CHAPITRE VI

BONIMENTS A LA GRECE

Une fameuse surprise m’attendait, au bureau.

Installé dans le fauteuil réservé à la clientèle, une paire de gants en pécari sur son chapeau, son chapeau sur ses genoux, et les yeux gris fixés sur le profil, plaisant à contempler, d’Hélène Chatelain, en pleine activité dactylographique, qui est-ce que je vis ?

Mon suiveur du matin.

A mon entrée, il se leva et s’inclina cérémonieusement :

— Bonjour, monsieur Nestor Burma, fit-il.

Sa voix n’était pas désagréable. Elle chantonnait un petit peu et un accent indéfinissable se posait parfois sur telle ou telle syllabe, avec une légèreté d’oiseau, imperceptible.

Je lui rendis son salut et attaquai tout de suite :

— Nous nous sommes déjà vus, je crois, monsieur... euh... monsieur comment ? »

Hélène cessa de martyriser sa machine, jeta un coup d’œil sur un papier placé devant elle et dit, avant que le visiteur eût ouvert la bouche :

— Kirikos.

— Bi, mademoiselle, rectifia l’autre, en souriant poliment. Birikos. Nicolas Birikos.

— C’est la même chose, dit Hélène.

Manifestement, M. Bibi-kokoricos, avec ses cheveux crépus, son menton lourd et sa moustache légère surmontant des lèvres minces, ne revenait pas à ma secrétaire.

— Si vous voulez, admit le Grec.

On avait dû lui apprendre qu’il était peu galant de contrarier les Parisiennes.

— Je disais donc, monsieur Birikos, repris-je, que nous nous étions déjà vus.

— Cest fort possible.

— Vous regardiez voler les mouches dans le hall de l’hôtel Transocéan, ce matin.

— Je demeure en effet dans cet hôtel. Mais il n’y a pas de mouches à Paris, en cette saison.

— C’est une image.

— Alors, ça ! s’exclama Hélène, comprenant que nous avions affaire à mon suiveur.

Elle n’ajouta pas, mais ses yeux le clamèrent : “ Il est culotté, le frangin ! », oubliant que les evzones portent plutôt des jupettes.

— ... Et après avoir regardé les mouches, ajoutai- je, vous êtes devenu aussi collant que l’une d’elles.

Il sourit. Un miel. Et s’inclina. Il était apparemment très souple des reins :

— Je comprends cette autre image. En d’autres termes, vous voulez dire que je vous ai suivi.

— Tout juste.

— Je ne vous dirai pas que je suis venu exprès pour m’excuser de cela, monsieur, mais presque...

— Au fait, dis-je, qu’y a-t-il pour votre service ?

Il hésita, puis :

— Rien. Je suis simplement venu m’excuser de ma conduite incorrecte de ce matin. Oui, après tout, rien ne vous oblige à satisfaire ma sotte curiosité. Il vaut mieux que je m’excuse et que je m’en aille. Il est déjà très impoli de ma part de vous importuner ainsi.

Je le retins.

— Ne partez pas, dis-je. En dehors de tout autre considération, j’aimerais beaucoup savoir pourquoi vous m’avez suivi.

Il regarda autour de lui :

— Nous sommes debout, se plaignit-il. Ne pourrions-nous pas nous asseoir pour causer posément ?

— Venez, dis-je.

Je le précédai dans mon bureau personnel et lui désignai un siège.

Il s’assit, me demanda la permission de m’offrir une cigarette turque, s’en octroya une lui-même et fit le service du feu à l’aide d’un briquet d’or massif, à ce qu’il me parut.

Lorsque toutes ces mondanités furent réglées :

— Monsieur, déclara-t-il, Paris est une ville étonnante...

Ça sonnait comme un discours destiné au président du conseil municipal. Je n’étais pas le président du conseil municipal, mais j’approuvai. Ça ne compromettait personne, à commencer par Paris.

— ... Il s’y passe des choses...

Il chercha le mot.

— Etonnantes, dis-je.

— Voilà ! Je ne voulais pas me répéter. Ce matin, j’étais dans le hall du Transocéan, à m’ennuyer, comme à peu près tous les jours... Pourtant, nous avons eu de la distraction, hier, et il aurait dû en rester quelque chose... Une distraction qui n’est peut-être pas du goût de la direction de l’hôtel, mais que m’importe à moi ?... Bref, nous avons appris qu’un des clients de l’hôtel... un homme, d’ailleurs, que je connaissais vaguement pour l’avoir salué de-ci de-là au hasard de nos rencontres dans les couloirs ou l’ascenseur... M. Etienne Larpent...

— ... avait été assassiné ?

— Oui. C’était déjà assez extraordinaire, n’est-ce pas ?

Je fis la moue :

— Vous savez... ça me paraît bien banal, à moi.

