CHAPITRE II
 
La ferme des Trois-Pignons

 

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LES cinq enfants, escortés de Dagobert qui trottait près d’eux, descendirent la rue du village, chaude et poussiéreuse, puis prirent le chemin que la petite fille leur avait désigné.

« Attendez une minute ! » s’écria Annie en s’arrêtant devant une boutique. « Regardez ! Quel drôle de magasin… Des antiquités. Voyez ces vieux chandeliers de cuivre… J’aimerais en acheter pour les apporter à maman. Et ces belles estampes !

— Oh ! non… pas maintenant Annie ! protesta François. Tu es assommante avec ta manie des objets anciens. Des chandeliers de cuivre ! Maman en a déjà des quantités. Si tu crois que tu vas nous entraîner dans cette boutique sombre et poussiéreuse…

— Je n’y entre pas maintenant, interrompit Annie. Mais je suis sûre d’y trouver des objets amusants. Je reviendrai toute seule. »

Elle regarda le nom inscrit sur la boutique. « Martin Francville… Le même nom que le village, comme c’est drôle ! Je me demande si…

— Viens, Annie », dit Claude impatientée.

Dagobert la tira par sa jupe. Annie jeta un regard de regret à la petite boutique et suivit les autres, bien décidée à revenir plus tard.

Ils suivirent le chemin en lacet, bordé de hautes herbes et de coquelicots qui s’inclinaient sous la brise ; au bout d’un moment, ils aperçurent la ferme. C’était une grande bâtisse aux murs blanchis à la chaux, surmontés par les pignons qui lui donnaient son nom ; ses petites fenêtres de forme ancienne indiquaient que la construction ne datait pas d’hier. Des roses blanches et rouges couvraient la façade ; la porte de bois était ouverte.

Les Cinq montèrent les marches du perron ; sans entrer, ils jetèrent un regard à l’intérieur. Ils aperçurent un coffre de chêne et un fauteuil sculpté. Un tapis, usé jusqu’à la corde, recouvrait les dalles ; une horloge à gaine faisait entendre un tic-tac bruyant. Un chien aboya ; Dagobert, immédiatement, lui répondit.

« Ouah ! ouah !

— Tais-toi, Dagobert ! » s’écria Claude.

Elle craignait l’arrivée d’une meute de chiens de garde. Elle chercha un bouton de sonnette ou un marteau et n’en trouva pas. Mick aperçut une belle poignée en fer forgé qui pendait près de la porte. À tout hasard, il la tira ; aussitôt, un carillon qui résonna dans les profondeurs de la ferme les fit tressaillir. Les Cinq attendirent en silence. Enfin des pas claquèrent sur les dalles ; deux enfants parurent.

Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. « Je n’ai jamais vu des jumeaux aussi semblables », pensa Annie étonnée. François leur adressa son sourire le plus amical.

« Bonjour. Nous sommes les trois Gauthier, avec notre cousine Claude Dorsel. Je pense que vous nous attendez. »

Les jumeaux les regardèrent sans un sourire et hochèrent la tête en même temps.

« Par ici », dirent-ils d’une seule voix.

Ensuite, ils firent demi-tour et s’éloignèrent. Les nouveaux venus échangèrent un regard étonné.

« Pourquoi sont-ils si raides et si hautains ? » chuchota Michel en prenant un visage de bois à l’imitation des jumeaux.

Annie se mit à rire. Tous suivirent les deux enfants, qui étaient vêtus de shorts bleu marine et de chemises de la même couleur. Ils traversèrent le vestibule, passèrent devant un escalier et entrèrent dans une immense cuisine qui, de toute évidence, servait aussi de salle à manger.

« Les Gauthier, maman ! » annoncèrent les jumeaux en même temps.

Après cette brève présentation, ils disparurent par une autre porte. Les enfants se trouvèrent devant une femme sympathique qui, les mains blanches de farine, pétrissait la pâte d’un gâteau. Elle leur adressa un sourire de bienvenue.

