fric.

Je n’allais pas lui conseiller de travailler. Je dis :

— Faites un casse.

— J’ai trop les jetons, dit-il, avec une sincère naïveté. Et c’est parce que j’ai toujours eu les jetons, que ces ordures de vieilles et de vieux m’ont possédé...

— De vieux ?

— Hum...

Il me gratifia d’un regard torve :

— Ça va. Je débloque.

— On dirait.

— Tenez, vous devriez m’embaucher chez vous. Ça me purifierait.

— Impossible. Vous avez les jetons. Vous l’avouez vous-même.

— Et après ? Qu’est-ce que ça peut foutre ? Pour poser des questions à des pipelettes ou suivre un bonhomme, pas besoin d’être d’Artagnan. Le boulot de détective, merde ! mais en quoi ça consiste ? Divorces, renseignements, intermédiaire, peut-être, mais intermédiaire en quoi ? pas bien dangereux, tout ça. Vous n’allez pas me dire qu’il faut trimbaler un pétard...

— Des fois.

— Comme les gardes du corps d’Al Capone ?

— Pourquoi pas ?

— Vous en fournissez beaucoup, des gardes du corps ?

— De temps en temps.

— Rien pour moi là-dedans, alors ?

— Pas à première vue.

— Tant pis. Mais, je ne désespère pas. Si un jour ça se trouvait... Là-dessus, je vais me tirer. J’ai besoin de respirer de l’air frais. Laissez ça.

Clause de style qui était peut-être une amorce. Mais je ne fis pas un geste pour payer l’addition. Il sortit un peu de fric d’un portefeuille, parmi les paperasses duquel j’entrevis un carton jaune, une invitation à ce nouveau cabaret.

— N’allez pas là-bas, dis-je.

— Où ça ?

— A cette inauguration. Mlle Levasseur y sera peut-être.

— Et alors ? Partout où elle ira remuer les fesses, ça me sera interdit ?

— Pour le moment, oui.

— Quel culot !... Oh ! et puis, merde ! Tenez, v’là cette carte. Comme ça, je serai sûr de ne pas désobéir à papa.

J’empochai le carton. Il paya et nous sortîmes. Nous nous séparâmes sur le trottoir. Je le vis entrer dans un autre bistrot. Je filai à l’agence. Hélène m’y attendait.

— Enfin, vous voilà ! s’écria-t-elle. Où étiez- vous ?

— En compagnie de M,le Geneviève Levasseur.

— Ah ! ah ! Faites voir ça.

— Quoi donc ?

— Vos lèvres. Elle les examina :

— ... Rouge baiser ?

— Nous n’en sommes pas encore là.

— Mais c’est en bonne voie ?

— Peut-être. Elle fit la moue :

— Enfin... vous êtes majeur. Trêve de plaisanterie. Que racontent les journaux ? Il y a eu du grabuge, ici ?

— Les journaux en parlent ?

— Plutôt. Et depuis que je suis ici, le téléphone n’arrête pas. Marc Covet y est pendu.

— Laissez-le pendre. Vous avez un canard ?

Elle me colloqua le Crépuscule. L’affaire Birikos s’étalait à la une :

 

CAMBRIOLAGE CHEZ UN DÉTECTIVE PRIVÉ

UN DES CAMBRIOLEURS TROUVE LA MORT

SUR LE THÉÂTRE DE SES EXPLOITS...

 

Titre et sous-titre étaient gros, mais l’article petit. Je comprenais que Marc Covet désirât plus amples informations. Hélène brûlait de la même envie. Je lui racontai en partie l’affaire Birikos. En cours de récit, Marc Covet téléphona encore un coup.

— Nestor Burma n’est pas encore là, répondit Hélène sur mes instruction.

— J’appellerai de quart d’heure en quart d’heure ! rugit le journaliste. Je finirai bien par tomber dessus.

— Comme vous voudrez.

— Vous ne savez rien, vous ?

— Rien du tout.

— Elle ne savait pas grand-chose, en effet, et j’achevai de l’instruire.

