CHAPITRE IX

Hatfield leva sur Jaggers Dunn un regard interrogateur.

— Cette main appartenait à l'un de nos meilleurs détectives de la Cie du chemin de fer, lui expliqua Dunn, une lueur glaciale dans ses yeux bleus. Un homme que j'avais envoyé ici pour enquêter sur une série de meurtres accompagnant la construction de notre nouvelle ligne. Il revint un soir au camp, attaché sur son cheval, ou du moins ce qu'il restait de lui. Le cheval ramena son corps, avec cette chose qu'ils lui avaient accroché en sautoir.

— Et cela venait de…

— Cela venait de son bras droit. La main avait été tranchée avec une hache ou un grand couteau. Le moignon avait été passé à la braise rouge pour cautériser les artères coupées et arrêter l'hémorragie. Il a dû survivre encore un bon moment après cette opération. Ils lui avaient coupé la langue, de surcroît… Un autre homme, le frère du premier gars, reprit le job à son compte et jura qu'il traquerait les assassins de son frère et le vengerait. Il avait une solide expérience de l'Ouest, tout comme lui, et se sentait chez lui dans ces monts.

— Ensuite ?

— Il n'est jamais revenu, et je ne vous montrerai pas ce qu'ils m'ont renvoyé, l'ayant fait enterrer décemment.

— Qu'était-ce donc ?

— Sa tête !

— Aucune idée de l'endroit où cela s'est passé ?

— Nous avons remonté leur piste jusqu'au canyon d'Espantosa. Ce qu'ils fabriquaient là-bas, le diable seul le sait. C'était alors à environ trois kilomètres au nord de la voie ferrée, et à une trentaine à l'ouest de la tête de ligne de l'époque. Depuis, nous nous en sommes bien rapprochés !

— L'un de ces deux malheureux avait peut-être découvert quelque chose ?

— Ouais. Quelque chose qui leur fut fatal.

— Que s'est-il passé ensuite ?

— Eh bien ! dit Dunn avec un sourire aigre, disons qu'il y a eu une certaine baisse d'enthousiasme au sein de notre police du chemin de fer. Impossible de les arracher aux rails. Ils patrouillent la voie mais ne s'en éloignent jamais.

Hatfield acquiesça avec sympathie. Il comprenait aisément les sentiments des policiers du rail, des citadins pour la plupart qui se trouvaient désorientés dans ce pays sauvage animé de sauvages instincts. Quelle que fût leur bravoure dans un contexte familier, ils ressentaient ici la peur de l'Inconnu et l'atroce destin de leurs camarades les avaient paralysés d'effroi. Non, ce n'était sûrement pas un boulot à confier à des flics de la compagnie. Le Ranger blêmit en examinant de nouveau attentivement la main flétrie.

— Du travail de Yaqui, déclara-t-il enfin. Ils fument les membres de cette façon et en ornent les murs de leurs cases. Mais le fait d'accrocher la tête autour du cou de son possesseur puis de le renvoyer à l'expéditeur, n'est certes pas l'œuvre de Yaquis.

— Hé ! Que voulez-vous dire ? s'exclama Dunn.

— Je veux dire, répliqua posément Hatfield, que bien qu'il ne fasse aucun doute que ce furent des Yaquis d'en dessous de la Frontière qui coupèrent et fumèrent la main de ce pauvre diable, ça ne peut être qu'un Blanc qui a eu l'idée de la lui suspendre autour du cou, d'attacher son corps sur son cheval puis de le renvoyer à son camp en guise d'avertissement. Des Yaquis, seuls, ne se seraient pas arrêtés là dans leurs tortures et il ne leur serait jamais venu à l'esprit de renvoyer la tête de leur victime. Cette partie du boulot fut du travail d'homme blanc. Pour inspirer la terreur aux autres.

Il s'interrompit et considéra le bâtisseur d'empires qui grommelait des jurons dans sa barbe.

