CHAPITRE III
La grange
LES jumeaux sortirent de la ferme, contournèrent l’étable et arrivèrent devant une grande bâtisse dont ils ouvrirent la porte.
« Ça alors ! s’écria François. Je n’ai jamais vu une grange aussi vaste et aussi belle. Elle a sans doute des siècles, à en juger d’après ses poutres. Elle fait penser à une cathédrale. Et cette hauteur de plafond ! Regarde-moi ça, Michel ! À quoi sert-elle ?
— Nous y mettons le foin et la paille après la moisson », dirent ensemble les Daniels qui ouvraient et fermaient la bouche en même temps.
Les deux garçons aperçurent deux lits de camp dans un coin.
« Si vous préférez rester ici tout seuls, nous coucherons dans le petit hangar dont votre mère a parlé », déclara François.
Les jumeaux n’eurent pas le temps de répondre. Un jappement perçant s’éleva, et un petit caniche noir se dressa sur un lit où il faisait un somme.
« Qu’il est petit ! dit François. Il est à vous ? Comment s’appelle-t-il ?
— Friquet, répondirent-ils tous les deux à la fois. Viens ici, Friquet. »
Le petit chien sauta à terre et courut à eux. Il gambadait, faisait le beau et distribuait à tous de grands coups de langue. Michel se pencha pour le prendre, mais les jumeaux le lui arrachèrent.
« Il est à nous ! dirent-ils si violemment que Michel recula d’un pas.
— Bon, bon, gardez-le. Faites bien attention que Dagobert ne le dévore pas. »
Effrayés, les Daniels échangèrent un regard anxieux.
« N’ayez pas peur, se hâta de dire François. Dago est très doux et n’attaque jamais les petits chiens. Pourquoi donc ne parlez-vous pas ? Sourire gentiment vous ferait mal aux lèvres ? Si vous ne voulez pas de nous dans votre grange, nous coucherons ailleurs. Cela nous est égal. »
Les jumeaux se regardèrent de nouveau comme s’ils lisaient leurs pensées dans leurs yeux, puis ils se tournèrent gravement vers les garçons ; ils paraissaient un peu moins hostiles.
« Il y a de la place pour quatre ici, déclarèrent-ils. Nous allons chercher deux autres lits de camp. »
Ils s’éloignèrent, Friquet sur leurs talons. François se gratta la tête.
« Ces jumeaux me font un drôle d’effet, dit-il. J’ai l’impression qu’ils ne sont pas en chair et en os. À les voir faire les mêmes gestes, à la même seconde, on pourrait les prendre pour des pantins dont on tire les ficelles.
— Ils sont très impolis, renchérit Michel. Mais ils ne nous gêneront pas beaucoup. Demain nous explorerons la ferme et ses alentours. La région a l’air très jolie. Si le fermier a une voiture, il nous fera peut-être faire une petite promenade. !
Un tintement de cloche lui coupa la parole.
Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda François. Le goûter, j’espère. »
Les jumeaux apportaient deux lits pliants qu’ils placèrent aussi loin que possible des premiers. Michel voulut les aider, mais ils le repoussèrent d’un geste ; en quelques minutes, ils eurent achevé leur besogne. Ils étaient adroits et actifs, on ne pouvait dire le contraire.
« Le goûter est servi », annoncèrent-ils en se redressant quand ils eurent disposé les draps et les couvertures. » Nous allons vous montrer la fontaine pour vous laver les mains.
— Merci, répondirent les deux garçons en même temps.
— Leur manie est contagieuse, remarqua François en riant. Si nous n’y faisons pas attention, nous nous transformerons aussi en automates. Ce caniche est tout à fait amusant. Regarde-le courir après cette pie ! »
Une pie noire à tête grise venait de faire son apparition et sautillait sur le sol. Friquet bondissait autour d’elle, dans le vain espoir de l’attraper ; sur le point d’être rejoint, l’oiseau se cachait derrière un sac ou dans un coin, puis revenait narguer le chien avec tant de malice que les deux garçons éclatèrent de rire. Les jumeaux eux-mêmes ne purent s’empêcher de sourire.
— Crâ… crâ… crâ ! », cria la pie.
Après s’être élevée dans les airs, elle redescendit pour se percher sur le dos du caniche ; fou de rage, Friquet tournait dans la grange avec la vitesse d’un bolide.
« Roule-toi par terre, Friquet ! » crièrent les Daniels.
Friquet leur obéit, mais la pie, en poussant un cri de triomphe, s’envola de nouveau et se posa sur la tête d’un des ; jumeaux.
« Est-elle apprivoisée ? demanda Michel. Quel est son nom ?
— Zoé. Elle est à nous. Elle est tombée d’une cheminée et s’est cassé l’aile, dirent les jumeaux, Nous l’avons soignée jusqu’à sa guérison et maintenant elle ne veut plus nous quitter.
— Ma parole ! s’écria Michel éberlué. Est-ce vous qui avez fait ce long discours ou est-ce la pie ? Vous savez donc parler, après tout ! »
Zoé pinça avec son bec l’oreille du jumeau le plus proche d’elle.
« En voilà assez, Zoé ! » cria l’enfant.
La pie remonta dans les airs avec un crâ ! crâ ! qui ressemblait à un rire et disparut au milieu des poutres.
Claude et Annie arrivèrent en courant. Mme Bonnard envoyait chercher les garçons qui, croyait-elle, n’avaient pas entendu la cloche du goûter. Dagobert, bien, entendu, les accompagnait ; il flaira chaque coin ; cette ferme lui plaisait beaucoup.
