CHAPITRE III

SALADE EN SOLO

— Ah ! patron..., commença, plutôt agité, un des poulets, en fléchissant sur les genoux, pour désankyloser ses guibolles courtes. Nous avons eu l’idée de le déshabiller et...

Il m’aperçut aux côtés de Faroux et rengaina la suite de son discours.

— Plus tard, plus tard, fit le commissaire, avec un petit geste de la main, façon abbé de cour... Voilà l’objet, ajouta-t-il, à mon adresse, et désignant le corps étendu sur le sol de terre battue.

Il me regarda le regarder. Il n’y avait que le mort qui ne regardait rien ni personne.

— On trouve vraiment de tout, aux Halles, observai-je. Quel nom avez-vous dit ?

— Larpent. Etienne Larpent... Cela vous rappelle quelque chose, maintenant ?

— Pas plus que tout à l’heure...

Et, en effet, ce nom ne me disait rien. Mais cette moitié de visage ressemblait fort à la partie gauche de la figure de Lheureux. Et s’il n’y avait pas eu cette différence de costume... Mais pouvait-il, après m’avoir laissé en gage à la Riche-Bourriche, être allé revêtir un costard de cette qualité pour venir l’étrenner, ensuite, dans ce sous-sol, aux sons d’un pistolet ?...

— ... Je me demandais simplement, poursuivis-je, comment vous pouviez savoir qu’il s’appelait ainsi.

— Je ne suis encore sûr de rien, dit Faroux. Il a des cartes de visite à ce nom dans sa poche, mais ce n’est peut-être pas le sien. A part ça, pas un rond. On a dû lui faucher son morlingue, avec pas mal de fric dedans. Ce n’était certainement pas un économiquement faible. Il ne s’habillait pas en confection, je ne sais pas si vous avez remarqué. Et il est possible qu’il ait logé à l’hôtel Transocéan, rue de Castiglione. Parmi les cartes de visite, il y a un carton publicitaire de ce palace. Nous avons téléphoné là-bas. Ils ont bien un client de ce nom. Il reste à l’identifier.

— Oui, oui. Que voulez-vous que je vous dise ? Merci pour le spectacle, Florimond. J’en connais de plus folichons, mais merci quand même. Quoique... hum... je sois encore à me demander pourquoi vous m’y avez convié. Je peux m’en aller ? Puisque...

Je pointai mon index vers le plafond, genre Liberté éclairant le Monde :

— ... Puisque les Espingos, là-haut, sont à peu près certains de ne pas m’avoir vu rôder dans les parages ou rencontré dans l’escalier, je dois pouvoir, hein ?

— Ah ! vous avez remarqué ? ricana Faroux, pas confus pour un centime.

— Voyons, mon vieux. Les bananes, c’est sucré, mais pas encore assez pour attraper un coriace dans mon genre. Bon sang ! c’est formidable, ça ! qu’est-ce qui vous prend de me croire toujours embringué dans les affaires dont vous vous occupez ?

— Pas toutes les affaires, rectifia-t-il. Uniquement celles situées dans un secteur où vous êtes, comme par hasard, en balade... C’est une règle, chez moi.

— Eh bien, pour une fois, elle foire, votre règle.

— Possible. Seulement, je ne dois rien négliger. Vous comprenez, je ne sais encore rien de ce type, sinon qu’il peut s’appeler Etienne Larpent et avoir demeuré au Transocéan, mais je flaire un micmac pas ordinaire. Tel qu’il est là, il pouvait y rester jusqu’à midi sans qu’on s’aperçoive de sa présence. Au lieu de cela, il est à peine mort  – le décès remonte à une heure d’horloge, guère plus  –, qu’on téléphone à la boîte pour nous informer que rue Pierre-Lescot, dans la cave de tel numéro, on vient de buter un homme... Et avec un tel accent de sincérité et de persuasion, aux dires de ceux qui ont pris la communication, que nous n’avons pas hésité à venir voir. Je me suis dit : notre correspondant, c’est un gars qui a découvert le cadavre et qui ne veut pas se mouiller. Un témoin qui fait son devoir vis-à-vis des autorités, mais qui fuit les ennuis possibles. Ça se justifie. Quand je vous ai aperçu parmi les badauds, là-haut, j’ai pensé que ça pouvait être vous, l’auteur du coup de téléphone...

