CHAPITRE XI

LES OISEAUX

A dix heures, je poussai la porte de mon bureau. Hélène, devant sa machine à écrire, parcourait les journaux. Elle renifla :

— D’où sortez-vous, patron ?

— Du lit. Enfin presque.

— Je croyais que vous étiez tombé dans une cuve de Chanel.

— Ah !

— Faudra faire désinfecter votre costume.

— Oui, peut-être...

Je désignai les journaux :

— ... Quoi de neuf, là-dedans, mon amour ?

— Reprenez vos esprits. Vous êtes à l’Agence Fiat Lux, ici. Pas dans le lit de votre amour.

— Quoi de neuf quand même ?

— Rien d’autre. Reboul a téléphoné.

— Et alors ?

— Rien d’autre.

— Et Zavatter ?

— Pas de nouvelles de Zavatter.On ira lui faire une petite visite, dans l’après- midi. Ça nous distraira.

— Vous feriez mieux de vous reposer.

— Covet ?

— Rien de Covet. Il a dû déglinguer le standard de son canard, hier.

— Faroux ?

— Rien de Faroux.

Je bourrai une pipe, la fumai tranquillement, puis j’appelai le commissaire :

— Rien à signaler, dis-je.

C’était le jour des communiqués brefs, négatifs et paresseux.

— Vous tenez le contact ?

— C’est le mot, ricanai-je.

Il s’étrangla :

— Quoi ? Quoi ? Non ? Alors, ça ! alors ça ! J’avais dit ça pour rigoler.

— Il ne faut jamais rigoler avec ces choses-là.

Eh ben, vrai ! Alors, rien ?

— Pas pour le moment. Et vous ?

— Nos peintres de Montparnasse ont disparu.

— Et l’affaire Birikos ?

— Ça n’avance guère. Nous n’avons encore rien reçu des flics de son pays. On a retrouvé sa voiture, abandonnée...

— J’ai lu ça dans la presse.

— On la passe au peigne fin. Empreintes et tout le bazar. Dans ses bagages, saisis à l’hôtel, nous avons dégoté un carnet d’adresses. On épluche. Ça ne va pas loin. Des types volatilisés ou décédés. Parmi les vivants, plusieurs ont déjà été éliminés. Notamment,un honorable commerçant du quai de la Mégisserie, un nommé Peltier. Ce n’est ni un de vos cambrioleurs ni, par conséquent, l’assassin de Birikos. Il a passé la nuit fatale chez des amis. Un dîner d’anniversaire auquel assistait un inspecteur de police. Nous avons tout de même vérifié parce que Birikos, que Peltier a connu en zone nono, pendant l’occupation, lui a rendu un grand service  – d’argent, certainement  –, il y a quelques années. C’est Peltier lui-même qui nous l’a appris. Alors, nous nous sommes dit : de service en service...

— L’obligé finit par tuer son bienfaiteur ?

— Tout juste. Mais nous nous gourions. Depuis longtemps, Peltier n’entretenait plus de rapports suivis avec Birikos et il ne nous a pas appris grand- chose sur le personnage. Pour lui, Birikos est un riche Athénien, un original, qui lui achetait des oiseaux par-ci par-là. Quoiqu’il ne lui en ait plus acheté depuis longtemps. C’est pour cela que je parle de ce témoignage. Nous apprendrions bientôt par la police grecque que Birikos était un collectionneur, comme vous l’avez supposé, que ça ne me surprendrait pas. Un collectionneur. Un original. Ça vous viendrait à l’idée, vous, d’acheter des oiseaux ?

— Non.

— Je me méfie des poètes.

— Vous avez raison. A propos de Birikos, Mlle Levasseur ne le connaissait pas.

— Et nous n’avons rien trouvé qui puisse laisser supposer qu’il connaissait Larpent...Nous échangeâmes encore un lot de phrases sans importance et Faroux raccrocha. Je rallumai ma pipe.

— Peltier, murmurai-je. Quai de la Mégisserie... Hélène, il est bientôt midi. Il ne fait pas très froid. Par moments, il fait même beau. Venez. Nous allons flâner sur les quais.

— Comme deux amoureux.

— En tout cas, je vais vous offrir un divertissement de choix.

***

La brume subsistait par place. Le soleil n’avait pas tenu exactement les promesses de l’aube. Mais de temps en temps, il glissait un rayon paresseux qui suffisait à tout égayer, encore qu’il fût bien pâle. Les quais offraient leur habituel spectacle. De paisibles citoyens fouillaient dans les boîtes à bouquins. Les marchands de graines, d’instruments aratoires et d’oiseaux encombraient le trottoir de leurs éventaires colorés et bruyants. Je repérai facilement la boutique de Peltier, d’autant plus facilement que son nom s’étalait au-dessus de sa porte, en grosses lettres vertes. Je donnai à Hélène le paquet de bonbons que nous avions acheté en route.

— C’est jeudi, dis-je. Ramassez tous les moutards des deux sexes que vous pourrez trouver dans le coin. Riches, pauvres, bien sapés ou loqueteux. Rassemblez-les ici, près de ces boîtes, en face de la boutique de notre zigue.

— Qu’allez-vous faire, patron ?

— Vous ne m’avez pas conseillé de me reposer ?

