CHAPITRE XII

LA PIE

 

 

Nous déjeunâmes dans le coin et, ensuite, nous longeâmes les quais. J’avais plus ou moins l’intention de faire visiter à Hélène le yacht de Corbigny, mais les événements m’en empêchèrent. Ce fut la vue de clochards, se fabriquant, à l’aide de caisses, une sorte de cahute sous le Pont-Neuf, qui me remit en mémoire ceux qui m’avaient recueilli, tout pantelant et comateux, au sortir des locaux de l’oiseleur. Et des bribes du monologue de la pauvresse et de sa discussion avec Bébert, me revinrent à l’esprit. “ Je connais cet homme », avait-elle dit et répété. Cet homme, ce n’était pas moi. Si je n’avais pas rêvé, cet homme était celui que représentait la photographie trouvée dans mon portefeuille ouvert par Bébert (décidément, les Bébert et Albert aimaient plonger dans les portefeuilles des autres), la photo de Louis Lheureux, qui n’avait donc pas été fauchée par Birikos et compagnie, mais conservée sentimentalement par la clocharde. Et cette clocharde, j’en étais sûr, était celle que Lheureux avait rabrouée, l’année dernière, alors que nous vadrouillions ensemble aux Halles. Qu’avait-elle encore dit, Aurélienne d’Arnetal, puisque tel était son pseudonyme dans la galanterie parisienne, au temps de sa splendeur ? Elle avait dit...

— Aurélienne d’Arnetal, ça vous dit quelque chose ? demandai-je à Hélène, appuyée sur le parapet du pont construit sous Henri IV, et regardant couler l’eau grise.

— Tiens ! moi aussi, je prenais le tic de Faroux.

— Non. Animal, minéral ou végétal ?

— Animal ? Elle a dû en être un, de race. Minéral ? Elle a certainement eu des diams à revendre. Qu’elle a revendus, d’ailleurs. Et aujourd’hui, elle végète. Clocharde. A la deuxième belle époque — 1920  –, elle a remplacé les Liane de Pougy et autres Emilienne d’Alençon...

— Vous êtes drôlement calé sur ces dames.

— Oui, assez. Cette Aurélienne d’Arnetal mériterait d’être aussi connue que la Bibliothèque nationale.

— Ah oui ?

— J’ai cherché hier, rue de Richelieu, sans la trouver, une documentation que cette clocharde, dans son délire de poivrote, m’avait fournie involontairement. J’avais d’ailleurs oublié ses propos, écoutés d’une oreille plutôt basse.

— Et c’est important ?

— Sans m’être d’une grande utilité, ça confirme une idée que j’avais et ça dissipe une ombre. En outre, je comprends pourquoi Birikos et compagnie étaient certains que je trempais dans l’affaire du tableau de Raphaël. Venez. Je vais essayer de vous présenter Aurélienne d’Arnetal.

Nous descendîmes sur la berge, mais nulle part je n’aperçus la reine déchue d’un Paris d’après victoire.

De retour sur le quai supérieur, j’achetai à un crieur qui passait la première édition  – marquée six ou septième  – du Crépuscule. J’eus un haut-le-corps.

A la une, éclipsant politique étrangère ou intérieure, s’étalait le portrait de Geneviève, une Geneviève distillant le sex-appeal par tous les pores d’une peau généreusement dévoilée.

***

Marc Covet me reçut dans son bureau du Crépu, sans me faire poireauter. Un sourire narquois fleurissait ses lèvres.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dis-je, en lui montrant l’exemplaire de son canard.

Dès que j’en avais eu pris connaissance, sur les quais, j’avais laissé tomber Hélène, en même temps que Corbigny, l’autre client de tout repos auquel je n’avais rien à dire, et hélant un taxi, m’étais fait conduire au journal de mon éponge de copain, parce que j’avais à lui parler, à lui. L’article consacré à Geneviève était titré, en gras : Le roman d’aventures de Jeny, mannequin de Paris, plus belle que les tableaux du Louvre... Un titre mal foutu..., à la syntaxe ataxique, mais accrocheur. Le texte, à la deux, signé Marc Covet, en gras également, tenait la demi-page. Marc Covet y parlait de tout, des débuts de Geneviève, de son incursion dans le cinéma, de ses amants, les uns cités, les autres non, avec anecdotes vraies ou fausses, mais toujours piquantes.De tous ses amants, Etienne Larpent tenait la vedette. Covet répétait à son propos plus de six fois le nom d’Arsène Lupin. Il rappelait sa fin tragique et sa participation probable au vol du Raphaël. Avec Raphâl, il embrayait sur les vierges de même métal, pour revenir à Geneviève, comme s’il existait un rapport. Du boulot de journaliste à sensation, méthode américaine. Des phrases enfilées comme des perles. Avec beaucoup de perles.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le Crépu, répondit Marc Covet. Le plus grand jou...

