CHAPITRE V
Annie se déchaîne
Edmond déposa le seau rempli près d’Annie.
« Veux-tu voir mes scarabées ? demanda-t-il.
— Non, merci, répondit Annie. Je n’aime pas beaucoup ces bêtes-là.
— Tu le devrais ! répliqua Edmond avec sévérité. J’en ai deux qui sont magnifiques. Si tu veux, tu pourras les prendre dans la main. Cela fait drôle de sentir leurs petites pattes qui courent sur la peau.
— Je n’ai pas peur des scarabées, mais je ne tiens pas à ce qu’ils se promènent sur ma main, fit la pauvre Annie qui, en réalité, n’aurait pas touché un de ces insectes pour tout l’or du monde. Laisse-moi passer, Edmond. Si tu étais gentil, tu porterais le seau à la cuisine.
— Je ne suis pas gentil, grommela le garçon. Tout le monde me le dit. N’importe comment, puisque tu refuses d’admirer mes scarabées, je ne porterai pas ton seau.
— Alors, va-t’en ! » s’écria Annie, exaspérée, en saisissant l’anse du récipient.
Edmond alla s’asseoir auprès d’un buisson épais. Penchant la tête au ras de l’herbe, il regarda sous les arbustes. La fillette se sentit mal à l’aise. Se préparait-il à appeler les scarabées ? Elle ne put s’empêcher de poser le seau d’eau pour observer le garçon.
Aucun scarabée ne surgit; en revanche, un autre animal apparut. Un gros crapaud fixa sur Edmond un regard qui semblait exprimer la plus profonde confiance. Annie fut stupéfaite. Comment Edmond savait-il que la bête se cachait là ? Elle frissonna car elle n’aimait vraiment pas les crapauds, mais elle ne pouvait détacher son regard de ce spectacle étonnant.
« Je sais bien qu’ils ont de beaux yeux, pensait-elle, qu’ils sont intelligents et qu’ils mangent les insectes nuisibles. Pourtant, je ne pourrais pas toucher cette bête !»
Edmond l’appela :
« Viens dire bonjour à mon gentil crapaud ! Ensuite, je porterai ton seau. »
Craignant que le garçon ne fît encore sortir un ou deux serpents, Annie souleva le récipient plein d’eau. Quel garçon étrange ! De toutes ses forces, elle souhaita de voir vite revenir ses frères… Elle s’aperçut soudain avec horreur que le crapaud grimpait sur la main d’Edmond. C’en fut trop ! Elle courut vers la maison, non sans renverser une bonne moitié du liquide.
« Je voudrais bien être comme Claude, se dit-elle. Cette bête ne la gênerait absolument pas, elle. Je suis sotte. Il faudrait que j’essaie d’aimer les animaux, sans exception… Oh ! il y a une énorme araignée sur le réchaud ! Edmond ! Edmond ! cria-t-elle. Je t’en prie, viens vite la chasser ! »
Edmond arriva sans se presser le moins du monde. Dieu merci, il avait abandonné son crapaud ! Faisant claquer légèrement sa langue, il tendit la main vers l’insecte velu qui dressa deux petites antennes, se déplaça sur le réchaud et atteignit les doigts du garçon. Annie ne put réprimer un frisson; elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, Edmond et l’araignée avaient disparu.
Elle se remit enfin de ses émotions pour vaquer à ses tâches ménagères.
« Je vais nettoyer la chambre des garçons, décida-t-elle. Ensuite, je frotterai le carrelage de la salle à manger. Il faut aussi que je lave les vitres qui en ont grand besoin… Voilà Edmond qui revient.
— Qu’y a-t-il à manger ici ? demanda-t-il. J’ai faim. »
Bousculant presque Annie, il ouvrit le buffet et en sortit un gâteau de Savoie. Il en coupa une tranche qu’il se mit à dévorer.
« Tu aurais pu m’en offrir un morceau, observa Annie. Tu n’es vraiment pas poli !
— Je n’aime pas être poli ! répliqua Edmond, la bouche pleine. Surtout avec les gens qui s’installent chez moi alors que je ne les ai pas invités.
— Ne dis pas de sottises ! s’exclama Annie, au comble de l’exaspération. D’abord, ce n’est pas ta maison : elle appartient à ta grand-mère. Et puis, tu nous as dit que nous pouvions rester avec Dago.
— Bientôt, Dago deviendra mon chien, affirma Edmond en tournant les talons. Il ne reconnaîtra même plus Claude; il ne me quittera pas, ni de la journée, ni de la nuit ! »
Annie éclata d’un rire méprisant. Dago s’attacher à ce garçon ? Jamais cela ne pourrait se produire ! Dago aimait Claude de tout son cœur de chien et il ne l’abandonnerait sûrement pas pour Edmond, même si celui-ci soufflait dans son pipeau, même s’il prenait sa voix cajoleuse. Annie en mettrait sa main au feu !