— Eh bien, je vais me délasser. Un détective privé ne peut pas toujours jongler avec des cadavres. Il a parfois besoin d’une récréation poétique.

Hélène partie à la chasse aux mouflets, je m’approchai de la boutique. A l’intérieur, un gars en blouse blanche plus très blanche faisait l’article à un client. Au bout d’un moment, j’entendis sur le trottoir opposé un brouhaha m’avertissant qu’Hélène avait dû recueillir un groupe important de jeunes spectateurs. Ils étaient une bonne quinzaine à jacasser, la bouche pleine de bonbons. Je fis un petit geste à Hélène et entrai dans la boutique. L’oiseleur raccompagnait son client. Il jeta un coup d’œil intrigué sur le rassemblement enfantin, puis vint à moi :

— Vous désirez, monsieur ?

— Vous êtes Peltier ? demandais-je.

— Oui, monsieur.

— Mon nom est Burma. Nestor Burma. C’est chez moi que Birikos est mort. Vous connaissiez Birikos, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, mais...

— Il vous avait rendu service ?

— Je ne vois pas...

— Et vous, vous lui en avez rendu un autre.

— Ecoutez, m’sieu...

— C’est vous, qui allez m’écouter, Peltier. Birikos avait besoin de fouiner chez moi, en mon absence. Comme il ne pouvait pas me tuer, ni me séquestrer dans son palace, il a pensé que chez vous ce serait tout indiqué. Il ne vous a certainement pas mis au courant de ses intentions, mais pour moi le coup est le même. Il vous a demandé de lui prêter votre boutique ou l’arrière-boutique, je ne sais quelle partie de vos locaux pour m’y entreposer. Voyez- vous, mon cher, je n’aime pas ça.

Il devint blême. Il n’y avait aucune différence entre la teinte de la peau du visage et sa blouse douteuse. La même couleur salingue.

— Ecoutez, gémit-il. Oui, il avait besoin de mon arrière-boutique. Je ne pouvais pas lui refuser. J’ignorais... Je ne lui ai pas demandé pourquoi. Je lui ai donné les clefs. Et je les ai retrouvées sur la porte, ensuite. On aurait pu me cambrioler. Mais j’ignorais, j’ignorais tout, m’sieu Burma, je vous le jure...

— Je n’aime quand même pas ça, dis-je. Birikos était une canaille. Enfin, il s’est conduit envers moi comme une canaille. T’en es peut-être une, toi aussi. Qui sait ? Les flics ne seraient peut-être pas mécontents d’apprendre que tu as prêté tes locaux à Birikos aux fins de séquestration d’un détective privé, bâillonné et ligoté. Qu’en penses-tu, oiseleur ? Tu te fais du mouron ?

— Vous... vous allez... appeler les... le... la police ? bégaya-t-il.

— Ça ne te sourit pas beaucoup, d’aller en cage, hein ? Et tes oiseaux, tu leur as demandé leur avis ? Rassure-toi, petit père, je ne vais pas appeler la flicaille. Ce n’est pas mon genre. Tu n’accompagnais pas Birikos dans sa perquisition chez moi et tu n’as pas tué le Grec. T’es simplement le bureau de consigne. Les flics n’ont rien à voir là-dedans. C’est entre nous deux, tout ça, vilain merle. Si les flics s’amènent, c’est toi qui les auras appelés, pas moi. Mais si tu les appelles, je jacterai...

Je désignai une grande volière :

— Qu’est-ce que c’est que ces bestiaux ?

— Des chardonnerets, m’sieu. Mais...

Brusquement, il comprit. Il voulut me sauter dessus. Je le bousculai :

— Appelle les flics, Peltier... si t’en as le culot.

J’ouvris toutes les cages, les unes après les autres.

La boutique s’emplit d’un long frémissement ailé. Les oiseaux de toutes tailles voletaient en tous sens, se heurtaient l’un l’autre, pépiaient à qui mieux mieux, plutôt affolés qu’autre chose, sans doute, mais il s’agissait d’un apprentissage à faire. La liberté ! En avant, nom de Dieu ! Plus de barreaux, plus de perchoirs exigus, plus d’andouilles venant vous siffler sous le bec ou vous agacer d’un doigt sale. J’ouvris toute grande la porte de la boutique et agitai les bras. Venez voir ! Venez voir ! C’est comme chez le photographe ! Les oiseaux, en une longue écharpe multicolore, se précipitèrent dehors, cependant que, de l’autre côté de la chaussée, les gosses groupés autour d’Hélène trépignaient d’allégresse, mêlaient leurs cris de joie et leurs bravos aux roulades saluant l’air vif, salubre et inépuisable. Peltier gémissait, s’arrachait les tifs, mais ne songeait pas une seconde à alerter les flics. Les oiseaux s’égaillèrent dans le ciel de Paris qu’un rayon de soleil perça d’une flèche lumineuse. Peltier gémissait. Dans les cages vides, les balançoires oscillaient encore doucement et les échaudés se penchaient vers l’eau froide des bacs où nageaient des cosses de graines.

Je rejoignis Hélène.Des larmes de plaisir mouillaient ses beaux yeux gris. Mais il ne fallait pas s’illusionner. L’intermède gentillet était terminé et un sourd pressentiment m’avertissait que la dégueulasserie n’allait pas tarder à reprendre ses droits.