CHAPITRE XVIII
 
Incroyable mais vrai

 

img43.png

 

LES jumeaux coururent à la ferme ; leur mère ne savait plus que penser ; son inquiétude augmentait de minute en minute. Ils se jetèrent dans ses bras ; elle les embrassa tendrement.

« Où étiez-vous ? Vous êtes tous en retard d’une heure pour le goûter. J’avais si peur d’un accident ! M. Henning m’a dit que vous faisiez des fouilles sur la colline.

— Maman, nous avons une faim de loup ! Donne-nous à manger puis nous te raconterons une histoire extraordinaire, dirent les jumeaux qui parlaient en même temps. Maman, tu peux t’attendre à une surprise. Où est papa ? Et grand-père ?

— Ils sont à la cuisine ; tous les deux sont rentrés très tard, dit Mme Bonnard. Ils vous cherchaient aussi. Grand-père n’est pas content. Qu’avez-vous dans les mains ? Ce ne sont tout de même pas des épées ?

— Maman, en goûtant nous te dirons tout, nous te le promettons, affirmèrent les jumeaux. Faut-il vraiment que nous nous lavions les mains ? Oui ? Bon, alors, dépêchons-nous ! Posons nos trésors dans un coin sombre pour que papa et grand-père ne les voient pas jusqu’à ce que nous soyons prêts à les montrer. »

Bientôt tous étaient assis autour de la table ; ils mouraient de faim. Heureusement, un bon goûter était préparé. Des tartines de beurre, de la confiture, du pain d’épice, des prunes.

Encore à table, M. Bonnard et le vieux grand-père buvaient un verre de vin blanc. Mme Bonnard leur avait annoncé que les enfants se lavaient les mains et raconteraient ce qu’ils avaient fait en goûtant.

« Quand j’avais leur âge, déclara le grand-père en fronçant ses sourcils broussailleux, je n’aurais pas osé être en retard d’une minute aux repas. Votre mère était inquiète, les jumeaux. C’est très mal de la tourmenter ; elle a bien assez de soucis comme cela.

— Nous regrettons beaucoup, grand-père, dirent les jumeaux. Mais ce n’est pas notre faute ; il nous est arrivé toute une aventure. François, raconte ! »

François commença son récit. Tout en mangeant de savoureuses tartines et de gros morceaux de pain d’épice, les autres ajoutaient de temps en temps un détail.

Le grand-père savait déjà que M. Henning avait obtenu l’autorisation de faire des fouilles et que M. Bonnard avait reçu un chèque de cinq cents dollars. Il avait crié et tempêté ; à force de prières, Mme Bonnard avait réussi à l’attendrir et à le faire céder. Maintenant, tout prêt à se remettre en colère, il écoutait François.

Il oubliait de boire son vin blanc. Il oubliait de bourrer sa pipe. Il oubliait même de poser des questions. Les yeux écarquillés, il ressemblait à un enfant émerveillé par un conte de fées.

François parlait avec animation ; il croyait revivre les péripéties de ce singulier après-midi, et ses auditeurs les vivaient avec lui.

Mme Bonnard poussa une exclamation en apprenant que Friquet et Zoé avaient pénétré dans un terrier de lapin pour en ressortir avec un poignard et une bague.

« Mais… mais où donc… », commença-t-elle.

D’un regard, son mari lui imposa silence ; elle se tut. François et Michel racontaient qu’après avoir élargi le terrier, ils avaient découvert le passage secret oublié depuis le XIIe siècle.

« Que j’aurais voulu être avec vous ! » s’écria le grand-père en sortant son grand mouchoir rouge pour s’essuyer le front,

François s’interrompit pour boire le chocolat que lui avait servi Mme Bonnard. Quand sa tasse fut vide, il décrivit la lente progression dans le tunnel des six accompagnés par les deux chiens.

« Il faisait nuit, ça sentait le moisi. Soudain nous avons entendu un vacarme assourdissant !

— À nous casser la tête, renchérit Annie.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda le grand-père sans pouvoir réprimer son impatience.

— Le bruit des foreuses ; les ouvriers de M. Henning creusaient sur l’ancien emplacement du château », dit François.

Le grand-père s’emporta ; de sa pipe, il menaça le fermier.

« J’avais bien dit que je ne voulais pas ces hommes dans ma ferme ! » cria-t-il.

Mme Bonnard lui mit la main sur le bras.

« Continuez, François », dit-elle.

Le jeune garçon arrivait au point le plus dramatique de son récit : la découverte des souterrains du château.

« Quelle poussière et quels échos ! dit Annie. Nous ne pouvions même pas chuchoter sans entendre des voix autour de nous. »

François décrivit leurs trouvailles, les vieilles cuirasses encore intactes mais noircies par les ans, les râteliers d’armes chargés d’épées et de poignards, le coffre plein de pièces d’or…

« De l’or ! Je ne vous crois pas ! cria le grand-père. Vous inventez, mon garçon. Pas d’exagérations ; tenez-vous-en à la vérité. »

Les jumeaux se hâtèrent de sortir de leurs poches les pièces d’or étincelantes. Ils les posèrent sur la table, devant leurs parents ébahis.