— A vous, peut-être. Vous êtes détective. Pas moi... Nous apprenons ensuite que ce M. Larpent est... comment dire ?

— En délicatesse avec la loi ?

— Oui. J’ai trouvé cela passionnant.

— Ensuite ?

— Euh...

Il parut perdre les pédales :

— ... Je vous ennuie, monsieur ?

— Pas du tout. Continuez.

Il pianota sur les ailes de son galurin. Il avait des doigts un peu gras, qui n’allaient pas avec son visage allongé.

— Si, si, fit-il. Je sens que je vous ennuie. Enfin... je vais abréger...

Et il entreprit un discours :

— ... Je me suis senti intéressé par M. Larpent. Je m’ennuie, vous comprenez ? Je m’ennuie beaucoup. Et j’ennuie les autres. Enfin, bref... J’étais dans le hall, lorsque je vous ai entendu  – oh ! tout à fait involontairement  – demander si Mlle Levasseur était chez elle. Mlle Levasseur, je le sais...

Il sourit. Un sourire de voyeur :

— ... était la maîtresse de Larpent. Je me suis dit : Tiens, ça a un rapport avec Larpent. Votre visite. Ça m’a intéressé et je vous ai suivi, monsieur Burma. Je ne sais pas pourquoi. Par jeu, sans doute. Et lorsque j’ai vu que vous étiez un détective privé, je ne me suis plus tenu de joie. J’étais comblé. Ce climat de mystère n’était pas pour me déplaire, si vous voyez ce que je veux dire. Seulement, j’ai réfléchi ensuite que ma conduite était incorrecte et qu’il était de mon devoir d’homme du monde de m’en excuser, au cas où vous vous seriez aperçu de mon manège et qu’il ait pu vous donner à penser je ne sais quoi. Dans votre profession, n’est-ce pas ?... Veuillez donc, je vous prie, monsieur Nestor Burma, accepter mes excuses les plus vives.

Il fit mine de se lever.

— Un moment, dis-je.

— Oui ?

— Vous parliez d’une sotte curiosité que je pourrais satisfaire.

— Je ne voudrais pas abuser.

— Ne vous gênez pas.

— Eh bien, sot est le mot. J’ai cru sottement, parce que vous connaissiez Larpent...

— Je ne connaissais pas Larpent, dis-je.

— Vous m’étonnez.

— C’est comme ça.

Il secoua la tête :

— Je n’en crois rien. Je ne puis rien garantir, mais il me semble bien que Larpent, une fois...

— Une fois ?

— ... a prononcé votre nom. Il est assez caractéristique, peu banal, et je vous dis, sans rien garantir... Mais, évidemment, puisque vous prétendez le contraire...

Je ne dis rien. Il poursuivit :

— ... Je disais donc que j’ai cru sottement, parce que vous connaissiez Larpent... Si vous ne le connaissiez pas, ça change tout.

— Faites comme si je le connaissais.

— Bien...

Son œil s’alluma :

— ... J’ai cru que vous pourriez me fournir, sur ce mystérieux personnage, des détails, des renseignements, dont on chercherait vainement trace dans les journaux.

— Et dans quel but recueillez-vous ces renseignements ?

— Dans le but de me distraire, tout simplement. Oh ! je sais. J’ai conscience de ma stupidité...

— Je ne puis vous fournir ces renseignements.

— J’ai conscience de ma stupidité, répéta-t-il. Je suis impulsif, idiotement impulsif. D’abord, je vous suis ; ensuite, je viens vous demander de trahir le secret professionnel...

— Il ne s’agit pas de secret professionnel. Je ne puis vous fournir aucun renseignement sur Larpent, parce que je n’en possède pas. Et je n’en possède pas, parce que je ne le connaissais pas... Et je crois que s’il y en a un, de nous deux, qui le connaissait, c’est vous.

Il hésita, puis :

— Eh bien... je le connaissais... un peu. Je l’avoue.

— Vous en avez informé la police ?

— Non. Ça ne l’aurait pas aidée dans son enquête, n’est-ce pas ? Et je ne tiens pas...

Il scanda ses mots :

— ... à ce que l’on sache publiquement que j’ai pu fréquenter, même accidentellement, par relation de bon voisinage, un homme qu’on a tout lieu de ranger dans la catégorie des gangsters... Je suis honorable, moi, monsieur. Sottement romanesque, mais honorable. Je m’appelle...

— Kokoricos.