— Ce n’est pas moi.

— Il n’y avait pas de mal à l’envisager. Vous pouviez être sur une affaire, le mort s’y trouver embringué d’une façon ou d’une autre, vous ne pouviez pas tout déballer, mais pas cacher non plus un crime… — Je ne suis sur aucune affaire et ce n’est pas moi qui ai téléphoné. Désolé de vous décevoir, Florimond.

— Ça va. Il existe une autre hypothèse.

— Laquelle ?

— C’est l’assassin lui-même qui a téléphoné. Oui. Il tue le bonhomme. Il choisit pour cela un endroit où il peut opérer tranquillement et où personne ne mettra les pieds avant plusieurs heures et il n’a rien de plus pressé, le meurtre commis, que d’alerter la flicaille. C’est un comportement plutôt idiot, mais si c’est le bon, si le téléphoniste n’est pas un témoin timoré qui veut bien faire son devoir de citoyen mais pas plus, ça me promet du bon temps. Un drôle de micmac, je vous dis.

— Un bon temps que je vous laisse en totalité, Florimond, ricanai-je. Je ne suis pas un égoïste, moi. Je vais me coucher. Amusez-vous bien.

— Merci de vos encouragements ! grogna-t-il.

Je remontai à la surface. Il crachinait toujours, ce qui ne ralentissait pas le trafic pour autant. Je n’allai pas me coucher. Moi aussi, j’avais quelque chose à vérifier. Je fendis la foule, très dense jusqu’à la rue Coquillière. Travailleurs nocturnes, épaves sociales aux occupations mal définies et boutiquiers mêlés, avec très peu de noceurs dans le tas. Rue du Bouloi, c’était déjà moins animé.

Les voitures des détaillants de banlieue qui venaient s’approvisionner aux Halles, stationnaient, serrées les unes contre les autres, de chaque côté de la rue. Des bagnoles de toutes marques, de tous modèles et de tous âges. L’une d’elles, veuve de sa portière droite, n’avait rien à redouter des voleurs. Rue du Colonel-Driant, il n’y avait pas un chat en vue et rue de Valois, c’était le désert. Le building de la Banque de France pesait de toute sa masse sur le paysage, sans factionnaire visible. Les trottoirs mouillés luisaient tristement, comme des miroirs sombres, sous la clarté des candélabres. Un calme plat, que rien ne semblait devoir troubler. Un calme éternel. Une paix comme... Pour m’infliger un démenti, une auto prit un virage trop brusque sur la place du Palais-Royal, là-bas, au bout de la rue, devant les magasins du Louvre. Les pneus miaulèrent. Puis, le ronron du moteur se perdit dans la nuit.

L’hôtel de Lheureux était situé non loin de la maison dans laquelle, jadis, Robert Houdin, le rénovateur de la prestidigitation, comme il est gravé sur la plaque commémorative, avait installé son théâtre. Ses deux lanternes extérieures étaient éteintes, de toute éternité, mais le hall, éclairé, répandait une traînée de lumière jusqu’au milieu de la chaussée. Je franchis le seuil de l’hôtel.

Derrière son comptoir, l’employé somnolait, les coudes appuyés sur un journal de courses, déplié devant lui. Le timbre de la porte d’entrée le réveilla. Il s’ébroua, me reconnut, esquissa un sourire ensommeillé et me salua. Je l’avais déjà vu au début de la soirée, lorsque j’étais venu m’assurer que Louis Lheureux était une nouvelle fois descendu dans ce modeste établissement, et il me connaissait aussi des années précédentes.

— Bonsoir, monsieur, dit-il. (Il ajouta :) M. Lheureux est rentré, monsieur.

— Ah !...

— Il n’était donc pas mort.

— ... Hum... ce n’est peut-être pas une heure pour... mais, enfin, s’il n’est pas rentré depuis longtemps et... hum... s’il n’est pas encore couché, je...

Je masquai mon bafouillage sous un sourire.

— Il ne doit pas être couché. Il nous quitte. Il m’a dit de préparer sa note, fit le garçon.

— Il était vaguement parent des patrons et avait toute leur confiance.

— ... Je vais voir s’il peut vous recevoir, poursuivit-il, d’un ton neutre.

— J’aimerais beaucoup, dis-je.

Au diable ma réputation et celle de Lheureux.

