CHAPITRE XV

LE PREMIER MORT... ET LA SUITE

— Sacré Lheureux ! ricanai-je.

J’avais repris la station allongée sur le plumard. Hélène, à mon chevet, était habillée, chapeautée, prête à sortir, un paquet sous le bras.

— Mon Dieu ! répétait-elle, pour la centième fois. Alors, ce Lheureux, cet inoffensif Lheureux...

— Je vous raconterai plus tard. Mais je vais vous dire deux choses. Dans cette rue, vous avez, en face, des bureaux du secrétariat aux Beaux-Arts et plus haut, la maison dans laquelle Robert Houdin avait installé son théâtre. Beaux-Arts et Prestidigitation. C’est tout. Moi, je trouve ça marrant. Dites donc, c’est mieux qu’un lapin, ce que j’ai fait sortir de la glace, hein ? Trois millions, Hélène, si Florimond Faroux est de parole. S’il ne l’est pas, je bazarde le truc à Corbigny...

Brusquement, je frissonnai. J’étais un peu dans la lune. J’avais oublié que pendant que je me soignais, etc.

— Corbigny... s’il est encore vivant. Pas de nouvelles de Zavatter, en fin d’après-midi ?Non.

— Bon. Crénom ! Il faudrait que je m’agite.

— Vous avez eu votre compte, aujourd’hui. Prenez ce calmant.

— Tout à l’heure. Alors, vous avez bien compris ?

— Oui. Je vais chez ma mère cacher ça dans l’armoire qu’elle n’ouvre que tous les 36 du mois.

— Parfait. On se reverra demain.

— A propos de Lheureux...

— Plus tard. Je vous expliquerai plus tard.

— C’est moi qui vais vous expliquer. Je n’ai pas jugé utile de vous mettre au courant, tout à l’heure. Vous étiez tellement malade. Reboul a téléphoné, tantôt, au bureau. Mais ce n’était pas pour dire que tout allait bien. C’était pour vous informer que, cet après-midi, Lheureux s’est enfui de l’hôpital.

***

Dix minutes après le départ d’Hélène, je sortis à mon tour de l’hôtel à surprises, emmitouflé dans le duffel-coat emprunté à Octave Miret. Sans être encore en état de faire les pieds au mur, je marchais droit sans difficulté et ma tête allait presque parfaitement. Si je regardais mes souliers, je n’avais pas l’impression de voir le trottoir me sauter à la figure. Avec un lait de panthère dans l’estomac et un soufflant sous le bras, je pouvais encore produire des étincelles. Je passai tout d’abord à l’Agence. Pas de flic dans la rue. Pas d’individu suspect devant la porte. Pas de gonze louche dans l’escalier. Pas de gnare dans le bureau. Je m’envoyai une gorgée de la tisane des familles en question, changeai de chemise, me munis de mon artillerie, conservai le duffel-coat et m’en fus, dans la nuit calme et froide, en direction du Transocéan.

Je passai devant la réception en adressant un petit salut protecteur à l’employé et filai vers les ascenseurs. Lorsque le cerbère commença à se poser une question, j’étais déjà au quatrième. J’abandonnai l’ascenseur et gravis l’autre étage à pied. Les couloirs, éclairés par des veilleuses sous appliques, étaient plongés dans le sommeil. En passant devant une chambre, j’entendis un type ronfler. Je parvins devant la porte de Geneviève. Je me courbai et mis l’oreille à la serrure. Un bruit de voix étouffé me parvint. Je sortis de ma poche le petit ustensile qui me sert à curer ma pipe et aussi à autre chose. De fines tiges nickelées, pour gens distraits, ceux qui perdent leurs clefs. La serrure céda bientôt, comme une femme facile, mais avec moins de bruit. Avant le salon, on avait aménagé une minuscule entrée, un vestibule grand comme la main, pour faire tambour et amortir les sons. En général, la porte de cette entrée était fermée ou poussée. Comme c’était mon jour de veine, elle ne l’était pas et le couple qui occupait le salon me vit entrer.