— Qu’est-ce que c’est que ce papier ?

— Un close-up. Et dont je suis assez content.

— Pas moi.

— Pourquoi donc, Burma ? Ah ! je comprends...

Il s’esclaffa :

— ... Vous étiez comme tout le monde. Vous ignoriez que cette ravissante créature avait été la maîtresse de Larpent, le barboteur de tableaux. Seulement, si tout le monde peut ignorer ce détail sans inconvénient, ce n’est pas pareil pour vous. Vous qui connaissez la femme en question. Mon vieux, si vous aviez été plus chic avec moi, cette nuit, quand je vous ai demandé des tuyaux sur Birikos, je vous aurais affranchi.

— Ça va. Vous risquez d’avoir des emmerdements, avec ce close-up, comme vous dites.

De la main, il fit un geste de dénégation :

— Pas d’emmerdements... A part quelques anecdotes puisées chez Maurice Leblanc, exploits d’Arsène Lupin attribués à Larpent, tout est vrai. Je ne crains...

Il s’interrompit brusquement et jura :

— ... Nom de Dieu, Burma ! Vous la connaissez peut-être mieux que moi. Certainement, même. C’est une garce ?

— Non.

— Je respire. Parce qu’il y en a, comme ça, qui vous racontent un tas de trucs, vous poussent à les imprimer, et puis vous foutent un procès.

— Si je comprends bien, vous avez rédigé ça...

— ... avec l’autorisation de l’intéressée, oui.

— C’est elle qui vous a proposé l’affaire ?

— Je l’ai vue, elle. Mais j’ai traité avec un gars. Un type qui m’a paru vouloir se faire un peu de fric derrière son dos. Mais enfin, ça, c’est normal.

— Un type...

Je décrivis Maurice Chassard.

— C’est ça, approuva Covet.

Je dis le nom.

— Mais vous connaissez toute la famille, ricana- t-il.

— Il ne se cache pas, remarquai-je, à haute voix, mais pour mon usage personnel.

— Pourquoi se cacherait-il ?

— Oui, en effet... Inutile de vous demander de plus amples tuyaux, n’est-ce pas ?

— Inutile, sourit-il. Pour une fois que c’est moi qui peux vous faire sécher...

— Vos tuyaux, d’ailleurs, je m’en fous...

— Eh bien, tant mieux.

— Je peux me servir du téléphone ? Comme ça, je ne serai pas venu tout à fait pour rien.

— Allez-y. Ce n’est pas moi qui paie.

Je pris le téléphone et appelai l’hôtel Transocéan. Geneviève n’y était pas. Je cherchai dans l’annuaire le numéro de Roldy, Haute Couture, place Vendôme et le demandai. J’eus bientôt la jeune femme au bout du fil :

— Ici Nestor Burma.

— Bonjour, mon chéri.

— Je voudrais te voir.

— Mais bien sûr... mon chéri... (Elle roucoula)... J’allais justement rentrer... Je suis si fatiguée... (Elle eut un petit rire langoureux)... si fatiguée...

— Moi aussi, je suis fatigué. Je te rejoins tout de suite.

— A tout de suite, chéri. Embrasse-moi.

— Je t’embrasse, chérie.

Je raccrochai.

Marc Covet bégaya :

— Com... comment ?

— Oui, monsieur, dis-je.

Ses yeux aqueux faillirent lui jaillir des orbites :

— Eh ben, merde !

Exactement ce que je pensais.

***

Elle portait un déshabillé vaporeux, qui me fit d’abord perdre les pédales. Elle m’entoura de ses bras parfumés et me tendit ses lèvres rouges :

— Mon chéri, chuchota-t-elle. Si impatient de me retrouver ?

— Très impatient, dis-je, en me dégageant. Le Crépu... Demandez Le Crépu, dernière... sensationnel...

Je lui balançai le journal :

— ... Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu devrais te marier, dit-elle. Tu as tout à fait les manières d’un type marié.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— De la publicité, fit-elle, soudainement grave.

— De la connerie.

— Ne sois pas grossier.