« Et maintenant, sir, pourriez-vous me dire à quoi tout cela rime-t-il ? »

Dunn hésita quelques instants en se grattant le menton.

— Je puis vous dire certaines choses, mais pas tout, dit-il enfin. Bien des événements survenus ici dépassent ma compréhension. Lorsque j'ai commencé à construire cette ligne, je m'attendais certes à une sévère concurrence de la part d'un homme capable, ambitieux, rendu fort par le succès et peu scrupuleux quant aux moyens employés pour parvenir à ses fins. Camps incendiés, trains saccagés, déprédations de toutes sortes… tout cela était prévisible – j'en ai fait maintes fois la triste expérience.

« Mais le meurtre et la torture, l'embuscade traîtresse, l'attaque de nuit par de rusés maraudeurs qui surgissent de nulle part et se perdent dans les ténèbres sitôt leur forfait accompli… ce sont là des crimes auxquels je ne m'attendais pas, même de la part de l'homme actuellement à la tête du réseau L & W. Et je ne parviens toujours pas à lui en attribuer la responsabilité.

« Non que je soupçonne Bije Cosgrove d'une délicatesse excessive ou d'affres de conscience, mais ce ne sont là ni sa manière ni ses méthodes. J'en suis arrivé à la conclusion que d'autres forces – occultes et sinistres – opèrent ici et qu'elles sont prêtes à en venir à toutes les extrémités pour empêcher le C & P de construire une ligne à travers cette section. »

— Qui est ce Cosgrove, au juste ? s'enquit Hatfield.

— L'actuel président du L & W était autrefois un politicien de médiocre envergure à New York. Élevé et éduqué à la rude école, il a connu dans ses débuts une vie mouvementée. Simple rouage de la machine politique, il n'a jamais percé. Il s'est arrangé pour faire quelques séjours en taule – pour des histoires de bagarres électorales – mais n'a jamais été passible de la prison d'état. Il semblerait pourtant qu'il se soit lassé de cette vie-là ou qu'il soit tombé en disgrâce auprès des gros bonnets, peut-être.

« Quoi qu'il en soit, il a trouvé ensuite un emploi dans les chemins de fer, où il a témoigné d'une réelle compétence. Puis il a atterri dans le Sud où il s'est mis en cheville avec le L & W. La voie du L & W se rouillait tout doucement et les actions, finalement, étaient tombées presque à zéro. Grâce à d'habiles manipulations et l'appui du capital local, Cosgrove les a rachetées pour une bouchée de pain. »

— Et il a pris la barre en main ?

— Vous pouvez le dire. Il a su redonner de la vie à ce vieux squelette et le monde du rail n'a pas tardé à s'apercevoir que le L & W était devenu l'un des principaux réseaux dans le Sud et qu'il se lançait à la conquête de nouveaux territoires. Passons sur les méthodes, cela vaut mieux, mais en tout cas les résultats sont là.

— Et puis ?

— Et puis, quand j'ai connu l'idée de cette nouvelle ligne du C & P vers le pétrole, les mines et les ranches du Sud-Ouest qui manquait bougrement de moyens de transports adéquats, j'ai appris que Cosgrove était sur les lieux avec la même idée.

Hatfield gloussa et Dunn fit la grimace.

« Oui, reprit-il, Cosgrove était bel et bien là. Et maintenant, au stade actuel, des contrats qui portent sur des millions de dollars attendent l'heureux vainqueur de cette course de vitesse qu'ont engagée le C & P et le L & W. Sans parler des services postaux qui constituent une poire juteuse à souhait pour n'importe quelle compagnie ferroviaire.

— Et si Cosgrove vous bat sur le poteau ?

Jaggers Dunn haussa les épaules.

