CHAPITRE VIII

UNE CLIENTE POUR NESTOR

Un carillon me réveilla.

Je sortis du lit et me mis debout. La tête ne me tournait plus. Je me sentais même assez d’attaque. Je devais bien présenter une bosse  – sinon deux  – dans les environs de l’occiput, mais mes cheveux les cachaient. J’enfilai ma robe de chambre et consultai le réveil. Il marquait dix heures. Ce n’était pas lui qui sonnait. Ce n’était pas non plus le téléphone. Le carillon provenait de la porte palière. Compris ? Quelqu’un qui coinçait la sonnette avec son doigt ou un clou arraché à ses grosses godasses. Pour me donner une contenance, je me cloquai ma bouffarde dans le porte-pipe et allai ouvrir, après avoir tiré les rideaux et fait pénétrer le jour dans ma chambre. Florimond Faroux, l’air fatigué, entra sans prendre le soin d’essuyer ses semelles sur le paillasson.

— C’est moi qui suis chargé de l’affaire, dit-il, sans autre préambule.

— Vous êtes payé pour, dis-je. Quelle affaire ?

— Vous remarquerez que je suis venu seul. Je ne veux pas vous prendre en traître.

Vous appelez ça ne pas me prendre en traître ? Alors que je rêvais de Martine Carol ?

— Laissez Martine Carol tranquille.

— Faut bien, soupirai-je. Entrez ici.

— Bon sang ! ça schlingue ! s’écria-t-il.

— Médicaments. J’étais plutôt mal fichu. C’est pourquoi je suis au lit si tard. Un début de grippe.

— Oui... Dites donc, votre agence, elle est malade, aussi ?

— Pourquoi ?

— Vos employés n’arrivent pas de bonne heure au boulot.

— Ils ont affaire ailleurs.

— Ah ! ah ! ricana-t-il. Ils cherchent peut-être au diable Vauvert les macchabées indispensables à la bonne marche de l’Agence Fiat Lux. Quel flair ! Bon. Tout ça pour vous dire que ce sont des voisins qui se sont aperçus de la chose.

— Quelle chose ?

Sa cigarette s’était éteinte. Il la ralluma :

— On vous a cambriolé.

— Cambr... Ne me faites pas rire.

— Habillez-vous. On va causer un petit peu... et comme ça risque d’être long, je m’assieds... (Il fit comme il disait)... Ensuite, vous me suivrez. Il faut que vous constatiez les dégâts.

— Non, mais... C’est sérieux ?

— Plus que vous ne croyez. Euh... Birikos, ça vous dit quelque chose ?

— Larpent, ça vous dit quelque chose ? Birikos, ça vous dit quelque chose ? Vous avez des questions passe-partout, si je comprends bien.

— Répondez, au lieu de faire le pitre.

— Oui, ce nom-là me dit quelque chose. Birikos, c’est un Grec qui est venu me voir, hier.

— Où ?

— A l’Agence.

— A quelle heure ?

— L’après-midi.

— Ça doit lui plaire, chez vous. Il est revenu dans votre bureau pendant la nuit et s’y est installé...

Et il y alla de son petit récit, illustré de photos prises sur les lieux par les artistes de l’identité judiciaire. Il le débita avec nonchalance, d’une voix monocorde, et moi j’introduisais la ponctuation, à l’aide de «oh ! » et de “ ah ! », placés aux bons endroits.

Il ne m’apprit rien que je ne susse déjà, évidemment, sauf que ses conclusions et celles du médecin légiste rejoignaient les miennes en ce qui concernait la fin brutale de Birikos.

Le Grec avait été tué par son propre pétard  – quasiment par lui-même  – au cours d’une lutte. Les voisins n’avaient rien entendu, mon bureau étant insonorisé.

— ... Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Faroux, en terminant.

Je haussai dubitativement les épaules.

— ... A vous le crachoir, maintenant, Burma.

— Que voulez-vous que je vous dise ?

— Tout ce que vous savez sur ce Birikos.

— Pas beaucoup. Il flânait dans le hall du Transocéan, quand je suis allé là-bas m’occuper de Geneviève Levasseur...