Geneviève était vautrée sur sa bergère, vêtue d’une robe que je ne lui connaissais pas encore, qui la déshabillait plus qu’autre chose, décolletée, collante et tout. Du sex-appeal à la pelle. Mais Geneviève avait mauvaise mine. Elle était dépeignée, mal maquillée, les yeux rougis d’avoir pleuré.

Le gars, lui, était d’abord assis dans un fauteuil, mais, en type bien élevé, il s’était mis debout pour me recevoir. C’était un homme mûr  – la cinquantaine  –, aux traits un peu épais et durs, au menton mal rasé, le visage barré d’une grosse moustache noire et les cheveux assez fournis et à peine argentés. Il portait un veston correct et sombre, presque noir, gilet de même, et pantalon rayé de chef de rayon. Il paraissait un peu emprunté, dans ces vêtements. Il est vrai que c’était peut-être parce que je savais que ce n’étaient pas les siens. Il souffrait visiblement d’une patte. Il n’en avait plus l’entière disposition. De la main gauche, il s’appuyait sur une lourde canne. Dans la main droite, il tenait un gros revolver automatique d’acier bruni auquel la lumière arrachait parfois de poétiques reflets bleus.

C’était mon jour de veine. J’aurais dû sortir mon feu avant de trafiquer la serrure. Maintenant, il était trop tard. Autant jouer au rigolo. Le prix était le même. Je pénétrai dans le salon :

— Salut, Larpent ! dis-je.

***

— N’approche pas trop, Nestor Burma, me conseilla-t-il. Carre-toi dans le coin, là-bas, et ne bouge pas. Et mets tes mains derrière la nuque, si ça ne te fait rien...

Ça me faisait quelque chose. Ça me faisait mal. Mais je ne dis rien et mis mes mains sur ma nuque.

... Je ne suis pas encore bien costaud, poursuivit l’homme. Je ne suis même pas costaud du tout...

Reculant, se mouvant péniblement, à cause de sa patte folle, il alla s’adosser au mur, soulageant sa douleur et nous couvrant de son feu, Geneviève et moi. Tant qu’il avait été seul avec la femme, il s’était assis. Avec mézigue dans le tableau, ça changeait. Il voulait être prêt à toute éventualité.

— ... Non, pas costaud. Si je connaissais le salaud qui m’a carambolé avec sa tinette...

— Ça, c’est marrant, dis-je.

— Quoi donc ?

— Paie le prix et je te le trouve, ton chauffard. Je suis détective...

— Plus pour longtemps.

— Je haussai les épaules et souris à Geneviève :

— Bonsoir, chérie.

Elle me regarda avec des yeux égarés. Elle s’enfouit la tête entre les bras et éclata en sanglots. Elle gigotait, comme si elle allait piquer une crise de nerfs. Le haut de son bas était brodé de dentelles et retenu à la jarretelle par une pince fantaisie en strass. Larpent vomit une injure, une injure sale, bassement ordurière, à l’adresse de sa maîtresse.

— Ta gueule, dis-je.

— Pauvre idiot, ricana-t-il.

Geneviève s’apaisa peu à peu. Elle dégagea de ses bras un visage meurtri, baigné de larmes. D’un mouvement douloureux de la tête, je lui désignai, traînant sur la table, Le Crépuscule, ouvert sur le fameux close-up de Marc Covet.

— Je te l’avais dit, chérie. C’était de la connerie. C’est ça qui l’a attiré ici, le jaloux. Quand il a lu cet article, à l’hosto, il s’est demandé à quoi ça rimait. Il s’est peut-être imaginé des choses fausses, mais il a voulu en avoir le cœur net. Alors, il s’est échappé, tout amoché qu’il soit encore. Il est allé se procurer un pétard et cette paire de bacchantes pour ne pas être reconnu des gens de l’hôtel, s’il en rencontrait. Un revenant, ça aurait fait du bruit. Et, pour plus de précautions, il a dû s’introduire ici en se faufilant par les issues de service. C’est ça, Larpent ?

— T’occupe pas.

Soudain, Geneviève se leva. L’homme pointa vers elle le canon bleuté de son pistolet.