— Dans ce cas, dit-il d'un ton farouche, je me retrouverai avec quelque 1 600 kilomètres de voies improductives sur les bras. Cela signifiera la chute des valeurs en bourse du C & P, la baisse des dividendes, de sérieux ennuis avec le Conseil d'administration et les actionnaires et des explications à fournir… qui n'expliqueront rien. Cela signifiera également des pertes lourdes et parfois même catastrophiques pour les ranchers et les fermiers qui ont investi dans le projet. C'est la coutume du C & P, voyez-vous, d'intéresser le capital local et d'offrir aux résidents une chance de participer aux profits de l'exploitation. C'est encore cet aspect-là qui me préoccupe le plus.

Hatfield opina, son visage maigre soudain sérieux. Certes, il comprenait parfaitement les difficultés auxquelles se heurtait Dunn. Mais il savait aussi que Dunn avait déjà affronté de pareilles tempêtes et qu'il survivrait à celle-ci. Pour le vaste réseau du C & P, cette nouvelle ligne ne revêtait qu'une importance secondaire. Si son exploitation se révélait rentable, les bénéfices iraient gonfler le revenu déjà confortable du réseau. Si elle était contrainte d'opérer à perte, ou, ce qui était plus probable, d'abandonner le projet, le C & P épongerait le déficit sans s'en ressentir autrement.

Mais pour le pays du Sud-Ouest, la nouvelle ligne du C & P constituerait une artère de sang frais et vivifiant. Elle régénérerait l'immense contrée de la Nueces, améliorerait notablement les conditions de vie de ses habitants, apporterait la loi et l'ordre dans une section qui en avait grandement besoin. Hatfield était suffisamment familiarisé avec la gestion de Jaggers Dunn pour savoir que la venue du C & P dans cette région serait une pure bénédiction. Il en allait tout autrement du L & W, dont Jaggers Dunn lui avait exposé objectivement les méthodes commerciales et administratives. Le L & W, tout en fournissant au pays les moyens de transports indispensables, n'apporterait pas, lui, que des bienfaits…

Hatfield connaissait par expérience les conséquences d'une gestion peu scrupuleuse. Il pensait avant tout aux habitants de son État, ce pays robuste prêt à accueillir en son sein les milliers d'immigrants qui viendraient y chercher le bonheur et l'espoir d'une vie plus complète. Confiant en son avenir, il était mû par le désir ardent de contribuer à en faire un élément digne et respecté de son pays natal.

Jaggers Dunn l'arracha à sa méditation.

— Vous avez désormais une petite idée de la situation. Comme je vous l'ai déjà dit, certains de ces troubles étaient prévisibles mais il en est d'autres que je répugne à imputer à Bije Cosgrove. Qu'en pensez-vous, Hatfield ?

Le « Franc-Tireur » pivota dans son fauteuil et pointa l'index vers la fenêtre ouverte. Dans le lointain, à l'ouest et au nord, se profilait la silhouette lugubre des monts Espantosa avec leurs crocs acérés qui semblaient ronger le beau ciel bleu du Texas. Leurs créneaux déchiquetés luisaient sous le soleil brûlant, leurs puissants épaulements offraient à l'œil toute la gamme des bleus, des pourpres et des mauves. Par endroits, leur inquiétante muraille était coupée par les bouches sombres de gorges et de canyons. Des torrents taris entaillaient leurs flancs. À leur pied, le désert miroitait, tel un océan d'or fondu.

— Il y a des gens qui vivent là-haut, dit-il. Des gens qui ne veulent pas entendre parler de chemins de fer ni de progrès. Leur espèce y a toujours vécu. Voilà plusieurs siècles c'étaient les Lipans et les Apaches. Avant eux, sans doute, les Yaquis, qui plus tard émigrèrent au sud de la Frontière. Ils étaient à l'époque tout aussi mauvais qu'aujourd'hui. Ils s'en prenaient alors aux Aztèques, qui furent un peuple pacifique et ami du progrès. Après les Apaches et les Lipans vinrent les Comanches. Et pendant tout ce temps, cette région est restée la porte du Mexique vers le nord. En ce moment même, des convois de mulets sillonnent la prairie et le désert, et des pillards les guettent, venus des monts Espantosa.