— ... Vous vous souvenez de mon nom ?

— Nestor Burma, oui, monsieur. Le détective. Je lui allongeai 500 balles. Ce qui doit être fait doit être fait.

— Ne vous imaginez pas je ne sais quoi, dis-je. Il empocha le fric :

— Dans l’hôtellerie, on ne s’imagine jamais, répliqua-t-il. Ça prendrait trop de temps.

— Mettez ce chateaubriand sur Feu follet. C’est un veau qui a des chances.

— Merci pour Boussac.

Il décrocha un téléphone intérieur, échangea quelques mots avec son interlocuteur invisible, raccrocha :

— M. Lheureux vous attend, monsieur, dit-il. Il m’indiqua le chemin et me laissa me débrouiller tout seul, comme un grand, dans des couloirs où paraissaient régner encore les impératifs de la défense passive.

Le père Lheureux était vêtu comme lorsqu’il m’avait faussé compagnie, à la Riche-Bourriche. Entièrement. Davantage même, puisqu’il avait conservé son chapeau. Une petite valise, ouverte sur le lit, indiquait qu’il procédait effectivement à des préparatifs de départ. Sur le marbre de la cheminée, se reflétant dans la grande glace fixée au mur, une bouteille d’alcool entamée voisinait avec un verre à moitié plein et un indicateur des chemins de fer. Une odeur de fumée de cigare flottait dans la chambre.

— On se débine ? attaquai-je. On rentre chez soi ?

— ‘oyez, fit-il, avec un geste ample et avalant le V.

— Emilie sera contente.

— Ouais.

Il tassa les vêtements dans la valise.

— Vous m’avez joué une drôle de pièce, tout à l’heure.

Il ricana doucement.

— Ça ne fait rien, repris-je, bon prince. J’ajouterai cette addition à celle de votre femme.

— Mais oui ! grogna-t-il.

Et il repartit à ricaner. Je bâillai, et coupant court :

— Allez, salut, Lheureux. Je suis payé pour vous mettre dans le train de retour. Je ne vais pas retarder votre départ.

— Salut, fit-il.

Il me tourna le dos et versa de l’alcool dans le verre, sans m’en offrir.

Je descendis, les dents serrées sur le tuyau de ma pipe, ce qui n’améliorait pas mon mal au crâne. Je ne me sentais pas fatigué, mais j’avais mal au crâne. Une fois dehors, je filai comme un zèbre, manquant à plusieurs reprises de me casser la margoulette, à cause de mes semelles qui dérapaient sur le pavé gras. Je parvins enfin auprès de la camionnette que j’avais machinalement remarquée, celle sans portières, celle qui n’avait rien à craindre des voleurs. Comme on se trompe, parfois !

 D’après sa plaque, elle appartenait à un certain L. B. fruits et légumes, Châtillon-sous-Bagneux, Seine, un type qui allait me rendre service, sans le vouloir. La rue transformée en garage était toujours déserte. Je me hissai au volant et entrepris de dégager la voiture de la file. Sous son aspect délabré, elle possédait une excellente mécanique qui répondait bien. Derrière moi, personne ne se mit à crier au voleur. Je roulai vers la rue de Valois en adressant une courte prière au diable. Je stoppai à quelque distance de l’hôtel, sans couper les gaz, le capot vers la place du Palais-Royal. Presque aussitôt, je vis sortir Lheureux, sa valise à la main, la tête courbée, pour se préserver du crachin. Il était temps. A quelques secondes près, je le manquais. J’éperonnai la camionnette. Avec un brusque sursaut qui fit gémir sa vétusté carrosserie, elle fonça. Au bruit, Lheureux se retourna, en alerte. Il n’eut pas le temps de se garer. Je braquai. Contre le mur sombre et humide, les phares projetèrent son ombre gigantesque.

— Nom de Dieu ! grondai-je, in petto, ne le tue pas.

Ce n’en était pas loin. Les fesses serrées et meurtries, tressautantes sur la banquette rembourrée avec des noyaux de pêches (fruits et légumes), les mains crispées sur le volant, je sentis le pavé gras faire le reste. La camionnette grimpa sur le trottoir, fauchant mon Lheureux comme une quille. Il s’abattit sur l’aile, envoyant valser par-dessus le capot sa valise dont le contenu s’éparpilla. Je reculai, comme s’il m’avait repoussé. Il resta dans le caniveau, gémissant tout ce qu’il savait. Je pris du champ, appuyai sur l’accélérateur, évitai de justesse, au tournant de la place de Valois, un cabriolet qui paraissait sortir du sol, et entrepris de me débiner en vitesse de ce lieu malsain, en chauffard chevronné qui pratique ce sport depuis sa naissance.

