CHAPITRE VI
 
Le père Lucas raconte une histoire

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« En fin de compte, fit Mick à l’adresse d’Annie, comme nous avons pu transporter nos affaires sur les vélos, maman ne viendra pas aujourd’hui. »

Les enfants s’amusèrent beaucoup à ranger les vêtements et les provisions, et Annie plus encore que les autres car elle avait déjà l’âme d’une vraie petite femme d’intérieur.

« Quelle bonne ménagère tu fais ! s’écria François avec satisfaction en constatant qu’elle avait rendu la chambre des garçons nette et confortable. Quand nous aurons poussé les bagages dans le coin, nous disposerons d’assez de place pour dormir… Le garde-manger semble bien garni ! »

Annie contempla les vivres et sourit. Elle pourrait maintenant fournir à la maisonnée des repas consistants. Il lui suffirait de puiser dans ce pâté de campagne, dans ce jambonneau, ces boîtes de sardines, dans les tomates, les belles laitues emballées dans des sachets de matière plastique, dans les pots de confitures, le chocolat, les oranges…

Cet énorme gâteau de Savoie durerait bien deux ou trois jours ! Brave François : il avait pensé à acheter des gaufrettes dont elle raffolait, ainsi que Claude.

Annie se sentit très heureuse. Elle n’éprouvait même plus de remords à la pensée du seau d’eau renversé sur le pauvre Edmond. À la vérité, une bouffée de fierté l’envahissait au souvenir de sa transformation inattendue en tigresse.

« À l’occasion, je pourrais recommencer, pensa-t-elle. De temps en temps, ce serait assez plaisant. Edmond paraissait surpris… Et François encore davantage ! Pauvre Edmond : il se montre beaucoup plus gentil à présent ! »

Rien n’était plus exact. Poli, à l’égard des deux filles, il se prenait moins pour le « centre du monde », ainsi que le remarqua Mick. Les enfants s’installèrent joyeusement dans la chaumière.

Puisque la place manquait vraiment dans la salle à manger-cuisine, ils prenaient la plupart de leurs repas dehors, sur l’herbe tiède et odorante. Annie aimait bien composer les menus; Claude venait quelquefois l’aider, et les garçons portaient les plateaux. Edmond lui-même prenait part à ces travaux; quand Annie le remerciait, son visage s’épanouissait dans un sourire.

Quelle joie de s’asseoir au soleil, au sommet de la falaise ! Ils regardaient le port, commentaient les allées et venues des bateaux, admiraient le panorama superbe qui les entourait.

Claude manifestait une grande curiosité pour l’île qui apparaissait au loin.

« Comment l’appelle-t-on ? » demanda-t-elle à Edmond.

Il ne sut lui répondre : le nom échappait de sa mémoire. En revanche, il se rappelait une histoire bizarre qui courait à son propos.

« Elle appartenait autrefois à un vieil homme solitaire, raconta-t-il. Il habitait une vaste maison, en plein milieu des bois. L’île avait été offerte à ses ancêtres par un roi — je ne me souviens plus lequel. Il restait le dernier de sa famille. Des gens venaient souvent pour essayer de lui acheter l’île, mais il employait des gardes qui empêchaient les visiteurs d’aborder. Ses hommes se montraient très rudes; leur fusil se trouvait toujours à portée de leur main.

— Est-ce qu’ils visaient ceux qui voulaient débarquer ? interrogea Mick.

— Je pense qu’ils tiraient seulement afin de les effrayer et de les faire fuir, dit Edmond. En tout cas, bien des personnes ont eu une peur terrible en s’approchant de la côte. Pan ! Pan ! Les balles sifflaient autour d’eux ! Ma grand-mère m’a raconté qu’un monsieur très riche qu’elle connaissait avait l’intention d’acheter une partie de l’île : son bateau allait accoster quand son chapeau s’est envolé, emporté par un coup de fusil !

— Est-ce qu’il y a encore quelqu’un là-bas ? s’enquit François. Je suppose que le vieux monsieur est mort maintenant. Des héritiers lui ont-ils succédé ?

— Je ne crois pas, fit Edmond. Je ne suis pas bien au courant, mais je connais un pêcheur, le père Lucas, qui pourrait nous en dire plus long : pendant un certain temps, il faisait partie des gardes qui ne laissaient pas approcher les touristes.

— Ce serait intéressant de l’entendre, remarqua Mick avec animation. Où peut-on le trouver ?

— S’il n’est pas parti à la pêche, nous le verrons sans doute chez lui, en train de réparer ses filets.

— Allons-y tout de suite ! s’écria Claude avec impatience. Dago meurt d’envie de se promener. Promenade, Dago ? Promenade ?