— Trêve de plaisanterie, répéta-t-elle, alors, ce qui constituait une curieuse oraison funèbre pour le Grec. Je viens au rapport. Rapport est le mot... Dites donc, je vais vous laisser tomber et m’embaucher dans un hôtel ? C’est d’un autre rapport que le secrétariat auprès d’un détective de choc. Il est plein de fric, cet Albert. Je l’ai suivi au champ de courses, aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il a flambé ! Il y aurait eu de quoi éteindre toutes vos dettes.

— Tant que ça ? C’est intéressant.

— Ce que j’ai trouvé surtout intéressant, c’est qu’il ne semble pas disposer de cet argent depuis longtemps... Je ne sais pas pourquoi vous me faites surveiller ce type, mais enfin, j’ai noté cela... Il a misé sur à peu près tous les canassons et a ramassé un nombre suffisant de culottes pour ne rien craindre des grands froids. Il a rencontré des copains à lui qui ne lui ont pas caché leur étonnement de le voir si aux as. Je l’ai vu remettre de l’argent à un ou deux. De vieilles dettes, semblait-il.

— Parfait, dis-je. Je vais voir ça de près. Retournez là-bas.

— Pour longtemps ?

— Je ne crois pas.

— Ah ! j’oubliais... j’en ai été de cinq cents francs, moi, dans le coup. Un canasson nommé Nestor... comme j’ai l’honneur de vous le dire. Je n’ai pas pu résister. Lui non plus, d’ailleurs. Il est arrivé dernier.

— Ça, ma petite Hélène, je m’en fiche. Vous pouviez très bien suivre le gars aux courses sans jouer vous-même.

— C’est votre avis ?

— C’est une doctrine.

— Eh bien... il a gagné.

— Les Nestor gagnent toujours... Oh ! mais, ça change tout. Il y a cinquante pour cent pour l’Agence.

Elle me fit un pied de nez et sortit en s’esclaffant.

— Trêve de plaisanterie, dis-je, à mon tour.

J’attrapai le téléphone et appelai Faroux :

— Je suis entré dans les bonnes grâces de Mlle Levasseur.

— Ah ! Et alors ?

— Ce n’étaient pas vos mouches qui l’importunaient, mais une espèce de gigolo qui en a marre de la bidoche faisandée et qui voudrait mordre dans de la viande fraîche. Comme son sex-appeal n’est pas irrésistible, il menaçait notre poupée d’aller raconter partout que c’était elle la meurtrière de Larpent.

— Et alors ?

— Et alors, rien. J’ai foutu le type à la porte et suis au mieux avec la fille. Je suis même très bien avec le type. Il n’est pas rancunier.

— Il y a peut-être à faire là-dessus.

— Sur quoi ?

— On va revérifier ses alibis.

— Si vous n’avez rien de mieux à faire... Mais si elle était coupable, elle n’aurait pas appelé au secours. Il lui aurait été plus facile de céder au gigolo.

— Il y a tellement de tordues...

— Comme vous voudrez.

Je raccrochai en ricanant. Bandes d’andouilles qui s’imaginaient que Geneviève Levasseur avait rectifié son amant ! Mais, bon sang ! qu’est-ce qu’ils deviendraient, tous ces gars-là, sans le petit Nestor, mais qu’est-ce qu’ils deviendraient ?

***

Lorsque je m’annonçai à l’hôtel de la rue de Valois, Albert était derrière son comptoir, tranquille comme Baptiste, à pointer sur un journal de courses les partants probables du lendemain et les veaux à cinq pattes qui lui brouteraient son oseille. Il était seul, comme toujours. C’était un hôtel calme, provincial, sans allées et venues susceptibles de chasser la poussière sous laquelle les plantes vertes en pots viraient au gris. A ma vue, le garçon fronça les sourcils.

— Salut, dis-je.

— Soir, m’sieu. Vous... vous avez des nouvelles de m’sieu Lheureux ?

— Oui.

— Bonnes ?

— Oui.

— Tant mieux, m’sieu.