« Ne te moque pas de moi, s’écria Edmond, furieux, en s’arrêtant sur le seuil, ou j’appelle ma couleuvre… et ma vipère ! Je vais te faire courir, et vite, pendant des kilomètres !
— Ah ! non ! fit Annie d’un air assuré en se précipitant vers le coin de la pièce. C’est moi qui te regarderai courir ! »
Le seau d’eau à la main, elle s’élança jusqu’à la porte et, d’un mouvement brusque, en projeta le contenu sur Edmond, abasourdi. Il y eut quelqu’un qui fut encore plus stupéfait : François qui, ne voulant pas laisser Annie seule trop longtemps, avait précédé son frère et sa cousine.
Arrivé au moment précis où sa sœur douchait Edmond, il la regarda en écarquillant les yeux. Le visage de la fillette montrait encore une expression féroce. Qu’était devenue la douce, la paisible Annie ?
« Annie ! s’écria-t-il. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’à fait Edmond ?
— François ! » souffla-t-elle, surprise, heureuse évidemment de le voir, mais honteuse qu’il ait été témoin de son geste impulsif.
Trempé de la tête aux pieds, interloqué, ahuri, Edmond cherchait à reprendre son souffle et ses esprits. Annie lui avait semblé si inoffensive, si peureuse : une araignée l’épouvantait…
« Cette fille ! grogna-t-il en se secouant. C’est une vraie tigresse ! Elle m’a lancé de l’eau à la tête… Je ne veux pas qu’elle reste dans ma maison ! »
À la vue du garçon trempé, furieux et étonné, le fou rire secoua François.
« Ainsi, fit-il en frappant Annie sur l’épaule, la souris s’est changée en tigre ! Tu m’avais bien prévenu, mais tu n’as pas perdu de temps ! Voyons, les griffes ont-elles poussé ? »
Attrapant les doigts de sa sœur, il feignit d’examiner les ongles avec attention. Moitié riant, moitié pleurant, Annie cacha ses mains derrière son dos.
« Je n’aurais pas dû arroser Edmond comme cela, dit-elle. Tu comprends, il m’a tellement agacée que j’ai perdu mon sang-froid et…
— Ma foi ! s’écria son frère, c’est quelquefois une bonne chose à faire. De toute façon, le jeune Edmond n’a eu que ce .qu’il méritait. J’espère que l’eau était bien froide ! As-tu ici d’autres vêtements, Edmond ? Oui ? Alors, va vite te changer. »
Le garçon restait planté là, ruisselant, sans manifester la moindre volonté d’obéissance.
« Tu entends ? reprit François. Va te changer. File !»
À la vue du gamin trempé et malheureux, Annie éprouva soudain du remords. Courant vers lui, elle s’écria :
« Excuse-moi ! Je regrette vraiment de t’avoir lancé de l’eau. Je ne sais plus pourquoi je me suis mise à jouer au tigre. »
Edmond esquissa une grimace qui se voulait un sourire. On entendit comme un sanglot.
« Excuse-moi aussi, murmura-t-il. Tu es gentille… Ton nez ressemble à… à celui d’un lapin. »
Il s’élança dans la chaumière et claqua la porte.
« Laisse-le tranquille quelques instants, conseilla François à Annie qui se préparait à suivre Edmond. Cela lui fera du bien. Il n’y a rien de tel qu’un seau d’eau lancé à la figure de quelqu’un pour qu’il devienne raisonnable… Tu l’as sûrement ému en lui demandant pardon. Il n’avait peut-être jamais encore présenté d’excuses à personne !
— Est-ce que mon nez ressemble à celui d’un lapin ? demanda Annie, troublée.
— Heu… Oui, un peu, répondit François d’un ton amusé. Mais tu sais, c’est joli, très joli, un nez de lapin… Je crois qu’après cet intermède, Edmond n’essaiera plus de t’ennuyer. Il ne savait pas que, malgré ton nez de lapin, tu cachais un cœur de tigre ! »
Une dizaine de minutes plus tard, Edmond apparut, habillé de sec. Il portait un tas informe de vêtements humides où se mêlaient les jambes du pantalon et les manches de la chemise.
« Je vais les étendre sur l’herbe pour qu’ils sèchent au soleil », proposa la fillette en les prenant.
Elle sourit. De façon inattendue, Edmond lui rendit son sourire.
« Merci, dit-il. Je me demande comment j’ai fait pour les mouiller ainsi. Il a dû pleuvoir à verse !
— La pluie donne parfois de très bons résultats, constata François en lançant une bourrade amicale à Edmond. Tiens, voilà les autres qui reviennent ! Annie, tu pourras remplir le garde-manger avec les quantités de vivres qu’ils rapportent. On va les rentrer; Edmond, viens nous aider ! »