« Je ne vous attendais pas si tôt. Excusez-moi de ne pas pouvoir vous serrer la main ; je fais des galettes pour le goûter. Je suis bien contente de vous voir. Avez-vous fait bon voyage ? »

Sa voix était accueillante et son sourire réconfortant. Les Cinq furent aussitôt conquis. François posa la valise qu’il portait et jeta un regard autour de lui.

« Quelle belle pièce ! dit-il. Continuez votre travail, madame Bonnard, nous nous débrouillerons tout seuls. Indiquez-nous simplement notre chambre. C’est si gentil d’avoir bien voulu nous recevoir !

— Je suis très contente, dit Mme Bonnard. Votre tante vous a sans doute dit que la ferme ne rapporte pas beaucoup ; nous prenons des pensionnaires. J’ai en ce moment un Américain, M. James Henning, et son fils qui se nomme aussi James mais qu’on appelle Junior. Aussi suis-je très occupée.

— Ne vous dérangez pas pour nous, déclara Michel. Nous nous contenterons d’un lit de camp dans une grange, si vous manquez de place. Nous pourrions même dormir sous une meule de foin. Nous sommes habitués à coucher à la belle étoile.

— Vous êtes très accommodants, dit Mme Bonnard en se remettant à pétrir sa pâte. J’ai une pièce pour les filles, mais vous, les garçons, vous serez obligés de partager la chambre du jeune Américain ; cela ne vous plaira peut-être pas beaucoup.

— Je suis sûr que nous nous entendrions bien, dit François, mais nous préférerions être seuls, mon frère et moi. Pourquoi ne pas nous installer dans une grange ? Nous serions très contents. »

Le bon visage de Mme Bonnard était soucieux et fatigué. Annie eut un élan de compassion. Ce ne devait pas être agréable d’avoir sa maison pleine d’étrangers plus ou moins sympathiques. Elle s’approcha de la fermière.

« Dites-nous comment nous pouvons vous rendre service, Claude et moi, proposa-t-elle. Nous savons faire les lits, épousseter, laver la vaisselle. Chez nous, en vacances, nous participons aux travaux du ménage.

— Ce sera un plaisir de vous avoir ici, dit Mme Bonnard en les regardant l’un après l’autre. Mais je ne veux pas que vous vous fatiguiez. Les jumeaux me secondent de leur mieux ; ils ne perdent pas une minute, car ils aident aussi leur père. Montez l’escalier : vous verrez deux chambres, une de chaque côté du palier. Celle de gauche est pour les filles ; l’Américain occupe l’autre. Vous, les garçons, allez voir la grange et vous déciderez si vous voulez qu’on y dresse des lits de camp. Les jumeaux vous accompagneront. » Les jumeaux revinrent aussitôt et restèrent debout, en silence, épaule contre épaule ; même taille, mêmes traits ; ils étaient absolument pareils. Claude les examina un moment.

« Quel est votre nom ? demanda-t-elle à l’un d’eux.

— Daniel. »

Elle se tourna vers l’autre.

« Et vous ?

— Daniel.

— Vous n’avez tout de même pas le même nom ? s’écria Claude.

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— Je vais vous expliquer, intervint leur mère. Le garçon s’appelle Daniel et la fille Danièle, mais la différence ne se remarque que si les noms sont écrits. Alors, pour tout le monde, ils sont « les Daniels ».

— Je croyais que c’étaient deux garçons ! s’écria Michel. Je ne pourrais pas les distinguer l’un de l’autre.

— Ils sont fiers de leur ressemblance, dit Mme Bonnard. Puisque Daniel-garçon ne peut pas avoir les cheveux longs, Danièle-fille fait couper les siens. Il m’arrive à moi-même de les confondre.