— Un moment ! Vous l’avez contactée, celle-là ?

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la joindre, mais elle n’était jamais là. J’espère être plus heureux aujourd’hui... si vous m’en laissez le loisir. J’espère aussi qu’elle n’est pas livrée à elle-même ?

— Vous bilez pas. Elle est surveillée, discrètement. Je ne peux pas pousser l’enquête à fond sur elle. Je commencerais, sans pouvoir finir. Et ce serait midi pour remettre ça avec efficacité, surtout si elle a quelque chose à se reprocher. C’est pourquoi je préfère que ce soit vous qui meniez la barque. Vous prendrez le relais des inspecteurs actuellement là- dessus. Et vous irez plus loin qu’eux. Et j’aimerais que ce soit assez rapidement, parce qu’elle finira par s’apercevoir de quelque chose. Je croyais m’être fait comprendre.

— J’ai très bien compris.

— Bon. Alors ? Birikos ?

— Nick Birikos m’a suivi jusqu’à mon bureau. Cela se passait avant midi. Je l’ai repéré et j’ai voulu le filocher à mon tour, mais ça n’a pas pu se faire. Aucun mal, d’ailleurs, puisqu’il est venu de son propre mouvement me voir dans l’après-midi.

— Pourquoi ?

— Pour me tenir des propos à la graisse...

Je dis lesquels :

— ... Et il est parti. Je ne l’ai plus revu.

— Vous le verrez tout à l’heure.

— Il est toujours chez moi ?

— Actuellement, il doit être à la Morgue. Vous vous êtes fait une idée du type ?

— Une idée farfelue... s’il n’est pas un complice de Larpent. Il connaissait Larpent peut-être plus qu’il n’a dit et il demeurait au même hôtel.

— D’après notre enquête, ce Birikos n’a pas d’antécédents judiciaires. Mais ça ne veut rien dire. C’est ça, votre idée ?

— Non.

— Dites-la.

— Pour moi, c’est un de ces fameux collectionneurs peu scrupuleux, comme il en existe plus qu’on ne croit. Il m’a pris pour un complice de Larpent.

— Expliquez-vous.

— Admettons qu’il attende, au Transocéan où il est descendu... Y résidait-il depuis longtemps ?

— Une dizaine de jours.

— Bon. Admettons qu’il attende qu’on lui remette le tableau volé. Il ne connaît ni le voleur, ni la personne chargée des négociations. Et s’il connaît Larpent, c’est comme ça, parce qu’ils crèchent au même hôtel, mais il ignore sa fonction, si j’ose dire. Lorsqu’il apprend la mort de Larpent et que ce Larpent a plus ou moins à voir avec le chef-d’œuvre convoité, puisqu’il en trimbalait une copie, il centre son intérêt sur le défunt. En portant le deuil. Pas du défunt, mais du tableau. Il sait que Mlle Levasseur était la maîtresse de Larpent. Il m’entend demander après elle. Il voit tout de suite que je ne suis pas un flic. Instinctivement, il me suit. Découvrant ma profession...

— ... Il se dit, compléta Faroux, en ricanant, un détective privé ne peut être que le complice d’un voleur de tableau...

— Oui, plus ou moins. Les détectives privés trempent dans toutes sortes de trafics. J’en connais qui poussent la perversion jusqu’à accepter d’accomplir des besognes spéciales pour des flics officiels.

— Ça va. Reprenez sur Birikos.

L’espoir renaît en lui. Il vient me voir pour tenter de me tirer les vers du nez. Je déçois son attente. Qu’à cela ne tienne, il est persuadé que je détiens le tableau. Puisque je n’ai pas voulu comprendre ses allusions, il emploiera les grands moyens. Il revient dans la nuit fouiller mes bureaux...

— D’accord, dit Faroux. Et il trouve le tableau. Ça prend mauvaise tournure pour vous, tout ça, Burma.

— Il trouve que dalle. Si j’avais eu le tableau en ma possession  – et je me demande par quel phénomène  –, je vous l’aurais remis dès hier pour toucher les trois millions de prime.

— Polop. Le tableau en vaut plusieurs centaines. On peut trouver un cinglé de collectionneur qui en offre... la moitié. La moitié de plusieurs centaines, cela fait quand même plusieurs centaines.