— Je veux m’en aller, gémit-elle. Laissez-moi partir. Je veux m’en aller.

— Assieds-toi ! gronda Larpent.

— Dis donc, Robert Houdin, jetai-je. Qu’est-ce qu’on est censé faire ? Tu vas nous retenir longtemps ?

— Moi ?

Il haussa dédaigneusement les épaules :

— ... Je vais me tirer. Après avoir tiré. Sur vous deux. Mes blessures ne me permettent pas de vous tourner le dos. J’arrangerai ça aux petits oignes. Les amants tragiques. Double suicide. Aux petits oignes je vous dis.

— Bon. Tu nous butes et tu te tires. Et après ?

— T’occupe pas de ce que je ferai, après.

— Après, tu iras récupérer ton tableau, tu le vendras et tu partiras vivre ailleurs.

— Exactement.

— Non, monsieur.

— Quoi ?

— Je dis : non. J’avais ajouté monsieur par erreur. Le tableau n’est plus derrière la glace, Larpent.

Je crus qu’il ne pourrait pas se tenir de me sulfater. Le gros automatique frémit dans sa main dont une crispation me fit redouter le pire.

— Non de Dieu, Burma ! répète !

— Le tableau n’est plus derrière la glace.

Il se ressaisit, au prix d’un effort surhumain :

— Et où est-il ?

— Ça, mon vieux, si tu veux le savoir, il faut nous laisser partir tranquilles, Geneviève et moi. Mais je t’avertis : ce tableau, j’ai l’impression qu’il a perdu beaucoup de sa valeur, depuis quelques jours. Il y a tellement de morts autour, qu’il sera difficile de trouver un amateur. A partir de quatre macchabées, ça devient scabreux. Mais enfin, contre ma vie et celle de Geneviève, je te le refile, Raphaël. Je m’en fous de Raphaël, moi. Je suis un copain de Frédéric Delanglade et d’Oscar Dominguez. Alors, tu parles, Raphaël !

— Tu racontes des bobards.

— Tu es un dur, hein, Larpent ? Un mariolle ? On ne te la fait pas, hein ? Tu as raison. Ce sont des bobards. J’ai dit : le tableau n’est plus derrière la glace, comme j’aurais dit : le presbytère...

— Laisse tomber le presbytère.

— Volontiers. Je suis athée. Donc, c’était un bobard. Le fait qu’il ait existé deux jumeaux se ressemblant d’une manière peut-être pas étonnante, mais susceptible de donner le change à qui ne les connaissait pas beaucoup et ne les voyait pas ensemble, encore un bobard. T’en veux encore, des bobards de ce genre ?

Il haussa un sourcil, comme un clown :

— Et moi qui t’ai pris pour un jobard !

— Jobard ou bobard ?

— Raconte tout ce que tu sais, Burma. Je verrai bien si tu bluffes ou si je peux ajouter foi à ton histoire de glace.

— Tu peux y ajouter foi tout de suite. Tu le sais bien.

— Raconte quand même.

— Volontiers. J’aime beaucoup parader. Surtout devant les dames... »

J’adressai à Geneviève un sourire triste et doux :