— A quoi riment ces divulgations ? Je sais que tu les as autorisées. Aucun journal ne t’avait mêlée à ce scandale, les flics eux-mêmes semblaient te laisser en dehors de l’affaire...

— Bien sûr, qu’ils me laissent en dehors. Il ne manquerait plus que ça, alors. Je n’ai rien à voir avec cette affaire, moi. C’est Etienne, le coupable. Le coupable de quoi ? On n’en sait même rien. Mais enfin il a été trouvé mort et il se trouve que j’ai été la maîtresse de ce mort. Alors...

— Alors quoi ?

— Le scandale rajeunit.

— Quoi ?

— Tu ne comprends donc pas ? Je sens que...

Sous le savant maquillage, ses traits s’affaissèrent :

— ... Je me sens vieillir. Dédaignée... Oubliée... Je n’ai pl as le succès d’autrefois. Un autrefois récent. Eh bien, oui, là. J’ai pensé que je pourrais tirer bénéfice de cette histoire, du bruit fait autour d’Etienne. Ma première réaction a été de tirer mon épingle du jeu, mais ensuite, j’ai réfléchi... Il y avait trop longtemps, qu’on ne parlait plus de moi dans la presse. C’était une occasion inespérée...

— Quand je pense que certains paieraient pour qu’on fasse le silence...

— Mais puisque je ne crains rien. Je suis innocente. Le scandale... ce n’est même pas du scandale : c’est pittoresque... ça ne peut que m’être profitable.

Je haussai les épaules :

— Enfin, je m’en fous... Ça ne peut faire ni chaud ni froid.

— Que veux-tu dire, mon chéri ?

— Rien.

Elle me regarda, humblement :

— J’ai peut-être eu tort... Oh ! maintenant, ajouta-t-elle, en soupirant, ce qui est fait est fait, n’est-ce pas ?

— C’est une idée de Chassard ou de toi ? Ne fais pas l’étonnée. Je sais que Chassard a contacté le journaliste auteur de ce chef-d’œuvre.

— Je ne fais pas l’étonnée. L’idée est de moi, mais Chassard s’est chargé de tout.

— Heureusement que je ne l’ai pas foutu par la fenêtre, comme tu m’y invitais.

— Voyons, mon amour. Maurice n’est pas méchant. J’ai pris peur sur le moment, devant sa tentative de chantage, mais tu sais bien ce que je t’ai dit, hier, quand tu es venu à mon appel... Je ne voyais plus aucune raison de m’inquiéter...

— Tu ne sais pas très bien ce que tu veux, hein ?

— Une vraie petite tête d’oiseau. Sais-tu que tu as couché avec moi, la nuit dernière, au moins ?

Elle se crispa et me lança un regard furieux et peiné :

— Tu vas me le reprocher ?

— Je croyais que tu avais oublié. Aucune allusion à notre nuit de noces, dans le papier de Marc Covet.

— C’était rédigé avant. Je...

Le téléphone l’interrompit. Elle alla décrocher :

— C’est pour toi, dit-elle, en me tendant le combiné. Une femme.

— Allô ! dis-je.

— Bonjour, patron, dit la voix d’Hélène.

— Un vrai détective, ricanai-je.

— On fait ce qu’on peut. J’ai téléphoné à Marc Covet, qui m’a aiguillée sur Mlle Levasseur, hôtel Transocéan. Je vous sors du lit ?

— Je n’ai pas envie de rigoler.

— Faroux non plus. Il faut que vous alliez le voir tout de suite ou que vous lui téléphoniez. Il a l’air à cran.

— Bon. Je lui téléphonerai du bureau. Je viens tout de suite.

— Prenez le temps de vous rhabiller correctement. »

Je raccrochai.

— Il ne faut pas que les scènes de ménage me fassent oublier mes affaires, dis-je à Geneviève. Je file à mon bureau. Du boulot m’y attend. »

Elle m’embrassa :

— Au revoir, chéri. Fâché ?

— Non.

— A ce soir... peut-être ?

— Sûrement.

Nous convînmes d’une heure et d’un lieu de rendez-vous et je la quittai.

Place Vendôme, j’aperçus Chassard. Il traversait la place devant les voitures parquées et moi j’étais sur le trottoir. Je fus sur le point de l’interpeller et puis je laissai tomber. Je me contentai de le suivre. Il se dirigeait vers le Transocéan. Il s’installa sous les arcades, surveillant l’entrée du palace. Je ricanai. Il était peut-être en avance ? Avec un sale goût dans la bouche, je repris brusquement le chemin de l’agence. Pauvre vieux Nestor ! faut pas demander l’impossible. Un déshabillé comme celui qu’elle portait, luxueux, coûteux et tout, il fallait bien qu’il serve à quelque chose !