— Oui. Je voudrais vous parler.

— Allez-y.

— Dans un endroit tranquille.

— Comment vous appelez ça, alors ?

— On peut être dérangé. J’aimerais vous parler sans craindre d’être dérangé.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Rien. Il doit se passer quelque chose ?

— Sais pas. Vous avez un drôle d’air.

— J’ai paumé aux courtines.

— Z’êtes pas le seul.

— Oui, mais moi, je n’ai pas les moyens.

— Personne ne les a et tout le monde perd.

— Planquez votre philo à la gomme. On y va, dans cet endroit tranquille ?

Il se leva, me regarda en dessous, haussa les épaules, sortit de son comptoir et m’entraîna dans un petit salon aéré pour la dernière fois lors de la visite d’Alphonse XIII.

— Allez-y, fit-il. Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Ça ne sera pas long. T’as fauché quelque chose à Lheureux, hein, petit gars ?

Il se rebiffa mollement :

— Dites donc...

— Je suis pressé...

Je l’empoignai au colback et le secouai :

— ... Viens avec moi au quart. Il n’est pas loin. C’est tout de suite derrière.

— Vous feriez ça, m’sieu...

— Je vais me gêner.

— Ecoutez, m’sieu... Merde ! Me secouez pas comme ça. Je viens juste de bouffer.

Je le lâchai :

— Accouche. »

Il baissa la voix :

— Ben, voilà, oui, j’ai pris du fric, j’y ai pris du fric... A ma place vous auriez fait pareil... Il était bourré de fric... Un pedzouille comme ça, radin comme pas un, avec ses pourliches calculés au plus juste, c’était une honte de le voir bourré de fric à ce point... Mais, bon sang ! c’est un grossium, dans son bled, ce gars-là... Qu’est-ce qu’il fait, dans la vie ? Il s’inscrit ici comme rentier...

— T’occupe pas de ce qu’il fait et raconte. Raconte-moi tout en détail.

— Ah ! vous, alors ! z’êtes un raffiné !

— T’occupe pas, je te dis.

— Bon. Lorsqu’il a été culbuté par la bagnole, sa valoche s’est ouverte. Le portefeuille était parmi tout le bazar.

— Le portefeuille ?

— Ben oui, quoi, le portefeuille. Son fric n’était pas dans sa poche. Il en avait trop. Ça n’aurait pas tenu. Alors, en plus du portefeuille qu’il avait sur lui, il en avait un autre dans la valoche. Dès que je l’ai ouvert, ce portefeuille... ah ! malheur !... Au point où j’en suis, je peux bien vous le dire, hein ? J’avais un peu tapé dans la caisse, ici. Because courtines. Alors, j’ai tapé dans le portefeuille. Oh ! très adroitement, ça, je peux le dire. J’ai fait ça en rangeant toutes les affaires, les chemises, les chaussettes, les caleçons, tout le toutime, quoi !

— C’est tout ?

— Merde ! qu’est-ce qu’il vous faut ? Et maintenant, appelez la taulière, appelez-les...

— Ça va, coupai-je.

Je le regardai au plus profond des yeux. Il avait la trouille, pas autre chose que la trouille. La trouille des flics parce qu’il avait tapé dans le portefeuille de Lheureux.

— Euh... vous n’avez pas l’air content, dit-il.

Il essaya d’ironiser, pour masquer sa déroute.

— ... Je ne vous savais pas si à cheval sur la morale. Merde ! un flic privé ! Chez qui on trouve des macchabs ! Enfin... c’est dans les journaux.

Je me dirigeai vers la sortie du petit salon :

— Je me fous des journaux et de la morale.

Il me regarda avec stupeur, puis il se mit à ricaner, nerveusement. Il n’en revenait pas de s’en tirer à si bon compte.

***

De la cabine téléphonique du bistrot qui fait le coin, face aux Magasins du Louvre, je demandai la communication avec Hélène, en déguisant ma voix.

— Allô ! dit Hélène.

— Ici, Ubu. Vous pouvez laisser tomber.