— Il trouve que dalle, je vous dis.

— Bon. Il trouve que dalle. Alors, de rage, de colère et de désespoir, ricana Florimond Faroux, avec une sourde ironie, il se suicide. Ou, plutôt, il essaie. Le type qui l’accompagne veut l’en empêcher. N’oublions pas qu’il y a eu lutte. Au cours de cette lutte, Birikos parvient tout de même à ses fins autodestructrices. Il s’expédie un pruneau dans le palpitant.

— Ne débloquez pas.

— La sévérité lui plissa le front :

— S’ils n’ont pas trouvé de tableau à se disputer, expliquez-moi autrement la bagarre et son issue tragique.

— Je ne tiens pas plus d’explication que de tableau... A moins que...

— Oui ?

— Nom de Dieu ! Ce Birikos n’avait pas l’air d’un truand.

— Le genre rasta, comme beaucoup de Grecs, mais pas plus. En tout cas, je vous le répète, pas d’antécédents judiciaires. Du moins chez nous. Dans quelques jours, Athènes nous aura renseignés.

— Il n’était pas capable de forcer ma porte lui- même. Il a eu recours aux services d’un truand. Un vrai. Et ce truand... Ah ! ça, c’est un comble ! On flanque tout en l’air chez moi, on me laisse un macchabée en gage, les flics m’asticotent et j’en suis de cinquante billets.

— Cinquante billets ?

— Vous avez fouillé, à votre tour ?

— Oui.

— Vous connaissez le bureau d’Hélène, hein ? Dans le tiroir, en haut, y avait-il de l’argent ?

Pas un rond, comme d’habitude.

Ne parlez pas sans savoir. Et sur Birikos ?

Pas un rond, non plus.

Voilà le motif de la bagarre. Birikos cherchait le tableau, mais son complice occasionnel a voulu me faucher mon fric. Birikos était honnête, à sa manière. Il a voulu obliger l’autre à laisser ça tranquille, le menaçant du revolver dont il s’était muni par précaution, à cause, justement, de la catégorie sociale de son acolyte. Bagarre et mort de Birikos. Le truand prend mon fric et celui de Birikos, sans oublier le pétard.

Faroux garda le silence, puis :

— C’est bien possible, après tout. Hum... vous dites cinquante billets ?

— Oui.

— Il n’y a jamais eu cinquante billets à l’Agence Fiat Lux, ça se saurait.

— Bon. Disons trente. J’ai voulu tricher... comme le remboursement demandera certainement un bon bout de temps...

— Sacré Nestor, va. Vous vouliez profiter de l’occasion pour ratiboiser vingt billets à l’assurance, hein ?

Je pris l’air coupable et repentant.

— De toute façon, si on me colloquait un jour trente biftons, ça serait toujours plus que n’avait jamais contenu ce tiroir, lequel se gonflait prétentieusement, au point de ne plus pouvoir courir sur ses glissières, lorsque ses flancs recelaient trois cent cinquante balles.

Je revins au sujet et dis :

— Voilà la seule explication possible. En dehors de celle du tableau... Je vous avertis tout de suite, Faroux. Si vous persistez à me croire embringué dans cette histoire de tableau, vous pouvez vous bomber pour que j’aille espionner pour votre compte la belle Geneviève Levasseur.

— Ça va, fit-il. Je ne crois pas que vous ayez eu le tableau. Quant à la Levasseur, j’ai réfléchi. Après tout ce que vous venez de m’apprendre... Maintenant, elle m’a l’air trop compromise là-dedans pour que je continue à prendre des gants avec elle. Tant pis, fais ce que dois, advienne que pourra. Vous pensez bien que si ce Birikos vous a suivi simplement parce que vous demandiez après elle, c’est que, pour lui, Mlle Levasseur et Larpent ça ne fait qu’un.

— Pas nécessairement, mais enfin, comme vous voudrez...