— Ouah ! Ouah ! » fit Dago en se redressant d’un bond.

Une promenade ? Comme elle serait la bienvenue ! Le chien se mit à gambader autour de Claude, feignant de lui mordiller les pieds. Edmond tenta d’attraper l’animal, sans succès.

« Je voudrais que tu sois mon chien à moi, dit-il. Tu me suivrais partout ! »

Dago courut alors au petit garçon pour lui donner un coup de langue affectueux. C’était stupéfiant de constater à quel point le chien paraissait aimer Edmond. Ainsi que le répétait volontiers Claude :

« D’habitude, Dago est très difficile dans le choix de ses amis ! Tout de même, Edmond est plus gentil qu’au début… »

Augmenté d’Edmond, le Club des Cinq grimpa la pente et, la porte blanche franchie, il suivit la route qui menait au village. Peu avant les premières maisons, Edmond obliqua à gauche et prit un chemin sinueux qui descendait vers la mer.

Bientôt, le jeune guide désigna du doigt une cabane qui, de loin, se confondait presque avec les falaises.

« Regardez, c’est là qu’habite le père Lucas. Il y vit seul. On le dit sauvage, mais il m’a souvent raconté des histoires passionnantes. »

Filles et garçons, Dagobert sur leurs talons, atteignirent la petite construction vétusté qui semblait déserte.

« Ho ! père Lucas ! cria Edmond. Êtes-vous là ? »

Nul ne répondit.

« Attendez, fit Edmond à l’adresse de ses compagnons. Il se trouve peut-être près de son bateau, dans la crique. »

Il se mit à courir en direction d’une sorte de grosse barre rocheuse qui bouchait la vue, l’escalada avec agilité et agita la main :

« Venez ! Je le vois ! »

Suivi du Club des Cinq, il sauta de rocher en rocher et arriva enfin devant le pêcheur qui, penché sur un filet, s’apprêtait à piquer une navette dans une maille.

« Bonjour, les enfants ! » fit-il en levant son visage tanné par le soleil et l’air du large.

Il tendit la main vers Dago qui lui donna gravement un coup de langue en remuant la queue et qui, après avoir reniflé deux ou trois fois, se coucha, le museau en travers des bras de l’homme.

« Allons ! s’écria le père Lucas avec un rire cordial. Tu t’imagines, mon chien, que je vais rester tout l’après-midi sans rien faire ? Tu te trompes. J’ai du travail, mon vieux, alors lève-toi !

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— Père Lucas, nous voudrions vous demander des renseignements au sujet de l’île qui se trouve en face du port, dit Edmond. Comment s’appelle-t-elle ? Est-elle encore habitée ?

— On l’aperçoit de la maison de la falaise, précisa Mick. Elle paraît bien calme et solitaire.

— Elle l’est », approuva le pêcheur.

Entourant de son bras le cou du chien revenu frétiller près de lui, il se mit à parler. Ses yeux brillants se posaient tour à tour sur chacun des enfants. Il se montrait si simple, si gentil, que garçons et filles le considéraient d’emblée comme un ami de longue date. Assis autour de lui sur les galets de la crique, ils respiraient avec plaisir l’odeur de la mer et des algues que portait la brise légère.

« L’île a toujours eu quelque chose de mystérieux, reprit le père Lucas. Elle se nomme l’île aux Quatre-Vents parce qu’on dirait que tous les vents du ciel s’y donnent rendez-vous. Comme elle est couverte d’arbres qui frissonnent et font entendre des sons plaintifs sous le souffle ininterrompu du vent, certains l’appellent encore l’île-qui-gémit. Mais beaucoup ne parlent d’elle que sous le nom d’île de Malencontre, car ses côtes se hérissent de falaises abruptes, de rochers traîtres et on se perd dans ses bois touffus. »

Le père Lucas s’arrêta un instant et observa, souriant, les enfants attentifs, suspendus à ses lèvres. Conteur né, il savait ménager ses effets. Combien de fois Edmond n’avait-il pas été captivé par ses récits de pêche nocturne où les poissons faisaient preuve de courage et d’intelligence ! C’était une des rares personnes que le petit garçon admirât.

« Continuez, père Lucas, demanda-t-il en posant sa main sur le bras hâlé du pêcheur. Racontez-nous l’histoire du vieux monsieur très riche et très égoïste qui habitait dans l’île.