— ... Alors, les deux frangins en question, ils commettaient des escroqueries. Comme ils étaient originaires d’un bled rasé de la carte par la guerre de 14, plus d’état civil révélateur, rien. Du millefeuille. Quand les  flics croyaient que l’escroc Daumas était dans un coin, il apparaissait dans un autre. Feu follet. Tu étais déjà plus marie que ton frère, car c’est lui qui s’est fait poisser, pas toi. Mais ton frère a peut- être pris l’avantage, côté cœur. Vous courtisiez tous deux une certaine Aurélienne. Et si l’un de vous a couché avec, ce n’est pas toi. Il est possible que je fabule. Mais j’ai besoin, quelque part, d’une rivalité entre vous deux, pour expliquer ton acte de ces jours- ci. Parce que, permets-moi de te le dire en toute amitié, tu serais la reine des salopes si tu avais buté ton frère, comme ça, sans au moins l’excuse d’une haine, même infime et lointaine. Bon. Alors, un jour, les deux frères se séparent. Toi, tu continues, je suppose, à vivre de rapines supérieures, avec un fameux pot, et ton jumeau, sous le nom de Lheureux, se retire en province. Mystère sur sa vie, mais c’est sans importance. Un jour, il fait une fugue. Il monte à Paris. Sa femme, impotente, me charge de le lui renvoyer en port payé. Je le trouve et on devient copains. Il se marre souvent à ma vue et semble s’offrir ma cafetière. Forcément, un ancien repris de justice (peut-être encore en activité), protégé par un détective. Il trouve cela marrant. Tellement marrant que, l’année suivante, re-fugue qu’il est le premier à me signaler. On vadrouille ensemble. Et voici 1954. Fugue inhabituelle en janvier. Sa saison, c’était l’été. Et, cette fois, il ne me téléphone pas pour m’annoncer son escapade. Pourquoi ? Je suppose...

Larpent soupira :

— Tu supposes beaucoup. C’est le métier, mon vieux. Donc, je suppose que tu es rentré en contact avec lui, en admettant... Tu vois, j’admets, aussi... Je suppose et j’admets... en admettant que vous les ayez jamais cessés... — et que tu lui as proposé une participation à une affaire. Remis pour la troisième fois en chasse par l’épouse, je dégotte mon Lheureux à la Riche-Bourriche. Il ne paraît pas enchanté de me rencontrer et me fausse compagnie. Il a rendez-vous dans ce coin des Halles, avec toi, pour la fameuse affaire. Une affaire de tout repos, une affaire qui s’éternisera. Vous descendez dans cette cave que tu dois connaître et, hop ! plus de Lheureux. Une ou plusieurs balles l’ont tué et partiellement défiguré. Tu avais besoin d’un endroit peu fréquenté pour pouvoir procéder à loisir à l’échange des vêtements. Mais dès l’opération menée à bien, tu te précipites au téléphone et messieurs de la Tour Pointue, s. v. p. Pourquoi ? Parce qu’il fallait que le cadavre soit rapidement découvert. Avec, sur lui, comme un gilet de flanelle, le faux Raphaël, destiné à compliquer les choses et égarer. Il fallait que, très rapidement, on apprenne que le sieur Larpent était mort et tant pis ou plutôt tant mieux si on le soupçonnait d’avoir trempé dans le vol du Raphaël. Qui se trouvait pigeonné, dans le coup ? Tes complices, que tu mijotais depuis longtemps de laisser tomber, peut-être parce que tu n’avais pas toujours été très régulier avec eux, je suppose...

— Toujours tes suppositions.

— Oh ! passe la main. Il n’y a pas que des suppositions. On ne pouvait pas trouver de meilleure façon de disparaître que de se faire passer pour mort, et ça ce n’est pas une supposition. Ce n’est pas une supposition que penser que tu détenais le vrai tableau ; que tu t’apprêtais à aller te planquer jusqu’à l’arrivée du client prospecté par Octave Miret, et, une fois les cent et quelques millions empochés, disparaître. Car il s’agit de cent briques, peut-être plus. Si tu ignorais le chiffre, je te l’apprends.

Larpent ricana :

— T’en fais pas, papa ! Quel que soit le nombre de briques, je ne vais pas les laisser échapper, sois sans crainte.

