CHAPITRE II
 
La visiteuse

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Quand François, Mick et Annie arrivèrent à la maison, Claude et le chien Dagobert les attendaient. Posté sur la route, oreilles pointées au vent, Dago remuait sa longue queue. À la vue des bicyclettes débouchant d’un virage, il bondit à une allure folle en aboyant sauvagement, au grand effroi d’un garçon boulanger qui portait un panier.

Le garçon disparut dans un jardin, derrière la première porte qu’il trouva ouverte, en criant à pleins poumons : « Un chien enragé ! Un chien enragé ! »

Après l’avoir dépassé en trombe, Dago, se précipitant vers les trois enfants, les força à mettre pied à terre.

« Cher Dago ! s’écria Annie en caressant le chien. Rentre donc ta langue; un jour, elle finira par tomber ! »

Jappant de plaisir, la queue agitée de mouvements frénétiques, Dago ne cessait de sauter d’Annie à Mick et de Mick à François en leur léchant les mains. On eût dit qu’il ne le avait pas vus depuis un an !

« Allons, cela suffit, mon vieux ! fit Mick en le repoussant pour essayer de remonter en selle. Nous avons déjà joué ensemble hier ! Où est Claude ? »

Avertie par le vacarme produit par Dagobert, Claude, vêtue d’un short et d’une chemisette, accourait au-devant de ses cousins. Ceux-ci se dirigèrent vers elle en souriant joyeusement.

« Je vois que vous avez fait des courses, constata Claude. Tais-toi, Dago, tu parles trop ! Je suis bien contente que tu m’aies invitée, Annie. Papa n’a pas encore retrouvé les papiers qu’il a perdus; chez nous, on se croirait dans une maison de fous : tous les tiroirs sont sens dessus dessous, même ceux du buffet de cuisine ! Quand je suis partie, maman cherchait les documents dans le grenier. Je me demande pourquoi papa croit qu’ils se trouvent là-haut !

— Pauvre Claude ! s’écria Mick avec un petit rire. Je m’imagine très bien oncle Henri en train de crier et de s’arracher les cheveux, alors qu’il a peut-être mis ses notes par erreur dans la corbeille à papiers !

— Sapristi, nous n’y avons pas pensé ! Je vais tout de suite téléphoner à maman pour lui dire d’y regarder. Quelle bonne idée, Mick !

— Pendant ce temps-là, nous rangerons nos vélos, déclara François. Ôte ton nez du rosbif, Dago. Pas question que tu en manges aujourd’hui ! Tu t’es déjà un peu trop régalé hier soir !

— Il a profité d’un moment où j’avais le dos tourné pour engloutir beaucoup de viande, dit Claude. Au fait, qui est cette Mme Pichon ? Devrons-nous goûter avec elle ? J’espérais que nous partirions en promenade.

— Impossible, ma vieille, répondit Mick. Mme Pichon veut nous parler de quelque chose. Il faut donc que nous restions… et que nous montrions mains blanches et belles manières. Aussi, Claude, tâche de bien te conduire ! »

Sa cousine lui lança un coup de poing amical.

« Ce n’est pas juste ! s’exclama Mick, rieur. Tu sais que je ne peux pas te le rendre, puisque je suis plus fort que toi. À propos, tu n’as pas vu, ce matin, Annie gronder comme un tigre et grincer des dents et…

— Tu es bête, Mick ! fit Annie. Il m’a traitée de souris, Claude. Il disait que nous possédions un fauve — toi — et que cela suffisait dans la famille. Alors, je m’en suis prise à lui, et il a été bien étonné !

— Tu n’es pourtant pas taillée pour faire le tigre ! observa Claude.

— Je le pourrais à l’occasion, répliqua Annie, obstinée. Un de ces jours, je vous étonnerai tous : attendez !

— Très bien, coupa François en entourant de son bras les épaules de sa sœur. Venez, maintenant. Nous ferions mieux de rentrer avant que Dago ne déchire les paquets de gâteaux. Arrête de lécher ce sac, Dago ! Tu vas le trouer.

— Il sent les tartelettes aux fraises, remarqua Annie. Est-ce que je lui en donne une ?

— Non ! répondit François. Ce serait du gaspillage. Tu ne te rappelles pas qu’il n’aime pas les fraises ?

— Ouah ! » fit Dago, exactement comme s’il approuvait les paroles du garçon.

Il renifla le papier qui entourait son os.

« Voilà ton déjeuner, Dago, annonça Annie. Il a beaucoup de viande autour… Regardez, maman nous fait signe de la fenêtre. Je pense qu’elle demande le rosbif. Non, Dago, tu n’auras pas de viande. Assis ! Je n’ai jamais vu un chien aussi affamé. On croirait que tu ne le nourris pas, Claude.

— On aurait tort, répondit sa cousine. Dago, suis-moi ! »

Dago obéit, sans pour autant cesser d’observer avec regret les différents paquets que les autres enfants sortaient des sacoches.

Une fois les provisions posées sur la table, la cuisinière les examina tout en gardant l’œil fixé sur Dago.

« Faites sortir ce chien de ma cuisine ! ordonna-t-elle. Quand il se trouve dans les parages, la viande disparaît toujours de façon étrange. Allons, descends, enlève tes pattes de ma table propre ! »

Dago trottina vers la porte. Quel dommage que les cuisinières ne l’aiment pas ! Lui, il leur portait beaucoup d’affection : elles sentaient si bon la nourriture, tant de morceaux appétissants les entouraient; on les lui offrait si rarement… Bon, il reviendrait dans ce lieu de délices lorsque la cuisinière en sortirait ! Peut-être trouverait-il alors quelques miettes oubliées sur le carrelage.