— Birikos. Nicolas Birikos. Voici ma carte. Nous aurons peut-être l’occasion de nous revoir... »

Un peu agité, il fouilla dans son portefeuille et en tira un bristol qu’il me tendit. Il renfourna son portefeuille et brusquement :

— ... J’ai une affaire qui marche très bien, à Athènes. Je suis presque tout le temps en France, mais j’ai une affaire à Athènes. Les affaires sont à la merci d’un scandale, même s’il éclate à plusieurs centaines de kilomètres. Je n’ai pas dit à la police que je connaissais un peu Larpent et je ne le dirai pas. Si vous croyez devoir l’en informer, je nierai. Et il sera impossible de me confondre. Mais j’espère que vous ne l’informerez pas.

— Je ne l’informerai pas, dis-je. Je ne vois pas pourquoi je l’informerais. Pourtant, vous qui recherchez des distractions...

— Il y a distractions et distractions.

Je tournai et retournai entre mes doigts sa carte de visite :

— Puisque vous aimez le romanesque, je vais vous en donner, dis-je.

Il suivit mes mouvements, avec intérêt. Je décrochai le téléphone et j’appelai l’hôtel Transocéan :

— Allô ! M. Nicolas Birikos, s’il vous plaît.

— Il n’est pas là, monsieur.

— Mais c’est un de vos clients ?

— Oui, monsieur.

Je posai deux ou trois questions adroites pour m’assurer que le Birikos de l’hôtel Transocéan était le même que celui que j’avais devant moi.

— Excusez cette vérification, dis-je en raccrochant.

— Vous êtes tout excusé, fit le Grec.

— En tout cas, vous ne vous cachez pas, remarquai-je.

— Il haussa les sourcils :

— Pourquoi me cacherais-je ?

— Je ne sais pas.

Il arbora l’expression de l’incompris maison :

— Je suis un amateur de romanesque. Un stupide et inoffensif amateur de romanesque. J’ai commis un pas de clerc, avec vous. Je m’en excuse encore, mais... »

Il se leva :

— Vous avez mon nom et mon adresse. Si des fois...

— Ne comptez pas trop là-dessus, dis-je.

Je me levai à mon tour :

— A propos, vous ne seriez pas collectionneur, par hasard ?

— Collectionneur ? Non. Vous connaissez des collectionneurs et j’ai le physique du collectionneur ?

— Je ne sais pas. On se reverra peut-être, monsieur Birikos.

— Je le souhaite, dit-il.

Je le raccompagnai jusqu’à la porte de communication et Hélène, le prenant en charge, le reconduisit jusqu’au palier. Je revins dans mon bureau. Un bout de papier, vraisemblablement échappé du portefeuille de l’étrange étranger, avait atterri sous le fauteuil. Je le ramassai. A ce moment, le timbre de l’entrée retentit. J’enfouis vivement le morceau de papier dans ma poche, et me retournai pour me heurter presque à M. Birikos, brusquement de retour :

— Excusez-moi, fit-il. N’ai-je pas oublié mes gants ?

Il promena un regard circulaire, un regard acéré. Moi aussi. Pas de gants en vue. Il s’exclama :

— Oh ! c’est la déconvenue que j’ai éprouvée avec vous qui doit être cause de mon étourderie ! Je... je les avais glissés dans ma poche.

Il brandit ses gants retrouvés et les enfila. Comme ça, il ne les perdrait pas. Il nous salua avec le cérémonial habituel et, cette fois, se débina pour de bon.

J’allai à la fenêtre, l’ouvris et regardai dehors.

Immobile sur le trottoir, bousculé par les passants pressés, mais indifférent à tout ce qui n’était pas lui- même, M. Nicolas Birikos, déganté (une fois de plus), se fouillait consciencieusement, l’air soucieux, très soucieux. Il tira son portefeuille de l’intérieur de son pardessus, en examina attentivement le contenu, rangea son portefeuille, se fouilla encore. Enfin, il s’en fut, maussade et mécontent.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? fit Hélène. Il a de nouveau perdu ses gants ?

— Non, plutôt ce papelard.

Je sortis de ma poche le papier trouvé sous le fauteuil que le Grec avait occupé. C’était un papier très ordinaire, sans rien de particulier. Un papier déchiré. Un mot était tracé dessus : Mégisserie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hélène.

— Un fragment d’adresse. Quai de la Mégisserie, certainement. Ces étrangers ont beau connaître Paris, il leur faut parfois des pense-bête. Il paraissait y tenir, hein ?

— Plutôt...

Hélène fit la grimace :

— ... Il n’a pas une tête à fréquenter le salon littéraire de Mme Sophie Stambat.{4}

— Elle est calée sur le Tout-Paris, ma secrétaire.

— Sait-on jamais ? Est-ce que j’ai une bouille de voleur de tableaux, moi ?

— C’est-à-dire...

— Ouais. Eh bien, prêtez-moi mille balles et je suis disposé à les parier là-dessus : ce Bikini-rose me prend pour un complice de Larpent...

— Ça alors !

— C’est comme ça.

