CHAPITRE XIII
 
La vengeance de Junior

 

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LÉMOTION intense des six enfants se communiqua à leurs animaux favoris. Dagobert aboya de toutes ses forces ; Friquet lui fit chorus ; la pie se trémoussait sur l’épaule de Daniel avec des cris aigus. Junior, qui avait vu partir le petit groupe et le suivait de loin s’arrêta, surpris, derrière une haie. Que signifiait cette agitation ? Qu’avaient trouvé Dagobert et Friquet ? Il constata que les enfants se séparaient pour gravir la colline, en s’arrêtant à chaque pas. Dagobert marchait derrière Claude, très intrigué. Si ses jeunes amis lui avaient expliqué ce qu’ils cherchaient, il aurait pu les aider. Junior se gardait bien de quitter l’abri de la haie. Il savait que, s’il s’approchait trop, Dagobert signalerait sa présence par des aboiements bruyants.

Soudain, les Daniels poussèrent un cri. Les autres se retournèrent ; les jumeaux les appelaient en faisant de grands gestes.

« Venez voir ! Vite ! »

Tous se hâtèrent de les rejoindre devant une grande cuvette, à environ cinquante mètres du sommet de la colline.

« Regardez, dit Daniel, en décrivant un cercle avec son bras. Il me semble que le château pouvait s’élever là ; qu’en dites-vous ? » 

Les deux garçons et les deux filles regardèrent la dépression que leur indiquaient les jumeaux. En forme d’assiette à soupe, elle était certainement assez spacieuse pour avoir abrité un édifice de grandes dimensions. Des herbes drues, d’un vert un peu plus foncé que les autres, la tapissaient. François posa la main sur l’épaule de Daniel.

« Oui, je parie que le château s’élevait là. Pourquoi ce creux, comme si le sol s’était affaissé ? C’est qu’un bâtiment très lourd pesait dessus autrefois. Ce ne peut être que le château.

— N’est-ce pas trop loin du… comment appelles-tu ça ? Je ne pourrai jamais retenir un mot si savant… du dépôt d’ordures ? demanda Annie d’un ton anxieux en se retournant pour mesurer la distance.

— Non, juste à distance convenable, répondit François. Il ne fallait pas que le dépôt soit trop près. Les jumeaux, je suis presque sûr que vous avez trouvé l’emplacement du château ; je parie que si nous avions des foreuses nous dégagerions les oubliettes, les caves, les passages souterrains avec tout leur contenu. »

Rouges d’émotion, les jumeaux contemplèrent solennellement la cuvette envahie par les herbes.

« Quelle chance ! Ce terrain nous appartient encore ! s’écrièrent-ils ensemble. Que va dire maman ?

— Beaucoup de choses, répliqua Michel. C’est sans doute la fin de ses soucis. Mais prenons bien garde ; ne disons rien encore, de peur d’éveiller les soupçons de M. Henning. Allons demander à Roger de nous prêter des pioches et des pelles. Nous lui dirons que nous voulons nous amuser à faire des fouilles parce que nous avons trouvé des morceaux de vieilles poteries sur la colline. Nous saurons bientôt si nous avons découvert le véritable emplacement du château.

— Bonne idée », dit Michel, tout ému à la perspective de pénétrer bientôt dans les vieilles oubliettes. « Essayons de calculer les dimensions de cette cuvette. »

Après en avoir fait plusieurs fois le tour, ils se furent convaincus qu’elle était assez spacieuse pour avoir contenu les fondations d’un grand château. La couleur de l’herbe les intriguait.

« Il arrive que l’herbe marque l’endroit où se trouvaient des habitations, dit François. C’est l’aventure la plus palpitante qui nous soit jamais arrivée… Je suis si content que ce soient les jumeaux qui aient fait la découverte. Après tout, c’est leur ferme !

— N’est-ce pas Junior qui court là-bas ! » s’écria Claude qui voyait Dagobert dresser les oreilles et flairer le vent. « Oui, c’est lui. Il nous a espionnés !