— Ces filles qui veulent qu’on les prenne pour des garçons, quelle drôle d’idée ! » remarqua Michel avec un clin d’œil à l’adresse de Claude qui riposta par un regard furieux.

« Faites monter les Gauthier et Claude Dorsel au premier étage, ordonna Mme Bonnard aux jumeaux. Puis accompagnez les garçons dans la grande grange. Si elle leur plaît, on y dressera des lits de camp.

— C’est là que nous couchons ! » protestèrent en même temps les Daniels qui se renfrognèrent comme Claude.

« Vous ne devriez pas, reprit leur mère. Je vous ai dit de porter vos matelas dans le petit hangar près de l’étable.

— Il y fait trop chaud, dirent les jumeaux.

— Bien sûr que non, dit Mme Bonnard en jetant aux Daniels un regard de reproche. Il y a place pour vous tous dans la grande grange. Allez, obéissez. Emmenez-les tous les quatre dans la chambre du premier avec les valises, puis redescendez pour montrer la grange à François et à Michel. »

Toujours maussades et révoltés, les jumeaux s’avancèrent pour prendre les valises. Michel les devança.

« Nous les porterons nous-mêmes, dit-il. Nous n’avons pas l’intention de nous faire servir. »

Il saisit une valise ; François l’imita et ils suivirent les Daniels. Claude, plus amusée que fâchée, leur emboîta le pas avec Dagobert. Annie s’attarda pour ramasser une cuiller que Mme Bonnard avait laissée tomber.

« Merci, ma petite, dit la fermière. Ne faites pas attention à l’attitude des jumeaux. Ils ont des cœurs d’or. Ils n’aiment pas que des étrangers s’installent chez nous, c’est tout. Promettez-moi de ne pas vous vexer. Je veux que vous soyez tous heureux ici. »

La fermière paraissait sincèrement anxieuse ; Annie se hâta de sourire pour la rassurer.

« Je vous le promets, à condition que vous promettiez de ne pas vous tourmenter à notre sujet, répondit-elle. Nous pouvons nous débrouiller seuls ; nous y sommes habitués. Je vous en prie, quand vous aurez quelque chose à faire, dites-le-nous. »

Elle monta l’escalier ; les autres étaient déjà dans une des deux chambres du premier étage ; c’était une grande pièce blanchie à la chaux avec une petite fenêtre, une immense cheminée et un beau parquet.

« Regardez, dit Michel. C’est du chêne blanchi par les années. Cette ferme doit être vraiment très ancienne. Et ces poutres qui vont d’un mur à l’autre ! Quelle belle maison vous habitez, les jumeaux ! »

Les Daniels se dégelèrent un peu et hochèrent la tête.

« On pourrait vous prendre pour des automates, leur dit Michel. Vous prononcez les mêmes mots en même temps, vous marchez du même pas, vous hochez la tête à l’unisson… Savez-vous sourire ? »

Les jumeaux le regardèrent avec une antipathie évidente, Annie donna un coup de coude à Michel.

« Tais-toi, Michel, ne les taquine pas, dit-elle. Ils vont vous montrer leur grange. Nous en profiterons pour défaire nos valises, nous vous avons apporté du linge et des vêtements. Quand nous serons prêtes, nous descendrons.

— Dépêchez-vous », ordonna Michel avant de sortir avec François.

Le jeune Américain avait laissé sa porte ouverte. Un désordre effroyable régnait dans la pièce ; tout était sens dessus dessous. Michel ne put retenir une exclamation.

« Quel fouillis ! »

Quand il eut descendu quelques marches, il se retourna pour voir si les Daniels les suivaient. Restés sur le palier, les jumeaux brandissaient le poing en direction de la chambre de l’Américain.

Ils détestent le nommé Junior, pensa le jeune garçon. Espérons qu’ils ne nous prendront pas en grippe. « Allons voir la grange, ajouta-t-il tout haut. Pas si vite, François ! Attendons les maîtres de la maison, c’est préférable. »