« Vous voilà ! cria Annie. Mme Bonnard a dit… »
Un aboiement bruyant l’interrompit. Dagobert avait aperçu Friquet qui cherchait encore, derrière les sacs, la pie effrontée. Qu’est-ce que c’est donc que cette petite bête noire ? se demanda le gros chien étonné. Aboyant de toutes ses forces, il se précipita vers le caniche qui poussa un jappement et sauta dans les bras d’un jumeau.
« Emmenez votre chien ! crièrent les Daniels, furieux de cette intrusion.
— Aucun danger… Il ne le mordra pas, dit Claude qui saisît Dagobert par son collier. Il n’est pas méchant.
— Emmenez votre chien ! » répétèrent les jumeaux.
Cachée derrière une poutre, la pie leur fit chorus avec des « crâ ! crâ ! » retentissants.
« Bon, bon, dit Claude. Viens, Dagobert. S’il le voulait, il n’en ferait qu’une bouchée de votre toutou ! »
Ils retournèrent à la ferme en silence. Friquet avait repris sa place sur le lit de l’un des jumeaux. Les quatre enfants étaient un peu découragés par l’hostilité persistante des Daniels, mais le spectacle qui les accueillit dans la cuisine les réconforta. Le goûter était disposé sur une grande table de vieux chêne. Il était si appétissant qu’il mettait l’eau à la bouche.
« Des galettes toutes chaudes ! s’écria Claude. Comme elles sentent bon ! Je suis sûre qu’elles sont délicieuses. »
Grand-père goûtera
tranquillement.
Ne faites pas attention à lui.
Une grande tarte aux abricots formait le centre du tableau ; des tartines de pain grillé faisaient vis-à-vis aux galettes ; un pot de confitures de fraises, une corbeille de prunes dorées offraient d’alléchantes perspectives. Un lait blanc et mousseux remplissait un pichet vert.
« Vous nous gâtez trop, madame Bonnard, dît François qui jugeait qu’on les traitait comme des princes. Que de bonnes choses ! Nous ne voulons pas vous donner tant de travail. »
Une voix forte et autoritaire les fit tous sursauter. Ils n’avaient pas remarqué, assis dans un grand fauteuil de bois près de la fenêtre, un robuste vieillard qui, avec ses cheveux et sa barbe d’un blanc de neige, avait l’air d’un patriarche. Ses yeux, sous d’épais sourcils, gardaient le feu de la jeunesse.
« Tant de travail ! Que voulez-vous dire, gamin ? Tant de travail ? Aujourd’hui, les gens ne savent plus ce que c’est que le travail. Ils gémissent, ils se plaignent, ils sont exigeants, ils trouvent toujours qu’ils en font trop. De mon temps…
— Voyons, grand-père, dit Mme Bonnard d’un ton apaisant, reposez-vous. Depuis ce matin, vous ne vous êtes pas arrêté. Vous devez être très fatigué.
— Tant de travail ! répéta le vieillard sans l’entendre. Je pourrais vous en dire long sur le travail. Dans ma jeunesse, je… D’où sort cet animal ? »
C’était Dagobert ! Surpris par la voix bruyante du vieillard, il grognait et ses poils se hérissaient.
Soudain, il se calma, s’approcha lentement de l’irascible vieillard et posa la tête sur ses genoux.
Tous le regardèrent avec étonnement ; Claude n’en croyait pas ses yeux. Dago n’avait pas l’habitude de ces familiarités avec les inconnus.
Le grand-père reprit le fil de son discours.
« De nos jours, les gens ne savent plus rien. Ils ne savent pas reconnaître un bon mouton, une bonne vache, un bon coq. Ils… »
Dago bougea un peu la tête ; le grand-père s’interrompit pour le regarder.
« Ça, c’est un bon chien, déclara-t-il en lui caressant les oreilles. Un vrai chien. De ceux qui sont les meilleurs amis de l’homme. Il me rappelle mon vieux Sultan. »
Claude ne revenait pas de sa surprise.
« C’est la première fois que Dago fait des avances à quelqu’un, murmura-t-elle.
— Les animaux connaissent d’instinct les gens qui les aiment, expliqua tout bas Mme Bonnard. Que la brusquerie de mon grand-père ne vous effraie pas. Il critique volontiers les mœurs actuelles, c’est de son âge. Regardez, votre Dagobert s’est couché à ses pieds ; tous les deux sont heureux. Grand-père goûtera tranquillement. Ne faites plus attention à lui. »
Les enfants suivirent ce conseil et firent honneur aux tartines et aux gâteaux, tout en posant à Mme Bonnard des questions sur la ferme.
« Oui, bien sûr, vous pourrez monter sur le tracteur. Nous avons aussi une vieille Ford. Vous explorerez les alentours si vous voulez. Attendez que mon mari rentre… Vous vous entendrez avec lui. » Personne ne remarqua la petite ombre noire qui s’introduisait dans la cuisine et se glissait près de la fenêtre. Friquet, le caniche ! Il avait quitté la grange pour rejoindre la famille. Lorsque Mme Bonnard se tourna vers le vieillard pour lui demander s’il voulait un autre morceau de tarte, une scène étrange frappa ses yeux. Elle donna un coup de coude aux jumeaux qui pivotèrent sur leur chaise.
Ils virent Dagobert couché paisiblement devant le grand-père, le caniche blotti entre ses grosses pattes. C’était à ne pas y croire !
« Le grand-père est au comble du bonheur, dit Mme Bonnard. Deux chiens à ses pieds ! Ah ! voici mon mari ! Dépêche-toi, André, tu es en retard, nous avons presque fini de goûter. »