— Il en est certainement pour ses frais, remarqua François en suivant des yeux la silhouette qui s’éloignait. Je ne crois pas qu’il sache qu’un château s’élevait autrefois ici ; d’ailleurs il n’a pas pu deviner que nous cherchions son emplacement. Il nous surveille, voilà tout. »

Mais Junior était très bien renseigné puisqu’il avait entendu la conversation des enfants dans le poulailler. Il n’ignorait donc pas ce qu’ils cherchaient. Il les avait suivis d’aussi près qu’il l’avait osé, guettant leurs gestes, attentif au son de leurs voix ; maintenant, il était pressé de communiquer à son père le résultat de son espionnage.

Devant la ferme, M. Henning et M. Durleston parlaient encore de la vieille cheminée.

« Elle vaut la peine d’être achetée, disait M. Durleston. Vous pourrez la reconstituer dans votre maison. Elle est très belle, très ancienne et…

— Papa, papa, écoute ! » cria Junior en s’élançant vers les deux hommes.

M. Durleston ne cacha pas sa contrariété. Il fronça les sourcils ; sans le remarquer, Junior se suspendit au bras de son père.

« Papa, je sais où était autrefois le château ! Il y a des oubliettes en dessous et des souterrains pleins de trésors. J’en suis sûr, papa. Ces enfants ont trouvé l’endroit ; je les ai suivis sans qu’ils s’en doutent.

— Qu’est-ce que tu racontes, Junior ? demanda son père ennuyé d’être interrompu dans sa conversation. Tu dis des bêtises ; tu ne sais absolument rien sur les oubliettes et tout le reste.

— Si, si ! Ils en parlaient tous les six dans le poulailler… je t’assure, cria Junior en saisissant de nouveau la manche de son père. Papa, ils ont trouvé un dépôt d’ordures qui appartenait au château. Ils lui ont donné un nom extraordinaire. Un…un…

— Un kjœkkenmœdding ? demanda M. Durleston, brusquement intéressé.

— Oui, c’est le mot, dit Junior, triomphant. Avec des os et des fragments de poterie. Ensuite ils ont cherché remplacement du château… Ils ont dit que ce n’était sûrement pas très loin…

— Ils ont eu raison, dit M. Durleston. Un kjœkkenmœdding doit indiquer le lieu où s’élevait l’habitation du seigneur. Monsieur Henning, c’est extrêmement intéressant. Si vous obteniez la permission de faire des fouilles, ce serait…

— Oh ! mon Dieu ! s’écria M. Henning, les yeux lui sortant de la tête. Je vois d’ici les manchettes des journaux : « Un Américain découvre l’emplacement d’un vieux château oublié depuis des siècles ! Il met au jour des souterrains où se trouvent des coffres remplis de pièces d’or… »

— Pas si vite, pas si vite ! dit M. Durleston. Il n’y aura peut-être rien du tout. Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Attention, pas un mot aux journaux, Henning. Il ne faut pas que des tas de gens envahissent la ferme et fassent monter les prix.

— Je n’avais pas pensé à cela, dit M. Henning tout penaud. Ne craignez rien, je serai prudent Que conseillez-vous ?

— Je vous conseille de pressentir M. Bonnard… pas le vieux grand-père, mais le fermier lui-même… Offrez-lui une somme pour avoir l’autorisation de creuser là-bas sur la colline, dit M. Durleston. Par exemple cinq cents dollars. Puis, si vous trouvez quelque chose d’intéressant, vous lui proposerez encore cinq cents dollars pour vous assurer la possession du contenu des souterrains. Les moindres objets auront de la valeur à cause de leur ancienneté. Oui, c’est le conseil que je vous donne.

— Je le suivrai, dit M. Henning au comble de l’émotion. Il me paraît excellent. Vous resterez ici pour expertiser mes trouvailles, n’est-ce pas, monsieur Durleston ?

— Certainement, certainement, si vous êtes prêt à me verser des honoraires, répliqua M. Durleston. Il serait peut-être préférable que je discute moi-même avec le fermier. Vous êtes si agité que vous en diriez trop long. Venez avec moi, mais laissez-moi parler.

— Oui, oui, chargez-vous de tout », approuva M. Henning, heureux comme un roi.

Il mit la main sur l’épaule de Junior. « Bravo, mon fils ! Tu nous as rendu un grand service. Mais, motus, n’en parle à personne.

