CHAPITRE VI
Un déjeuner mouvementé
QUELLE joie de coucher dans une grange ! C’est ce que pensait Michel en humant l’odeur du foin. La porte ouverte laissait entrer un petit vent frais ; des étoiles brillaient dans le ciel. Il se sentait bien et s’efforçait de repousser le sommeil qui pourtant finit par le vaincre.
François s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller ; il n’entendit pas le vacarme qui annonçait l’arrivée tardive des Henning. Vers une heure du matin cependant, il s’éveilla en sursaut et s’assit sur son lit, le cœur battant. Que voulait dire le bruit qu’il avait entendu ?
Le son retentit de nouveau et il se mit à rire.
« Que je suis bête ! Ce n’est qu’un hibou ! Ou peut-être même plusieurs. Et ces petits cris ? Une souris ou un mulot ? C’est l’heure où les animaux nocturnes vont à la chasse. »
Il resta l’oreille tendue. Soudain une bouffée d’air frais effleura son visage. Un oiseau avait dû passer au-dessus de lui. Les ailes de hibou se meuvent en silence, il le savait. La souris la plus méfiante ne se doute pas que son ennemi s’approche d’elle. Un nouveau petit cri.
« Le hibou fait bonne chasse, pensa François. Il ne manque pas de gibier ici ; cette grange où des balles de foin et de paille sont entassées doit être pleine de souris. Le fermier a bien besoin qu’on l’en débarrasse. Fais ton travail, mon petit hibou, mais, je t’en prie, ne prends pas mon nez pour une souris ! Ah ! Tu viens de nouveau de passer au-dessus de ma tête. Je t’ai vu… ou plutôt j’ai vu ton ombre. »
Le jeune garçon ne tarda pas à se rendormir. À son réveil, le soleil entrait à flots dans la grange. Il regarda sa montre.
« Sept heures et demie. Moi qui voulais me lever tôt ! Michel, réveille-toi ! »
Michel dormait à poings fermés. Ce fut en vain que François le secoua. Il se contenta de se tourner de l’autre côté. Les lits des jumeaux étaient déjà vides. Après avoir plié leurs draps et leurs couvertures, ils s’étaient esquivés silencieusement.
« Sans nous réveiller, pensa François en enfilant ses chaussettes. Je me demande si je peux faire ma toilette à la pompe de la cour. Michel, réveille-toi ! cria-t-il. Si je te laissais là, tu dormirais jusqu’à dix heures. »
Michel entendit les derniers mots et se redressa.
« Dix heures ? Sapristi ! Dire que j’ai fait le tour du cadran. Je m’étais pourtant bien promis de ne pas être en retard pour le déjeuner. Je…
— Calme-toi, reprit François qui brossait ses cheveux. J’ai dit que, si je te laissais là, tu dormirais jusqu’à dix heures. En réalité, il n’est que sept heures et demie.
— Tant mieux, dit Michel en se rallongeant. Je peux m’offrir encore dix minutes de sommeil.
— Les jumeaux sont déjà partis, dit François. Je me demande si les filles sont levées. Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Quelque chose le frappait dans le dos. François se retourna ; c’était sans doute Junior ou un des Daniels qui se livrait à une plaisanterie stupide.
« Tiens ! C’est toi, Zoé ! dit-il en voyant l’oiseau sur son oreiller. Tu as le bec bien pointu.
— Crâ ! crâ ! », répondit la pie.
Elle se percha sur son épaule. François en fut d’abord flatté, mais elle lui pinça l’oreille ; il se serait volontiers passé de cette faveur.
« Prends-la », dit-il à Michel.
Zoé sauta sur la montre que Michel avait posée sur un sac à côté de lui, la saisit dans son bec et s’envola. Michel poussa un cri de colère.
« Rapporte-moi ça, espèce d’idiote ! Tu vas la casser. C’est un objet inutile pour toi ! Elle m’a pris ma montre, François. Qui sait où elle l’emportera !
— Elle a disparu au milieu des poutres, dit François. Il faudra avertir les jumeaux. Ils savent peut-être où elle a sa cachette. Pourquoi n’a-t-elle pas pris la montre de Junior ? J’aurais bien rit.
— Crâ ! crâ ! », cria l’oiseau comme s’il comprenait.
Mais, pour répondre, il avait été obligé d’ouvrir le bec ; la montre tomba et rebondit sur un sac ; Zoé se précipita pour l’attraper. Michel la devança ; il reprit sans peine son bien qui avait glissé entre deux ballots de foin. La pie remonta au plafond en poussant des cris de colère.