« Voilà ! Ces pièces vous prouveront que nous ne mentons pas ; elles en disent plus long que les paroles ! »

D’une main un peu tremblante, M. Bonnard les prit l’une après l’autre et, quand il les eut examinées, il les tendit à sa femme et au vieillard. Muet d’étonnement, le grand-père ne pouvait articuler un mot. La respiration lui manquait. Il tournait et retournait les pièces dans ses grosses mains calleuses.

« Est-ce vraiment de l’or ? demanda Mme Bonnard confondue. André, nous appartiennent-elles ? Crois-tu qu’il y en a assez pour acheter un tracteur ou…

— Tout dépend de la somme que nous trouverons dans le souterrain, répondit M. Bonnard qui s’efforçait de garder son calme. Tout dépend aussi de ce que l’on nous laissera. L’État prélèvera peut-être une part…

img44.png

— L’État ! hurla le grand-père en se levant. L’État ! Non, le trésor est à moi. À nous. Il a été trouvé sur nos terres, dans un souterrain où nos ancêtres l’avaient caché. Bien sûr, le vieil antiquaire aura sa part. C’est mon cousin, et il descend aussi du baron de Francville. »

Les enfants jugèrent l’idée excellente. Ils montrèrent ensuite les bijoux qu’ils avaient apportés. Mme Bonnard les admira, bien qu’ils fussent ternis ; un bon nettoyage leur rendrait leur éclat. Les deux hommes s’intéressaient surtout aux armes que François avaient décrites. Quand ils apprirent que les enfants en avaient rapporté quelques-unes, ils se hâtèrent d’aller les chercher. Le grand-père s’empara de l’épée la plus lourde et la brandit comme s’il avait des ennemis à pourfendre ; ses yeux flamboyaient ; sûrement aucun guerrier d’autrefois n’avait eu l’air plus belliqueux et plus farouche.

« Non, non, grand-père, protesta Mme Bonnard effrayée. Attention à la vaisselle sur le buffet. Là, j’en étais sûre ! Ma pauvre cafetière ! »

Pan ! La cafetière tombait et se brisait en mille morceaux. Pour ne pas être en reste, Dagobert et Friquet aboyèrent frénétiquement.

« Couchez, les chiens ! cria Mme Bonnard. Grand-père, asseyez-vous ! Laissez à François le temps de finir son histoire !

— Ah ! ah ! dit le grand-père en s’asseyant, un large sourire aux lèvres. Cela m’a fait du bien de manier cette épée. Où est M. Henning ? Je pourrais l’essayer sur lui. »

Les enfants rirent de bon cœur. La joie du vieillard les récompensait de leurs efforts.

« Je vous écoute, dit-il à François, Votre récit est tout à fait captivant. Toi, ma fille, ne m’enlève pas cette épée. Je la garde à portée de ma main ; il se pourrait bien que je m’en serve. »

François reprit son récit. Quand ses compagnons et lui avaient voulu sortir du souterrain, ils avaient trouvé l’ouverture obstruée par un éboulement. En suivant le tunnel dans la direction opposée, ils étaient arrivés dans la petite cave, au-dessous de l’ancienne chapelle.

« Impossible de sortir, dit François. Il y avait bien une grande trappe dans le plafond, mais des tas de sacs la recouvraient ; nous ne pouvions pas la soulever. Nous avons crié.

— C’est donc là qu’aboutit le passage secret, dit M. Bonnard. Qu’avez-vous fait ?

— Un beau vacarme ! Maurice et Roger nous ont entendus ; ils ont retiré les sacs et ouvert la trappe, dit François. Je ne peux pas vous décrire notre joie. Nous commencions à craindre de ne pouvoir sortir. Il y a quelque temps, Maurice avait découvert la petite cave sous la chapelle, mais depuis il avait oublié son existence.

— Je n’en ai jamais entendu parler !, remarqua Mme Bonnard.

Le grand-père hocha la tête.

« Moi non plus, dit-il. Aussi loin que remontent mes souvenirs, la chapelle a été pleine de sacs ; son plancher était recouvert d’une épaisse couche de poussière. Quand j’étais enfant, j’y faisais des parties de cache-cache avec mes camarades ; cela fait plus de soixante-dix ans. Il me semble pourtant que c’était hier que j’allais là-bas jouer avec une chatte et ses petits.

— Il y a encore une chatte et ses petits, dit Annie.

— Oui, ma petite fille. Et si tu reviens quand tu seras une vieille dame, tu trouveras encore une famille de chats, répliqua le grand-père. C’est la coutume ; nous sommes fidèles aux traditions dans nos campagnes. Désormais je dormirai sur mes deux oreilles : la ferme est sauvée ! Avec tout cet argent, nous pourrons racheter nos champs ; les jumeaux auront la plus belle propriété de la région. Maintenant, laissez-moi encore m’amuser avec cette épée. »

Les six enfants prirent la fuite. Le grand-père avait rajeuni de plusieurs années ; la lourde épée était comme une plume dans ses mains. Ce ne serait guère prudent de rester à proximité. Quel après-midi mouvementé !… .Ils ne l’oublieraient jamais !