— Vous avez obtenu ce que vous vouliez ?

— Non. Mais laissez tomber tout de même. Je m’étais gouré. Vous pouvez rentrer coucher chez vous. Et reprendre le traintrain à l’agence, à partir de demain.

— Mon cher, j’ai payé une semaine d’avance. Je vais l’user. C’est central et je n’ai pas la peine de faire mon lit.

— Comme vous voudrez.

En sortant de là, j’achetai les plus récentes éditions des journaux du soir et m’en fus les lire en mangeant un morceau. Je ne m’en fous pas autant que je dis, des journaux. J’appris par leur lecture qu’une bagnole appartenant à Birikos avait été retrouvée, abandonnée, dans les environs du Trocadéro. On espérait moissonner des empreintes. C’était tout. Très bien.

Je rentrai à mon domicile personnel me faire beau pour assister à l’inauguration du Grillon, et formant des vœux pour que son deuil n’interdise pas à la veuve sinistre (ça peut vouloir dire : de la main gauche), de Larpent, d’honorer de sa présence cette réunion artistique.

Je me rasais, quand un autre grillon se manifesta. Le téléphone. Je laissai sonner. Ça devait être Marc Covet et sa soif d’informations. Pour le moment, je n’avais pas besoin du journaliste. Je n’avais non plus rien à lui dire.

Je mis un peu d’ordre dans mon portefeuille (en songeant à ceux de Louis Lheureux), tâche que j’accomplis environ tous les deux ans, lorsqu’on ne peut plus ajourner ce petit travail de défrichage et d’assainissement. Je ne conservai que le strict nécessaire : mes papiers d’identité et un peu de fric. Portefeuille élégant, extra-plat. Mais je me connaissais ; il ne tarderait pas à s’enrichir de toute une collection de broutilles : prospectus, coupures de presse, marges de journal griffonnées de notes, etc. Je glissai dans un tiroir le rebut paperassier : sommations du percepteur, tracts politiques et publicitaires, tickets de photo-stoppeurs. Deux photos aussi. L’une me représentant, l’autre représentant Hélène, chefs- d’œuvre exécutés lors d’une sortie champêtre.

Un petit sachet de papier transparent, qui avait dû lui aussi contenir une photo, ne contenait que des grains de poussière. J’allais le jeter, lorsque j’eus l’idée de chercher la photo qui allait avec. Il ne convenait pas au format des instantanés champêtres... Et pas d’autre épreuve.

Ça me revint d’un coup. C’est-à-dire que ça me revint après avoir remarqué, dans un coin du sachet, tracées au crayon et sensiblement effacées, les initiales L. L. Ce sachet protégeait la photo de Louis Lheureux, communiquée par son épouse pour me permettre de reconnaître le provincial en vadrouille. Qu’avais-je pu faire de cette photo ? Je ne l’avais pas renvoyée, j’en étais sûr. Et elle n’était pas dans mon portefeuille.

Je m’habillai pour aller à ma soirée et, comme je disposais d’une bonne marge de temps, je repassai par l’agence, d’ailleurs sur le chemin des réjouissances. Là aussi, le téléphone sonnait. Je ne répondis pas. Toujours Marc Covet, sans aucun doute. Au bout d’un moment, mon tenace correspondant en eut assez de se casser ses propres oreilles. Entre-temps, j’avais consulté le dossier Lheureux.

La photo en question n’avait pas été classée ou, si elle l’avait été, elle avait disparu. Etait-ce le portrait de Lheureux que mes cambrioleurs s’étaient meurtrièrement disputé ? Peu probable. Autant que je m’en souvenais, ce dossier, haut perché sur un rayon, n’avait pas été dérangé. Mais ils pouvaient me l’avoir fauché dans mon portefeuille où il séjournait vraisemblablement depuis la première lettre de Mme Lheureux.

— Encore un mystère, hein ? dis-je, au téléphone qui se remettait en branle.

Il était trop tard pour l’élucider. Je rangeai tout le fourbi et ripai, laissant le téléphone continuer sa musique. Ça meublait.