« Je te défends de jurer, dit Michel en attachant le bracelet de cuir à son poignet. Tu devrais avoir honte de toi. »
Les deux garçons quittèrent la grange pour se rendre à la ferme. Tout le monde était levé ; tous les deux rougirent de leur paresse. Le déjeuner était disposé sur la table, mais déjà plusieurs personnes avaient terminé ce premier repas.
« Les filles ne sont pas encore descendues », remarqua Michel en montrant les bols aux places qu’Annie et Claude avaient occupées la veille. « Les jumeaux, eux, sont déjà au travail. Il ne reste plus que nos quatre couverts. Voici Mme Bonnard. Excusez-nous de nous lever si tard. Nous n’arrivions pas à nous réveiller.
— C’est tout naturel, répliqua Mme Bonnard en souriant. Je ne m’attendais pas à ce que vous vous leviez à l’aube. Les vacances sont faites pour dormir et se reposer. »
Elle posa sur la table le plateau qu’elle tenait.
« C’est pour M. Henning. Il sonne quand il veut son déjeuner. Le plateau de Junior est là-bas. Je verse le café dans le pot quand j’entends la sonnette », dit-elle.
Elle sortit. Sur le plateau était disposé un repas copieux, tel que l’aiment les Américains : du jambon, des œufs à la coque, des fruits. Les deux garçons firent leurs tartines et se servirent de café au lait ; enfin les deux filles, encore mal réveillées, descendirent avec Dagobert.
« Dépêchez-vous, paresseuses ! s’écria Michel avec une indignation feinte. Asseyez-vous. Je vais vous servir votre café.
— Où est Junior ? Il n’est pas encore levé, j’espère ? dit Claude avec inquiétude. Je n’ai pas oublié mon pari ; je veux lui monter son déjeuner.
— Je ne sais pas si c’est bien prudent de te le permettre, remarqua François. J’espère que tu ne lui jetteras pas le plateau à la tête, Claude. Ou que tu ne te livreras pas à des plaisanteries de mauvais goût.
— Je ne m’engage à rien, répliqua Claude en mordant dans une tartine. Je suis prête à tout pour gagner le canif neuf de Michel.
— Ne taquine pas trop Junior, reprit François d’un ton sérieux. Il ne faut pas que les Henning s’en aillent ; leur départ ferait un gros trou dans le budget de Mme Bonnard.
— Bon, bon, dit Claude. Laisse-moi tranquille. Fais-moi encore passer le beurre, Michel.
— Je te recommande cette gelée de groseille, dit Michel en se servant. Elle est délicieuse. Je pourrais en manger toute la journée. »
Les deux filles ne s’occupèrent plus que de leur déjeuner ; elles venaient de vider leur bol quand un carillon se fit entendre. Elles sursautèrent. Mme Bonnard revint aussitôt.
« C’est la sonnette de M. Henning ! dit-elle.
— Je monterai le plateau, dit Annie. Claude servira Junior.
— Oh ! non, je ne veux pas », dit Mme Bonnard inquiète.
À ce moment, un autre carillon, plus insistant encore, retentit.
« C’est Junior, dit-elle. Il imagine que je suis sourde.
— Qu’il est mal élevé ! » s’écria Michel.
À sa grande joie, Mme Bonnard ne protesta pas. Annie attendit que le plateau de M. Henning fût prêt et le saisit.
« Je vais le porter », dit-elle d’une voix décidée.
Mme Bonnard lui adressa un sourire de reconnaissance.
« Sa chambre est au premier étage à gauche, dit-elle. Il aime que je tire ses rideaux quand je lui apporte son déjeuner.
— Faut-il tirer aussi ceux de Junior ? » demanda Claude.
Elle parlait d’une voix si mielleuse que les garçons lui jetèrent un regard soupçonneux. Que manigançait-elle ?
« Moi, je le fais, répondit Mme Bonnard. Mais vous n’y êtes pas obligée. Merci beaucoup, ma petite. »
Annie était déjà montée avec le déjeuner de M. Henning ; Claude saisit le plateau de Junior et se mit en marche. Elle cligna de l’œil à Mick.
« Prépare ton canif », dit-elle.
Puis elle disparut avec un rire qui ne présageait rien de bon. Elle gravit l’escalier sans se presser ; Dagobert la suivait, très intrigué, se demandant où allait Claude ainsi chargée.