***

Je surpris Hélène, pendue au téléphone :

— Ah ! le voilà, dit-elle, dans l’appareil.

Elle me le tendit :

— Faroux...

— Allô ! dis-je.

— Essuyez votre rouge à lèvres, dit Hélène.

— Je n’ai pas de rouge à lèvres.

— Je me fous de votre rouge à lèvres ! tonitrua le commissaire.

— Excusez-moi, Florimond. Ça ne s’adressait pas à vous.

— Bon. Vous avez vu Le Crépu ?

— Oui.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que cette Geneviève Levasseur est une tordue...

Et j’expliquai pourquoi elle avait autorisé la publication du close-up.

— Bon, dit Faroux. Je commençais à me demander... enfin, voilà une gonzesse que l’on ménage et puis boum... Le public va se demander pourquoi nous n’avons jamais parlé d’elle.

— Le public ne croit pas un mot de ce qu’impriment les journaux.

— Ouais. Un article signé Covet... hum... j’ai supposé que vous aviez décidé de jouer un jeu personnel.

— Ce n’est pas mon genre, voyons.

— C’est bien pourquoi je m’inquiétais, ricana-t-il, lourdement. Je me suis dit : ce n’est pas le genre de Nestor Burma de jouer un jeu personnel. Nestor Burma ne jouerait pas un jeu personnel. Mais autant lui rappeler que ce n’est pas son genre de jouer un jeu personnel. Gy ?

— C’est une tordue. Je n’y peux rien.

— Et surtout pas la redresser. Vous devez former un beau couple, si elle est si tordue que ça. Pour l’amour de Dieu ! n’ayez pas d’enfant. Enfin... Je vous quitte. Un conseil, toutefois : pas de conneries, Burma.

— C’est un mot qu’on emploie beaucoup, aujourd’hui.

— Peut-être parce que c’est une denrée qui traîne partout.

Il raccrocha. J’appelai Le Crépuscule et son célèbre rédacteur Marc Covet :

— Encore moi, dis-je.

— C’est au sujet de l’affaire Birikos ? gouailla le journaliste.

— C’est au sujet de l’affaire Geneviève Levasseur.

— Veuillez consulter alors notre édition quasi spéciale.

— La ferme. Vous aviez ce texte depuis quelques jours ?

— Peut-être.

— Cette nuit, au Grillon, vous en avez parlé avec Geneviève ?

— Ma foi...

— Allez vous faire foutre.

— Oh ! le vilain !

J’envoyai dinguer l’appareil.

— Des peines d’amour ? s’enquit Hélène, ironiquement.

— Tous des tordus, dis-je.

A propos, il y a une lettre de Roger Zavatter...

Elle me la tendit et je la lus. C’était toujours le même luxueux papier au filigrane de son propriétaire et à l’en-tête de La fleur rouge de Tahiti. Zavatter écrivait :

Rapport numéro... (ma foi, patron, j’ai oublié). Enfin, quel que soit le numéro, le rapport ne change pas. Néant, R.A.S., et à l’ouest rien de nouveau. Mais il faut bien que j’écrive un rapport, puisque ça fait partie du métier. Toujours pas d’ennemis à l’horizon. Le client, toujours aussi cinglé, un peu à cran à notre

arrivée à Paris, semble s’être un peu rassé... ranné... enfin il est mieux, quoi. C’est peut-être la médaille ou la décoration qu’il a achetée cet après-midi. Un gri-gri ou porte-bonheur, je ne sais pas, je suis resté à l’attendre devant la boutique. Voilà comment se sont passées les choses : un peu après midi, le client me dit : Venez avec moi. On aurait dit qu’il m’entraînait tuer un type. On va au Palais-Royal et il entre chez un antiquaire-marchand de médailles et décorations. Attendez-moi dehors, qu’il dit, et surveillez-moi à travers la vitre. Le genre cinglé habituel. Je n’ai eu à tuer personne, personne ne m’a tué, et personne n’a tué personne. Le client est sorti de là tout guilleret. Bon. Et maintenant la page est pleine. Ça me paraît suffisant pour un rapport néant.

Bien à vous

Roger.

— Des conneries, dis-je. Flanquez-moi ça dans le dossier de ce Corbigny, Hélène.