— Le fait est qu’en cabane, avec tout ce fric, tu pourras cantiner. Bon. Je continue. Le coup fait, tu fonces à l’hôtel de Lheureux, rue de Valois. Permets- moi de supposer que tu as suffisamment cuisiné ton frangin pour être au courant des relations que nous entretenons. Et que ce pauvre abruti, quelques instants avant sa mort, t’a fait part de notre rencontre à la Riche-Bourriche. Tu fais donc comme si tu me connaissais de longue date, mais sans discours excessif, lorsque je te surprends dans la carrée de Lheureux, en train de boucler ta valise. Tu m’éjectes rapidement, mais ma visite te tarabuste. Instinctivement, le tableau que tu transportes sur toi, tu décides de ne pas te risquer à sortir avec. Tu le planques derrière la glace, en rapprochant celle-ci davantage du mur. Personne n’ira le chercher là, sauf toi, en temps utile. Et tout à l’heure, dans la rue, s’il t’arrive  – sait-on jamais ? — de faire une mauvaise rencontre... rien dans le sac, rien dans les poches. Pas même le pétard avec lequel tu as descendu Lheureux et dont tu t’es débarrassé prudemment. Tu ne fais pas de mauvaises rencontres, mais, au sortir de l’hôtel, une bagnole en folie te fauche comme une quille... Mon vieux, si les flics avaient trouvé le tableau dans la valise, tu étais toujours bon pour l’Hôtel-Dieu, mais Salle Cusco... T’as eu de la veine dans ton malheur.

Larpent grinça :

— N’empêche que ça a tout foutu en l’air... Si je connaissais l’enfant de salaud...

— Mais oui, mais oui. Tiens, donne-moi mille balles et je te passe un tuyau. Tu ne veux pas ? Radin. Tu as virtuellement plus de cent millions dans la poche et... Enfin... Eh bien, mesdames et messieurs, aujourd’hui exceptionnellement, à titre réclame et de publicité, écoutez bien, monsieur Larpent, et vous aussi, mademoiselle Geneviève...

Elle pâlit.

— ... Ce n’est pas pour 1000 balles que je vais vous révéler le nom du chauffard, même pas pour 500, encore moins pour 300, pas davantage pour 100 que pour 50, mais à l’œil, gratis, gratuit, gracieux, pour nib, pour lap, pour pouic... le chauffeur, c’était Nestor Burma, dit Mézigue dans le Noble Faubourg.

— Rigole, rigole, Burma, proféra Larpent, d’une voix vibrante de haine contenue. Rigole, enfant de p...

— Mon vieux, expliquai-je, j’ai vu que tu voulais filer. J’ai vu  – sans être très sûr  – que tu n’étais pas Lheureux. J’avais vu le macchabée, dans le sous-sol du bananier. Je voulais te garder sous la main, sans faire part de mes soupçons à la flicaille, flairant sous ce micmac un mystère profitable, s’il était mis knock- out. Tout me criait que tu étais le coupable du meurtre. En t’esquintant un peu, tu ne pouvais aller très loin et je ne détériorerais pas quelqu’un de bien précieux.

— Rigole, je te dis.

— Pendant que tu te morfonds à l’hosto, tes complices s’agitent. Ils te croient vraiment mort, mais qui a bien pu te tuer ? Ils pensent tout de suite à ta maîtresse. Mais, sur ce point, nous reviendrons plus tard. Birikos et Chassard, le couple idéal, s’imaginent d’abord que je suis l’intermédiaire. Ils fouillent chez moi, à la recherche d’indices. Ils trouvent une lettre qu’ils se disputent. J’oubliais... et aussi la photo de Lheureux, qu’ils prennent pour la tienne. Donc, je connais Larpent. Je suis en cheville avec Larpent... Cette lettre ne peut pas les mener loin, mais ils se battent à mort pour sa possession. Fin de M. Nick Birikos, un Grec qui ne t’aurait certainement pas fait cocu, Larpent. Ce n’est pas comme Chassard, le gigolpince ambidextre{5}. Qu’il croie ou feigne de croire que Geneviève t’a tué pour s’emparer du vrai tableau, il tente sa chance là- dessus. Il en a marre, des vieilles et des vieux. Il fait tant et si bien, que Geneviève m’appelle à son secours.

Toujours debout, toujours raide sur sa jambe blessée, toujours son gros automatique pointé vers nous, Larpent s’esclaffa :

— Marrant !

— Encore plus marrant. Parce que, moi, je couche avec.

— De plus en plus marrant.

Son rire gras, faux, équivoque, me déplut :

— Ta gueule, Larpent, dis-je.

Il stoppa :

— Ça va. Continue.

