CHAPITRE XI
 
Un récit palpitant

 

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LES garçons s’occupaient à scier et à clouer dans un vacarme assourdissant ; les filles furent obligées de se boucher les oreilles. Friquet bondissait de tous côtés avec des morceaux de bois dans sa gueule ; Zoé la pie était attirée par les copeaux qui couvraient le sol ; de temps en temps, elle en prenait un dans son bec et s’envolait.

Dehors, les poules caquetaient ; les canards leur donnaient la réplique. Annie cria pour se faire entendre :

« Tu veux que je t’aide Michel ?

— Non, merci, dit Michel. Nous aurons bientôt fini ; alors nous aurons le temps de nous reposer ; vous nous raconterez ce que vous avez fait avant déjeuner. Admirez notre adresse ! Je croîs que je gagnerais une fortune si je m’établissais menuisier.

— Attention, Zoé vient d’emporter un clou ! » cria Claude.

Dagobert fit mine de poursuivre la pie ; elle s’envola en jacassant comme si elle se moquait du chien. « Quel oiseau exaspérant ! » pensa-t-il. Il se coucha, bien décidé à ne plus s’occuper de cette effrontée.

Quand les garçons eurent terminé leur besogne, ils épongèrent leur front.

« Maintenant nous vous écoutons, déclara Michel en s’asseyant près de Claude. Heureusement nous sommes débarrassés de ce fléau de Junior… Je crois que je lui aurais donné des coups de marteau sur les doigts s’il nous avait suivis cet après-midi. » « Laisse-moi t’accompagner, papa », ajouta-t-il en imitant la voix de Junior.

Dehors, l’oreille contre la fente, Junior serra les poings. Des coups de marteau sur les doigts ! Il ne les aurait pas acceptés sans les rendre.

Claude et Annie répétèrent aux quatre enfants ce qu’elles avaient appris dans la boutique d’antiquités.

« Il s’agit du château de Francville, commença Annie. Le vieux château qui a donné son nom au village. L’antiquaire s’appelle aussi Francville ; vous ne le croirez peut-être pas, mais c’est un descendant des seigneurs qui habitaient le château il y a des siècles.

— Il a passé une grande partie de sa vie à rassembler des documents sur la vie de ses ancêtres, reprit Claude. Il a consulté des livres, les registres de l’église, tout ce qui pouvait l’aider à reconstituer l’histoire du château. »

Junior retenait sa respiration pour ne pas perdre un mot. Son père lui avait dit qu’il n’avait rien pu tirer du vieux Francville au magasin d’antiquités… pas un mot sur le château et sur son histoire ; à l’en croire, il ne savait même pas où se trouvait l’emplacement. Pourquoi le vieux monsieur avait-il fait des confidences à Annie et à cet horrible garçon ? Junior, irrité, redoubla d’attention.

« L’histoire remonte au XIIe siècle ; une nuit, les Anglais ont assiégé le château ; des traîtres vendus à l’ennemi ont allumé un incendie ; occupés à lutter contre le feu, le baron et ses soldats n’ont pas pu repousser les Anglais, dit Claude. Tout a brûlé, sauf les murs et les tours qui se sont effondrés. Il n’est plus resté qu’un tas de pierres !

— Ma parole ! s’écria Michel qui avait une vive imagination. Quelle nuit de terreur ! Tout le monde a été tué ou brûlé, je suppose ?

— Non. La châtelaine a survécu ; on dit qu’elle a conduit ses enfants dans la petite chapelle près de la ferme… Vous nous la montrerez, n’est-ce pas, les jumeaux ? Là, ils ont été en sûreté. Il faut bien que quelques membres de la famille aient été sauvés puisque c’est un de leurs descendants qui tient la petite boutique d’antiquités, le vieux M. Francville.

— C’est extrêmement intéressant, dit François. Où est l’emplacement de ce château ? Il est facile à repérer puisqu’il est marqué par les pierres des murs qui se sont effondrés.

— Ces pierres ont disparu, expliqua Claude. M. Francville dit que le vent et les intempéries les ont disjointes ; alors les fermiers et les paysans des alentours les ont prises pour construire des murs ou des margelles de puits, il a dit qu’il y en avait quelques-unes dans cette ferme. Il ignore lui-même l’endroit exact où s’élevait le château ; les herbes ont tout envahi ; aucun point de repère n’est resté.

— Comme je voudrais que nous retrouvions cet emplacement, François ! s’écria Annie. Le vieux M. Francville croit que les caves et les oubliettes sont encore intactes. Personne n’y a pénétré pendant des années et des années à cause des ruines qui les recouvraient ; quand les pierres ont été enlevées, les gens avaient oublié leur existence.

— Elles sont donc peut-être telles qu’elles étaient au XIIe siècle, dit Michel. Elles doivent contenir des trésors. Même une vieille épée en morceaux vaudrait son pesant d’or, à cause de son ancienneté, Il ne faut pas en parler devant cet Américain ; il serait capable de démolir toute la ferme dans l’espoir de parvenir jusqu’aux souterrains.

— Non, approuva Claude. Nous nous en garderons bien. »

Hélas ! Claude ne pouvait pas deviner que chaque mot avait été entendu par Junior dont l’oreille gauche était toujours collée à la fente du bois. Ses yeux brillaient de surprise et de joie. Quel secret ! Qu’en dirait son père ? Des oubliettes ! Des souterrains ! Peut-être pleins d’or, de bijoux et de toutes sortes d’antiquités ! Il avait envie de chanter. Ces enfants odieux ne voulaient pas de lui. Eh bien, il tenait sa revanche… Dès que son père reviendrait, il lui répéterait mot pour mot la conversation qu’il avait surprise.