J’abandonnai la bagnole rue du Louvre, devant la Direction centrale des Contributions directes, en souhaitant que cela compromette un de ces messieurs, me replongeai dans la foule boustifaillère et m’en fus boire une série de vulnéraires au bar-tabac de la rue Pirouette. Des pirouettes, j’avais l’impression d’en effectuer de drôles...

Lorsque j’eus recouvré mon sang-froid, j’attendis encore un peu, puis, utilisant la cabine téléphonique du bistrot, j’appelai l’hôtel de la rue de Valois. Cette fois, le garçon était aussi éveillé qu’un boisseau de puces.

— C’est encore moi, m’excusai-je. Nestor Burma. Je voudrais parler à M. Lheureux, s’il est encore là.

— Il est à l’hosto, répondit l’autre. Des clients comme ça ne sont pas précisément de tout repos.

Je jouai la surprise :

— A l’hos... Que me racontez-vous là ?

— Une auto l’a pris en écharpe, juste comme il sortait de chez nous. Une auto conduite par un ivrogne, certainement. Ecoutez, m’sieur. (Il me prit à témoin.) C’est un monde ça. La nuit, ici, il doit passer une bagnole toutes les trois heures ; et une bagnole conduite par un ivrogne, il doit en passer deux par an. Eh bien, il a fallu que ce M. Lheureux se trouve juste là, comme passait une bagnole conduite par un type soûl. Ces départementaux, ma parole ! on croirait qu’ils le font exprès.

— C’est grave ?

— Ç’aurait pu être pire. La voiture aurait pu défoncer la devanture, par exemple. Heureusement, elle ne l’a pas fait. Un vrai miracle.

— Je parle de Lheureux.

— Euh... Ah ! oui, m’sieur Lheureux, bien sûr... Un vrai miracle, aussi. Assez abîmé, à vue de nez, mais je ne crois pas que ce soit mortel... Enfin, je l’espère...

Je l’espérais aussi. Et, sans me forcer trop, plus sincèrement que l’apprenti marchand de sommeil.

— Hum... alors, vous dites, à l’hosto...

J’ai appelé les agents des Bons-Enfants. Ils l’ont emporté...

Maintenant, il parlait sur un ton nettement excédé. Il en avait marre, de cette histoire :

— ... Ils n’ont pas dû le conduire au violon, je suppose...

— Sait-on jamais, avec eux, dis-je. Bon. Eh bien, bonne nuit.

Du bistrot, je me rendis au commissariat de la rue des Bons-Enfants. Dans cet endroit, ils sont toujours un peu soupçonneux, depuis l’époque où la bombe d’Emile Henry a pulvérisé le local, envoyant une demi-douzaine des bons enfants en question se faire décorer à titre posthume par le préfet de police, mais je risquai le paquet. Et comme, à propos de paquet, je n’en portais d’ailleurs aucun d’apparence plus ou moins suspecte, tout se passa sans anicroche. Je me nommai, utilisai mon amitié avec le commissaire Florimond Faroux en guise de passeport, dis que j’étais une connaissance de Louis Lheureux dont je venais d’apprendre l’accident, etc. Les bons enfants me rassurèrent sur son sort. Lheureux souffrait d’une jambe, mais ses jours ne paraissaient pas en danger. Pour plus amples renseignements, veuillez vous adresser à l’Hôtel-Dieu... Pour la forme, j’encourageai les flics à rechercher activement le chauffard et chassai. Je me sentais trop fatigué pour regagner mon lointain domicile. Les bureaux de mon agence étaient à deux pas, rue des Petits-Champs, avec leur divan toujours disponible. J’y allai. J’appelai l’Hôtel-Dieu au téléphone. J’obtins sans difficultés excessives des nouvelles du blessé. Son état n’inspirait aucune inquiétude. Dans quelques jours, il serait sur pied. Je remerciai, me déshabillai et me coulai dans les draps. A peine allongé, je m’endormis.