— C’est à peu près tout. Geneviève et moi, avons le tort de ne pas évincer définitivement ce tortueux Chassard. Elle, surtout, qui trouve que, après tout, il n’est pas si méchant que ça. Résultat : sous prétexte de publicité, de redorure de blason ou de pilule, je ne sais pas, il extorque à cette charmante idiote...

Je me tournai vers Geneviève et lui souris :

— ... Excuse-moi, chérie... à cette charmante, l’autorisation de faire publier dans la presse un article à sensation et scandale. Et pourquoi fait-il ça, M. Chassard ? Parce qu’il se dit : la presse n’a pas soufflé mot des liens sentimentaux qui unissaient Larpent et Geneviève. Si cette révélation tombe sous les yeux de l’acheteur, lequel doit être désemparé, il va venir trouver Geneviève. Alors, je manœuvrerai de façon à lui piquer son fric, sans rien lui donner, et pour cause, en échange. L’acheteur ne s’est pas manifesté, mais toi, ça t’a fait voir rouge, et tu t’es précipité ici, dire deux mots à l’infidèle. Elle a dû faire une drôle de bouille, en te voyant radiner.

— Plutôt, ricana-t-il.

— Forcément, un mort.

— Oui, un mort. C’est tout, Burma ?

— Oui.

— Détective de choc, hein ?

— Pour te servir, Robert Houdin, prestidigitateur macabre.

— Tu ne sais même pas la moitié de l’affaire.

— Tant pis. J’en ai assez dit. Je suis fatigué et j’ai une de ces soifs. T’as rien pour la gorge, Geneviève ?

Elle secoua la tête lentement, en un long et doux balancement. Elle me souriait avec tendresse. Ses yeux rivés sur les miens, s’emplissaient de larmes.

— Mon chéri, chuchota-t-elle.

— Allez, Larpent, dis-je, brusquement. Allons chercher ce tableau.

— Bougez pas ! cracha-t-il.

Il tremblait sur sa guibolle malade. Son revolver s’agitait :

— Salauds ! dit-il.

La tempête se déchaîna.

Il tira sur Geneviève, mais la manqua. Pendant deux secondes, il m’avait quitté des yeux. Je sortis mon feu à mon tour et lui envoyai ça dans l’autre jambe, la valide. C’était mon jour de veine. Je le loupai. Il braqua son calibre sur mon abdomen et cracha des flammes, tressautant sous le recul de l’arme et grimaçant des douleurs fulgurantes que ce staccato communiquait à sa patte esquintée. Avec un grand cri, un cri épouvantable, un cri d’agonie, de plusieurs agonies  – tant de choses mouraient d’un coup  –, Geneviève se précipita dans l’enfer. Elle tomba à mes pieds, se comprimant la poitrine, comme si elle tendait encore ses seins en offrande à l’amour, ses seins dont elle surveillait avec terreur le lent mais sûr vieillissement. Dans le bond qu’elle avait fait, sa robe s’était déchirée sur toute la longueur. La pince de strass fixée à la dentelle du bas semblait mordre la chair de la cuisse et luisait sous les éclairs des détonations.

Au grand cri lamentable, j’avais répondu par un véritable feulement de souffrance. Et puis, les mâchoires contractées, soudées, j’avais donné ça à Larpent, comme une reine. Son pistolet s’était tu, que le mien crachait encore son plomb irresponsable. Enfin, le mien se tut aussi.

Ivre de douleur et de rage, je m’approchai de Larpent. Il vivait encore. Que Faroux et ses flics en prennent livraison vivant, et qu’il crève en route. Surtout qu’il crève.

Cinquante millions, cent millions, tous les millions que l’on voudra ! Ça vous en dégueulasse, des choses, ce putain de fric !

Je me penchai sur Geneviève. Je la pris dans mes bras et la portai sur son lit. Un peu de son sang poissa mes mains. C’était hier, que j’avais couché avec elle. Elle ramena lentement sur sa poitrine ensanglantée et palpitante, une main aux longs doigts effilés. L’ongle de l’index, cassé, n’avait pas repoussé encore. Elle remua faiblement les lèvres :

— Mon chéri.