La porte de Junior était fermée. Claude l’ouvrit d’un violent coup de pied. Elle entra bruyamment et posa le plateau sur la table d’un geste si brusque que le café rejaillit du pot. En toussant, elle alla à la fenêtre pour tirer les rideaux à grand fracas.
Junior, sans doute, s’était rendormi, la tête sous les draps. Claude renversa une chaise ; le jeune Américain se redressa, un peu effrayé.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Ne pouvez-vous pas m’apporter mon déjeuner sans… »
Il s’aperçut alors que Claude, et non pas l’aimable Mme Bonnard, était dans la chambre.
« Partez ! dit-il avec colère. En voilà une idée de faire tout ce vacarme ! Refermez les rideaux, le soleil me fait mal aux yeux… Oh ! vous avez renversé le café ! Pourquoi Mme Bonnard ne m’a-t-elle pas apporté mon déjeuner ? Elle connaît mes habitudes… Posez le plateau sur mes genoux comme elle le fait. »
Claude remonta la couverture, prit le plateau et le posa violemment sur les genoux de Junior. Quelques gouttes de café brûlant tombèrent sur le bras nu du jeune garçon qui poussa un cri. Son poing levé s’abattit sur l’épaule de Claude.
Il s’en repentit aussitôt. Dagobert, qui était à la porte, bondit sur le lit en grognant. Saisissant Junior par le col de son pyjama, il l’entraîna sur le parquet. Il le maintint là avec ses grosses pattes, sans cesser de gronder.
Claude, qui avait prestement retiré le plateau, feignait de ne rien remarquer. Elle fit le tour de la pièce en fredonnant, très occupée à ramasser les vêtements jetés à terre et à remettre de l’ordre sur la table de toilette. Elle laissait Dagobert agir à sa guise. La porte était fermée ; personne ne pouvait entendre les protestations de la victime.
« Claude… appelez votre chien ! suppliait Junior. Il va me mordre ! Claude ! Je le dirai à papa. Je regrette de vous avoir frappée. Je vous en prie, rappelez votre chien ! »
Il fondit en larmes ; Claude lui lança un regard de mépris.
« J’ai bien envie de vous laisser là toute la matinée aux bons soins de Dago, dit-elle. Mais, pour cette fois, je serai indulgente. Viens, Dago, lâche ce petit bon à rien ! »
Junior pleurait toujours ; il remonta dans son lit et releva le drap sur sa tête.
« Je ne veux pas déjeuner, dit-il entre deux sanglots. Je me plaindrai à papa. Vous verrez ce qu’il vous fera.
— C’est ça, plaignez-vous à votre père », dit Claude en le bordant de telle sorte qu’il ne pouvait plus faire un mouvement. »Moi, je me plaindrai à Dagobert, et c’est à lui que vous aurez affaire.
— Vous êtes le garçon le plus horrible que j’ai jamais vu », dit Junior, à bout d’arguments.
Claude se mit à rire. Il la prenait pour un garçon ? Tant mieux !
« Mme Bonnard ne vous montera plus votre déjeuner, décréta-t-elle. Ce sera moi en compagnie de Dagobert. Saisi ? Si vous osez sonner plus d’une fois le matin, vous vous en mordrez les doigts.
Je vous en prie,
rappelez votre chien ! »
— Je ne veux plus qu’on me monte mon déjeuner ! geignit Junior d’une voix faible. J’aime mieux descendre. Je ne veux pas que vous reveniez.
— Parfait. Je le dirai à Mme Bonnard, promît Claude. Si vous changez d’idée, avertissez-moi. Je me ferai un plaisir de vous servir. Dagobert aussi ! »
Elle sortit en claquant la porte. Dagobert la précédait dans l’escalier, un peu perplexe mais satisfait. Junior, dès le début, lui avait inspiré une vive antipathie. Claude entra dans la cuisine. François et Michel l’interrogèrent du regard.
« Tu as perdu ton pari, Michel, annonça-t-elle. Le canif, s’il te plaît. Non seulement je lui ai porté son déjeuner, mais par accident j’ai renversé du café brûlant sur lui. Dagobert l’a tiré du lit et l’a maintenu par terre. C’était à mourir de rire ! Le pauvre Junior ne veut plus qu’on le serve dans sa chambre. Il descendra tous les matins.
— Bravo, Claude ! » dit Michel.
Il lui tendit son canif par-dessus la table.
« Tu mérites bien une récompense. Mais c’est le dernier pari que je fais avec toi ; mets-toi bien cela dans la tête. »