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À cette idée, il se frotta les mains ; aussitôt Dagobert grogna, l’oreille dressée. Friquet l’imita, mais son jappement passa inaperçu. Junior, effrayé par le grondement du gros chien qu’il craignait, s’éloigna sur la pointe des pieds. Dagobert aboya de nouveau, courut à la porte fermée du poulailler et pesa dessus de tout son poids.

« Quelqu’un est dehors… Vite ! Si c’est Junior, il aura de mes nouvelles », cria Mick.

Il ouvrit brusquement la porte. Tous se précipitèrent pour regarder… mais ils ne virent rien de suspect. Junior était déjà à bonne distance, en sûreté derrière une haie.

« Qui était là, Dago ? demanda Claude en se tournant vers le chien. Il a peut-être entendu des poules qui grattaient le sol dans la cour. Il n’y a personne. J’avais tellement peur que ce soit Junior ! Il aurait tout répété à son père.

— Écoutez, les jumeaux ! dit Annie, frappée d’un brusque souvenir. M. Francville prétend que, parmi les objets sauvés de l’incendie, il y avait une vieille porte de chêne avec de grosses ferrures. Est-ce celle de la cuisine ?

— Oui… Elle donne sur un petit couloir, répondit Daniel. Vous ne l’avez pas remarquée parce qu’elle est toujours ouverte et que le couloir est très obscur ; il est bien possible qu’elle vienne du château ; elle est très épaisse et très solide. Je me demande si papa le sait.

— Nous l’interrogerons, dit Danièle. Pourquoi ne chercherions-nous pas l’emplacement du château ? Quelle joie si nous le trouvions ! S’il y a dans les souterrains des coffres pleins d’objets précieux, je suppose qu’ils sont à nous, n’est-ce pas ? La ferme appartient à notre famille depuis des siècles, de père en fils.

— Oui, répondit François, je suppose que tout cela serait bien à vous et que vous pourriez le vendre.

— Nous rachèterions les champs vendus autrefois ! s’écrièrent les jumeaux. Nous aurions de quoi payer un tracteur neuf.

— Ne restons pas ici, partons, proposa Claude d’une voix si sonore que Dagobert se redressa et aboya.

— Non, il faut que nous finissions notre travail, protesta François. Nous ne pouvons pas le laisser en plan. Nous avons tout notre temps pour nos recherches puisque personne ne sait rien, excepté nous. »

Malheureusement François se trompait. Junior savait… Qui plus est, il avait l’intention de révéler le secret à son père le plus tôt possible. L’après-midi lui parut long comme une éternité.

« Retournons à la maison, Annie, proposa Claude. Nous avons promis à Mme Bonnard de cueillir des framboises pour le dîner… J’espère que nous trouverons le trésor. J’en rêverai cette nuit, j’en suis sûre.

— Si au moins dans ton rêve tu voyais l’endroit où il est ! dit François en riant. Demain matin, tu pourrais nous y conduire. Vous n’avez aucune idée, les jumeaux ?

— Non, répondirent-ils. La propriété était très étendue autrefois. Elle comprenait presque tous les champs des alentours, ajouta Danièle.

— Oui, il faudra explorer d’abord les collines, remarqua François. Les châteaux-forts étaient toujours sur une hauteur pour que les guetteurs voient de loin les ennemis. M. Francville a dit à Claude et à Annie que la châtelaine s’était enfuie avec ses enfants ; la chapelle où elle s’est réfugiée ne devait pas être très loin. Mettons à cinq cents mètres au plus, ce qui limite nos recherches. Si nous commencions d’abord par visiter cette chapelle ? Elle est sûrement intéressante, bien qu’elle soit pleine de sacs de blé depuis des années. »

Claude et Annie occupèrent le reste de l’après-midi à cueillir des framboises pendant que les garçons terminaient leur travail. François, Michel et les Daniels retournèrent à la ferme pour le goûter, fatigués mais contents d’eux. Les filles étaient déjà là, en train de mettre la table. Elles se précipitèrent vers les jumeaux.

« Nous avons admiré la vieille porte ! s’écria Claude. Elle est magnifique ! Venez la voir, François et Michel, Je suis sûre qu’elle provient du château. »

Elle les entraîna vers la grande porte qui s’ouvrait sur un petit corridor. Non sans peine, elle la ferma et tous la regardèrent. Ce vantail était si lourd que Claude avait dû faire un effort pour le pousser. Il était en chêne terni par les ans. Les grosses ferrures lui donnaient un aspect rébarbatif. À l’extérieur, Claude aperçut un heurtoir de forme étrange. Elle le souleva et le laissa retomber. Le vacarme qui retentit dans la cuisine fit sursauter les autres.

« Au XIIe siècle, les gens n’entraient pas sans montrer patte blanche, dit Claude en riant. Ce bruit suffisait à réveiller tout le monde et à alerter les guetteurs. Croyez-vous que c’était la porte d’entrée du château ? Elle doit valoir un prix fou.

— Attention, voici Junior, dit Annie à voix basse. Un large sourire fend sa bouche. Il doit préparer un mauvais coup. Lequel ? Je voudrais bien le savoir. »