— Ça manquait à votre réputation.

— Ça n’y manque plus... A propos de paris, il y a un turfiste à surveiller. Vous allez vous charger de ça. C’est un employé de VHôtel des Provinces, rue de Valois. Il s’appelle Albert. Il est nourri, logé, blanchi. Il ne bouge pas de là, sauf pour aller à la pelouse. Déguisez-vous en sainte nitouche, prenez une carrée là-dedans et collez au zèbre d’assez près. Quelque chose cloche dans son comportement. Essayez de découvrir de quoi il retourne.

— Rue de Valois ? Ce n’est pas là que descend Louis Lheureux, chaque année ?

— Si.

— Hum...

Elle ne dit rien d’autre. Elle ouvrit un placard et en tira une valise modèle courant, un ustensile de voyage pour jeune fille sage.

— Et on disait que c’était un client de tout repos, fit-elle, d’un air entendu.

— De tout repos ! ricanai-je, en écho, le regard perdu au plafond.

La nuit était venue et, avec elle, le froid. Un temps de saison. Il n’y avait rien à redire. La rue des Petits— Champs était calme comme un cimetière.

— De tout repos ! répétai-je, à haute voix, dans le silence de mon bureau.

J’étais seul dans la pièce qui, brusquement, me parut immense. Le radiateur électrique, branché, répandait une douce chaleur sur mes jambes. C’était un vieux modèle. Dans l’ombre du meuble, ses filaments apparents, rougis, semblaient aux aguets. Sur la cheminée, la pendule hachait mélancoliquement le temps. La lampe à grand abat-jour projetait un cercle de lumière sur le buvard immaculé où mes mains jouaient avec une carte de visite et un morceau de papier déchiré. La pipe au bec, je réfléchissais. Dans la petite salle d’attente voisine, un meuble craqua.

Deux étages plus bas, un crieur de journaux passa, rauquant sa camelote : “ Crépuscule, dernière... La der du Crépu... » Il s’éloigna ou il entra se gargariser au tabac qui fait le coin. De nouveau, le silence, seulement troublé par le tic-tac de la pendule et ma pipe qui gargouillait. J’entrepris de la nettoyer. Soudain, au carrefour, deux autos manquèrent de s’emboutir. Des freins grincèrent, m’arrachant les dents. Des éclats de voix courroucées parvinrent jusqu’à moi, à travers les volets et les vitres clos.

Je ricanai :

— De tout repos !

La rue des Petits-Champs redevint calme comme un cimetière.

Le téléphone sonna.

— Je décrochai :

— Oui ?

— Hélène.

— Ça gaze ?

— Oui.

Je raccrochai... Encore une veine qu’ils aient eu une chambre de libre, rue de Valois. Je me mis à penser à Albert. Drôle de corps... Le téléphone remit ça, interrompant mes méditations.

— Allô !

— Ici Reboul.

— Ici Burma. Quoi de neuf ?

— Rien. Aucune visite. Etat satisfaisant. Pourrait sortir dans quelques jours.

Ce n’était pas grave, alors ?

— Plus de peur que de mal.

— Tant mieux.

— A écrit à sa femme pour la rassurer.

— C’est un bon époux.

— Oui, car il aurait pu laisser tomber. Il a fait écrire la lettre par un voisin de lit.

— Il a mal au bras ?

— Sans doute.

— Très bien.

— Je passe la nuit dans le secteur ou quoi ? J’ai mes grandes et petites entrées à l’hosto, maintenant. Je me suis débrouillé pour.

— Ça pourra toujours être utile le jour où nous stopperons un pruneau.

— C’est vrai. Je n’y avais pas songé. Bon. Alors, qu’est-ce que je fais ?

— Pour le mieux, comme d’habitude.

Je reposai le combiné sur ses fourches. Je ne l’y laissai pas longtemps. Je composai un numéro.

— Ici l’hôtel Transocéan, fit la voix cassée d’un type au col rigide ou la voix rigide d’un type à col cassé. (Ça ressortissait aux deux.)

— Mlle Levasseur, s’il vous plaît.

— Mlle Levasseur n’est pas là, monsieur. Voulez- vous laisser un message ?

— Non. Et M. Birikos ? M. Nicolas Birikos ? Je ne veux pas lui parler. Je veux simplement savoir s’il est là.

— Non, monsieur. M. Birikos n’est pas chez lui.

Je raccrochai. Je glissai la carte de visite et le fragment de papier déchiré dans le coin de cuir du sous-main et me levai. Je bourrai ma pipe, curée et récurée, l’allumai, endossai mon pardingue et allai voir dans la nuit froide et obscure s’il y avait quelque chose pour Nestor.

Il y avait quelque chose.

Le coup de goumi habituel. Le bon coup de matraque des familles.