— Laissez-moi commencer à ma manière, répliqua le pêcheur d’un air digne. Prends patience, sinon je me remets à mon raccommodage. Regarde ce chien, il ne bouge pas, lui, brave bête… Bon, tu parlais du vieillard très riche. Il craignait tant les voleurs qu’il s’est installé dans une île déserte. En plein milieu des bois, il s’est fait construire un grand château. Pour dégager la place nécessaire au bâtiment, il a fallu abattre une centaine d’arbres… Toutes les pierres proviennent du continent. Avez-vous remarqué la carrière abandonnée, à environ deux kilomètres d’ici ?

— Oui, répondit François.

— Eh bien, jeune homme, c’est de cette carrière que furent extraites les pierres utilisées pour bâtir le château. On dit que de grandes barques à fond plat, fabriquées exprès, ont transporté les matériaux jusqu’à l’île. D’ailleurs, on se sert encore aujourd’hui du chemin frayé par les chevaux qui tiraient les lourds chargements de pierres vers le port.

— Êtiez-vous déjà né à cette époque ? demanda Edmond.

— Ah ! non, mon garçon, bien sûr que non ! répliqua le père Lucas dans un grand rire. Cela se passait il y a bien longtemps ! Une fois le château terminé, le vieil homme y renferma des statues magnifiques; il paraît que certaines étaient en or, mais je ne le crois pas. J’en ai entendu des racontars sur les trésors cachés par cet homme dans l’île aux Quatre-Vents : un grand lit d’or massif incrusté de pierres précieuses, un collier de rubis gros comme des œufs de pigeon, une épée splendide dont la poignée vaudrait une fortune, et d’autres objets que j’ai oubliés. »

Il s’interrompit et son regard prit une expression lointaine.

Intrigué, François demanda : « Que sont devenus ces trésors ?

— Attendez donc !… Un jour, les gendarmes reçurent un message leur apprenant que le vieil homme était recherché pour un forfait; ils lui intimèrent l’ordre de se présenter au poste. Bien entendu, le riche vieillard refusa. Le brigadier demanda alors l’aide des soldats… En se réveillant, une semaine plus tard, le propriétaire de l’île aperçut sur la mer deux petits navires de guerre qui s’apprêtaient à accoster. »

Le père Lucas se tut quelques secondes, savourant la curiosité qui brillait dans les yeux de ses jeunes auditeurs.

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«L’un des bateaux sombra, reprit-il, éventré par les récifs dont le capitaine ignorait la présence, mais les gendarmes et les marins parvinrent à nager jusqu’à l’île et se joignirent à l’équipage du navire rescapé pour prendre d’assaut l’étrange château. Le vieux solitaire fut jeté en prison et ses serviteurs dispersés.

— A-t-on trouvé les trésors ? interrogea Mick.

— Pas le moindre ! Certains affirment qu’il ne s’agit que d’une légende, d’autres prétendent qu’ils sont encore dans l’île. Moi, je soutiens que ce n’est qu’une histoire, une bonne histoire, ma foi !

— À qui appartient l’île maintenant ? s’enquit François.

— Quelque temps après un vieux couple s’y est installé. Peut-être ces gens avaient-ils acheté l’île, peut-être la louaient-ils, je ne sais pas. L’homme et la femme ne s’intéressaient qu’aux oiseaux et aux animaux. Ils ne permettaient à personne d’aborder dans leur domaine et employaient même, comme le vieil homme trop riche, des gardes armés qui effrayaient les touristes. Ils voulaient maintenir la paix et la tranquillité pour ne pas troubler les bêtes qui vivaient en liberté… L’idée n’était pas mauvaise ! Quand je travaillais là-bas comme garde, les lapins venaient souvent gambader jusqu’à mes pieds… et les oiseaux se laissaient apprivoiser.

— Que j’aimerais y aller ! s’exclama Edmond avec passion. Je m’amuserais bien avec les bêtes sauvages ! Est-ce qu’on peut s’y rendre ?

— Non, répondit le père Lucas en saisissant sa navette. Depuis que l’homme et la femme sont morts, personne n’a plus habité le château. Un petit-neveu de ces gens s’occupe aujourd’hui de l’île, mais de loin; il n’y vient jamais. Il a engagé, lui aussi, deux gardes qui empêchent les gens de débarquer; il paraît qu’ils sont vraiment méchants. On dirait que cela devient une tradition pour cette île, d’être surveillée par des hommes armés… Et voilà l’histoire de l’île aux Quatre-Vents ! Elle n’est pas très plaisante, elle est plutôt triste. C’est maintenant le territoire des oiseaux et des bêtes.

— C’était passionnant », dit Annie.

Le père Lucas lui sourit en lui tapotant la joue.

« Allons, je dois me remettre au travail. Demain à l’aube, je pars à la pêche; il faut que mes filets soient réparés ! »