J’accompagnai Faroux à l’agence, où la loi avait laissé un flic de garde, un flic en tenue qui paraissait trouver rigolo qu’on eût cambriolé un détective privé. Je constatai les dégâts, insistai sur le vol des trente billets inexistants et en route pour la Morgue, toujours escorté de Florimond. Je reconnus Nick Birikos comme s’il était mon enfant et je fus libre. Je regagnai mon bureau à quatorze heures, l’heure habituelle de rentrée dans les bureaux. J’appelai un serrurier voisin pour qu’il vienne réparer la serrure et, en attendant, je repris mes recherches pour découvrir quoi, en dehors du tableau que je savais bien ne jamais avoir possédé, avait pu attirer les cambrioleurs. Incontestablement, ils avaient découvert quelque chose. Et quelque chose d’important. Mais, ce qu’ils avaient découvert, je ne le découvris pas. J’abandonnai mes recherches infructueuses, laissai le serrurier et mon bureau aux bons soins de la concierge et partis fouiner dans les collections poussiéreuses de la Bibliothèque nationale. Depuis la veille, je désirais faire une incursion dans cet établissement. Mais le temps m’avait fait défaut. Aujourd’hui, je l’avais. Je le perdis. Je feuilletai pour rien un tas de journaux de 1925, traquant les échos de l’escroquerie commise à cette époque par Larpent— Daumas. Comme je n’avais pas fait préciser la date exacte par Faroux, je prospectai sans méthode et ne trouvai rien. Je laissai tomber et revins au burlingue. J’entrais à peine que le téléphone me salua de son joyeux carillon. Dans l’obscurité, je décrochai :

— Allô !

— M. Nestor Burma, s’il vous plaît.

— Une voix de femme. Une voix d’or. Si votre ramage...

— Nestor Burma lui-même à l’appareil, madame.

— Mademoiselle, rectifia-t-elle. Mademoiselle Geneviève Levasseur.

Mes doigts se crispèrent sur le combiné et j’avalai de travers, à court de réplique.

— Allô ! Allô ! s’impatienta ma belle correspondante.

— Allô ! dis-je.

— Mon nom vous dit quelque chose, monsieur Burma ?

— Larpent, ça vous dit quelque chose ? Birikos, ça vous dit quelque chose ? Geneviève Levasseur, ça vous dit quelque chose ? C’est moi qui finirais par dire quelque chose. Un mot historique.

— Euh... c’est-à-dire...

— Il se pourrait. J’ai souvent été citée dans la presse. Je suis mannequin chez Roldy...

— Oui, mademoiselle.

— Ceci, pour me situer.

— Oui, mademoiselle. Et qu’y a-t-il pour votre service ?

— C’est la première fois que je m’adresse à un détective privé. Si vous n’avez pas lu mon nom dans la presse, moi j’y ai lu le vôtre. Souvent. Je voulais vous demander... Lorsque quelqu’un est importuné par des indésirables, vous savez l’en débarrasser, discrètement et efficacement ?

Je me mis à rire :

— Mon Dieu, mademoiselle ! Vous ne voulez pas dire à coups de revolver, j’espère ?

Elle fit écho à mon hilarité. Son rire était clair, frais, bien agréable à l’oreille :

— Non, non, je n’envisage pas des moyens aussi radicaux.

— Vous me rassurez.

— C’est un travail dont vous pouvez vous charger ?

— Sans doute.

— Voulez-vous venir me voir ? Je demeure à l’hôtel Transocéan, rue de Castiglione. Pouvez-vous venir tout de suite ?

— J’arrive.

— A tout de suite, monsieur, répéta-t-elle.

Je raccrochai, fis la lumière, redécrochai, appelai la Tour Pointue et demandai Florimond Faroux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il.

— J’ai fait un pas en direction du plumard de la môme Geneviève, dis-je.

— Laissez tomber, je vous dis. Nous prenons l’affaire en main.

— Impossible. C’est ma cliente. Elle s’est aperçue de la surveillance dont elle était l’objet. Elle veut que je la débarrasse d’importuns. Il ne peut s’agir que de vos hommes... Marrant, n’est-ce pas ?

Je lui rapportai ma récente conversation avec le mannequin.

— Hum..., graillonna Faroux. D’un côté, ça nous arrange, hein ? Bon... eh bien... vous avez carte blanche, Burma.