« Bonjour, Claude, dit Mme Gauthier en entrant dans la cuisine. Dago, sors d’ici ! À moins de cent mètres d’un rosbif, je n’ai aucune confiance en toi. Allez, file ! »

Le chien fila. Il estimait la mère d’Annie très gentille mais il savait que, si elle disait : « File », il n’avait plus qu’à obtempérer.

« Pour l’amour du Ciel, ne restez pas dans mes jambes pendant que je prépare le déjeuner ! dit la cuisinière aux enfants. Et fermez la porte, s’il vous plaît. Je ne tiens pas à ce que cet animal vienne renifler autour de moi pour me montrer qu’il a faim, alors qu’il est aussi gras qu’un cochon !

— Il n’est pas gras ! protesta Claude, outrée. Et il n’est pas gourmand ! »

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Pendant ce dialogue, Dago s’était approché de la porte de la cuisine. Il leva le nez d’un air digne, comme s’il se sentait offensé par les propos entendus.

« Vous l’avez atteint dans son amour-propre, remarqua François en riant.

— Je l’atteindrai autrement s’il me gêne dans mon travail ! »

Claude fronça les sourcils, mais les autres ne purent s’empêcher de s’esclaffer.

La matinée s’écoula de façon fort agréable. Les enfants, accompagnés de Dago, se rendirent à la plage, puis suivirent les hautes falaises sous la brise piquante qui leur fouettait le visage. Dago s’élançait vers les mouettes qui osaient se poser sur le sable tiède, toujours surpris lorsque, presque sous sa patte, elles s’élevaient d’un vol paresseux sur leurs ailes étendues.

Au déjeuner, tous montrèrent grand appétit; il n’y eut pas de restes.

« Vous ne pourrez certainement rien manger avant ce soir, les enfants », observa Mme Gauthier.

Mais elle se trompait. À l’heure du goûter, assis devant la table abondamment garnie, François, Mick, Annie et Claude attendaient avec impatience l’invitée qui était en retard.

« Je crois que je ne vais pas beaucoup aimer Mme Pichon, déclara Claude au bout d’un long moment. J’ai une faim de loup et ces gâteaux à la crème sont si tentants ! »

La sonnette retentit enfin. Une vieille dame affable fit son entrée, souriant à chacun.

« Asseyez-vous, madame, dit la mère de François. Nous sommes ravis de vous voir.

— Je suis venue demander quelque chose aux enfants, déclara Mme Pichon. Mais je pense qu’ils goûteront d’abord. »

Après ce préambule, les cousins trouvèrent Mme Pichon bien sympathique. Dago se tenait sagement sous la chaise de Claude qui lui glissait de temps en temps un morceau de pain beurré ou de gâteau.

« Vous êtes sans doute curieux de connaître le motif de ma visite, reprit Mme Pichon quand les assiettes ne continrent plus que des miettes. François, je voulais demander à votre mère si vous trois, ainsi que ce garçon qui, je crois, s’appelle Claude, pouviez me tirer d’un pas difficile. »

Nul ne fit remarquer .que Claude était une fille et que son nom était, en réalité, Claudine. Comme d’habitude, celle-ci fut ravie qu’on la prît pour un garçon. Tous regardaient Mme Pichon, attendant la suite avec intérêt.

« Voilà ce qui se passe, poursuivit-elle. J’habite une jolie maisonnette sur la falaise, au-dessus du port, avec mon petit-fils Edmond, âgé de dix ans, dont je me suis chargée pour les vacances de Pâques. Je dois m’absenter quelques jours pour aller soigner ma cousine qui est malade, mais je ne peux pas laisser Edmond seul. Je me demandais si votre mère vous permettrait d’aller vous installer avec lui pour lui tenir compagnie. Il y a bien une femme de ménage qui vient faire la cuisine et le nettoyage, mais la nuit, Edmond pourrait avoir peur.

— Avez-vous déjà emménagé dans cette belle petite maison d’où l’on a une vue magnifique ? s’enquit Mme Gauthier.

— Oui. Elle n’a rien de moderne : l’eau courante n’est pas installée, l’électricité et le gaz non plus. Nous tirons l’eau du puits et nous nous éclairons aux bougies ou à la lampe à pétrole. Peut-être les enfants aimeraient-ils, avant de prendre une décision, venir voir la maison ? »

Mme Pichon posa un regard interrogatif sur les enfants qui ne savaient que répondre.

« Nous ne manquerons pas d’y aller, répondit la mère de Mick. Si les enfants le désirent, ils pourront y habiter. Ils aiment se sentir indépendants.

— Oui, approuva François. Nous nous rendrons chez vous, madame. Des ouvriers doivent bientôt venir ici repeindre deux pièces, maman serait contente d’être tranquille. De notre côté, bien sûr, cela nous plairait de vivre seuls. »

Mme Pichon se montra extrêmement heureuse.

« C’est donc entendu pour demain, à dix heures ? demanda-t-elle. Vous admirerez le panorama; il est grandiose, grandiose ! Il comprend le port et des dizaines de kilomètres au loin… Maintenant, il faut que je me sauve. Je vais annoncer à Edmond que vous lui tiendrez probablement compagnie. Quand il veut, il est vraiment gentil, vraiment serviable. Je suis certaine que vous vous entendrez bien avec lui. »

Sans savoir pourquoi, François doutait du caractère si doux d’Edmond. En tout cas, il saurait à quoi s’en tenir le lendemain.

« Ce serait amusant d’être de nouveau ensemble, sans grande personne, observa Claude après le départ de Mme Pichon. Je ne crois pas qu’Edmond nous ennuiera. Ce ne doit être qu’un petit peureux qui n’ose pas rester tout seul. Enfin, nous verrons demain ! Peut-être le paysage compensera-t-il la présence de ce cher Edmond ! »

 

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