— Bien, patron. Toutes ces lettres et rapports sont sans importance, mais moi j’aime l’ordre. Vous avez l’autre ?

— L’autre quoi ?

— L’autre lettre de Zavatter, reçue il y a quelques jours.

— Je l’ai jetée dans ce tiroir.

— Elle n’y est pas, dit Hélène.

— Mais si, cherchez bien. Ce n’est pas les bijoux de la Bégum, ça. On ne penserait pas à nous la faucher, cette... Nom de Dieu !Je me mis à fouiller dans le tiroir. Ce tiroir qui béait, l’autre nuit, quand j’avais découvert le cadavre de Nick Birikos. La lettre de Zavatter n’y était pas. Aidé d’Hélène, je cherchai partout. Introuvable...

— Introuvable, répéta Hélène.

— Introuvable, parce qu’un de mes cambrioleurs l’a emportée. C’est ce bout de papier qu’ils se sont disputé et c’est pour cette lettre sans intérêt que Birikos est mort. Sans intérêt, pas tellement. Elle constituait une amorce de piste. Hélène, mettez-vous bien ça dans votre jolie petite tête : Birikos et X... s’imaginent que je trempe dans l’affaire du tableau. Birikos et X... acquièrent ensuite la certitude que je trempe dans l’affaire. Ils viennent ici chercher un indice. X... trouve cette lettre et ça le met sur la voie. Il veut certainement garder sa trouvaille pour lui, mais Birikos s’aperçoit qu’il glisse quelque chose dans sa poche. Il sort son pétard et ordonne à l’autre de restituer l’indice. Bagarre et mort de Nick Birikos.

— Mais c’est insensé.

— Pas plus que d’être un gros richard à prétentions philosophiques et se complaire en la compagnie des poètes.

Là-dessus, je pris mon chapeau et sortis. Un taxi me conduisit à toute allure vers le quai où s’amarrait le Tournesol, joli yacht bien propre, balancé par une houle en simili.

Le même marin d’eau douce, engoncé dans son chandail, la casquette nantaise de guingois, le brûle- gueule aux dents, était toujours sur le pont, le regard approximativement dirigé vers les îles Sous-le-Vent. Je grimpai à bord, bousculai le mataf de fête foraine et ouvris la porte de la cabine. Elle était occupée par le vieux père Corbigny, légèrement euphorique, à ce qu’il me sembla, et Zavatter qui bondit sur ses pieds et porta la main à l’aisselle, me prenant sans doute pour les ennemis prévus au contrat d’embauche. Sur la table, des journaux voisinaient avec une bouteille et des verres.

— Monsieur Nestor Burma ! s’exclama Corbigny. Quelle heureuse surprise ! Soyez le bienvenu. Quelle bonne brise vous amène dans nos eaux ?

— J’ai voulu vous donner une démonstration de mon savoir-faire, dis-je. Des fois que vous ayez un jour une énigme épineuse à résoudre, vous pourrez vous adresser à moi sans crainte.

— Très bien, très bien. Monsieur Zavatter, voulez-vous nous verser à boire, s’il vous plaît ?

— Voilà, dis-je. Vous êtes riche, très riche. Vous possédez deux bateaux. L’un s’appelle La fleur rouge de Tahiti ; l’autre, Tournesol...

De temps en temps, Corbigny approuvait, d’un signe de tête :

— ... Le premier, poursuivis-je, c’est un hommage à Gauguin, qui peignit à Tahiti, entre autres tableaux : Les seins aux fleurs rouges. Le second, c’est un hommage à Van Gogh. Je ne vais pas vous dire pourquoi. Vous êtes très calé en histoire de l’art et connaissez mieux que moi l’importance du “ soleil » dans l’œuvre de ce peintre. Vous êtes riche, de goûts raffinés, un brin cynique et vraisemblablement collectionneur. Un de ces collectionneurs chez qui la passion artistique a éteint les scrupules. Vous avez quitté vos châteaux normands et êtes venu à Paris prendre livraison de quelque chose. Quelque  chose de très cher et que vous ne pouviez pas payer par chèque. Et qu’il fallait payer à des gens peu scrupuleux également, par définition, et plus dangereux qu’un collectionneur maniaque. Vous aviez donc besoin d’un garde du corps pour protéger le coquet pacson de millions en espèces que vous trimbalez avec vous, et pour vous protéger vous- même lorsque vous auriez lâché ces millions contre remise du tableau de Raphaël, volé au Louvre. Correct ?