— Sûr que non, dit Junior. Pour qui me prends-tu ? J’ai la bouche cousue. Je suis bien trop content de me venger de ces garçons et de ces filles ! Montez en haut de la colline ; M. Durleston saura tout de suite s’ils se sont trompés ou non. »

Lorsque les six enfants et les chiens furent retournés à la ferme afin d’exécuter les travaux dont ils avaient la charge, M. Henning et M. Durleston montèrent avec Junior pour examiner le kjœkkenmœdding et l’emplacement du vieux château. M. Henning ne pouvait contenir sa joie ; M. Durleston lui-même se dégelait ; il hochait la tête avec animation.

« C’est bien cela, j’en suis persuadé, dît-il. Nous entamerons les pourparlers ce soir, quand le grand-père sera couché. Il pourrait mettre des bâtons dans nos roues. Malgré son âge, il voit clair et il comprend tout ce qui se passe. »

Le soir, après le dîner, quand le grand-père fut monté dans sa chambre, M. Henning et M. Durleston eurent une conversation secrète avec M. et Mme Bonnard. Le fermier et sa femme eurent la plus grande surprise de leur vie. Quand ils apprirent que M. Henning était prêt à leur signer un chèque de cinq cents dollars pour avoir le droit de faire quelques fouilles, Mme Bonnard fut si heureuse qu’elle en eut les larmes aux yeux.

« M. Henning vous versera encore de l’argent s’il découvre quelque chose qu’il veuille emporter aux Etats-Unis, termina M. Durleston.

— C’est presque trop beau pour être vrai, murmura Mme Bonnard. La ferme a besoin de tant de réparations, n’est-ce pas, André ? »

M. Henning sortit son chéquier et son stylo, sans laisser à M. Bonnard le temps de dire un mot. Il rédigea le chèque et le tendit au fermier.

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« J’espère vous en signer encore d’autres, dit-il. Merci, monsieur. Demain j’aurai des ouvriers qui commenceront les fouilles.

— Je dresserai un contrat en bonne et due forme, ajouta M. Durleston qui voyait l’hésitation de M. Bonnard. Mais vous pouvez encaisser ce chèque tout de suite. Nous vous laissons maintenant. »

Le lendemain, Mme Bonnard annonça la nouvelle aux jumeaux qui furent frappés de stupeur ; ils coururent la communiquer à leurs quatre amis. Les deux garçons et les deux filles les écoutèrent, étonnés et furieux.

« Comment ont-ils deviné tout cela ? Comment savent-ils que nous avons trouvé l’emplacement du château ? demanda Michel. Je parie que c’est Junior qui les a mis sur la piste. Je parie qu’il nous a espionnés. Il me semblait bien avoir vu trois personnes monter sur la colline hier soir. Sans doute M. Henning avec son ami et Junior.

— Je suppose qu’il n’y a plus rien à faire, remarqua Claude d’une voix irritée. Nous allons voir arriver des camions pleins d’hommes avec des bêches, des foreuses, je ne sais quoi encore. »

Elle ne se trompait pas. Le matin même, la colline devint le centre d’une vive animation. M. Henning avait déjà embauché quatre ouvriers qui montèrent la colline dans leur camion, passèrent devant le kjœkkenmœdding et s’arrêtèrent au bord de la cuvette, à une cinquantaine de mètres du sommet de la colline. Des pioches, des pelles, des foreuses étaient entassées dans le camion. Junior, fou de joie, dansait et défiait de loin les six enfants.

« Vous imaginiez que je ne savais rien, n’est-ce pas ? J’ai tout entendu. C’est bien fait pour vous !

— Dagobert, donne-lui la chasse ! ordonna Claude d’une voix furieuse. Mais attention, ne le blesse pas. Va ! »

Dagobert partit au galop ; si Junior n’avait pas bondi dans le camion et saisi une pioche, le gros chien lui aurait attrapé les mollets.

Que faire maintenant ? Les enfants abandonnèrent presque tout espoir, pas complètement cependant. Peut-être trouveraient-ils un moyen d’agir. Pourquoi François, soudain, avait-il les yeux si brillants ?