« Ces gens-là ne veulent pas du chemin de fer. Ils savent que la voie, dans son sillage, entraînera le règne de la Loi. Ils le combattront jusqu'au bout, comme ils combattaient déjà les lignes de diligence. La branche sud de l'Overland Company a tenté d'établir une ligne à travers le pays de la Nueces, mais elle a toujours échoué. Les hors-la-loi des monts Espantosa l'ont obligée à battre en retraite. La vieille Overland Line a dû passer au nord des Monts et contourner leur extrémité ouest pour atteindre le pays du Sud-Ouest.

Jaggers Dunn sacra d'une voix rauque.

— On ne peut pourtant pas laisser ces gredins entraver la marche du Progrès !

— C'est vrai, approuva Hatfield, mais ils sont bien décidés, en tout cas, à lui mettre des bâtons dans les roues.

Il ajouta d'un air rusé :

« Je parie que le L & W n'a pas eu la moitié des ennuis que vous avez connus. Les brigands en question connaissent bien les méthodes appliquées par les deux compagnies concurrentes et quant à avoir un chemin de fer, ils préféreront encore que ce soit le L & W, qu'ils savent dirigé par des hommes prêts à fermer les yeux sur leurs exactions à la seule condition qu'ils laissent la voie en paix.

— Vous avez raison sur ce point, admit Dunn. Et il y a également un autre facteur à considérer, si vos déductions sont correctes. La ligne de levé du L & W décrit un crochet à l'ouest d'ici et passe bien au sud des Monts, de l'autre côté du désert, pour être précis. Il se peut que cela fasse une différence marquée.

— C'est fort possible, répliqua Hatfield d'un air sombre. M'est avis, sir, que cela nous promet bien du plaisir.

Dunn acquiesça et pendant quelque temps le Ranger et le magnat du rail demeurèrent silencieux, chacun perdu dans ses pensées. Le bourdonnement distant de la gare de triage leur parvenait assourdi et rassurant. Dans la cuisine du wagon privé le vieux nègre qui cumulait les fonctions de garçon de lit et de chef cuistot chantonnait à mi-voix une mélopée à peine audible de l'endroit où ils étaient installés.

Le regard de Hatfield erra par la fenêtre sur les fourrés touffus qui tapissaient le talus dominant le remblai. Distraitement, il perçut un mouvement furtif dans la brousse. « Un petit animal, sans doute », songea-t-il sans plus y accorder d'importance. Il ignorait que sous le couvert de la végétation des yeux noirs percés en vrille n'avaient pas cessé de surveiller tous ses faits et gestes depuis son arrivée. Il n'avait pas vu ces yeux-là briller d'un soudain intérêt lorsqu'il avait atteint le wagon privé. Un moment plus tard, le guetteur avait disparu dans les fourrés de ronces et d'épineux.

Jaggers Dunn griffonnait sur une feuille de papier. Hatfield ne bougeait pas, accaparé par ses pensées. Puis soudain il releva vivement la tête, l'oreille tendue. Son ouïe exercée venait de percevoir un bruit analogue à un gargouillement. Il écouta intensément mais n'entendit rien d'autre et se détendit. C'était sans doute de l'eau qui crachotait dans un tuyau de la cuisine, ou une fuite d'air dans un tambour de frein sous le wagon. Il n'y avait guère d'autre explication possible.

Cela faisait déjà si longtemps, pourtant, que le Ranger courait les pistes avec la mort pour compagne de voyage, que s'était développé en lui un mystérieux sixième sens l'avertissant du danger en l'absence apparente de toute menace. En ce moment même, ce mentor inconnu lui criait gare.

Hatfield, perplexe, promena son regard à la ronde. Il avait appris à ne jamais faire fi des conseils de cet informateur secret. Mais qu'est-ce qui pouvait bien le menacer ici dans ce luxueux wagon ? Le vieux Dunn écrivait toujours à son bureau. Le chaud soleil ruisselait par les fenêtres ouvertes, teintant d'or le vert tendre du capitonnage. Une petite brise agitait ses épais cheveux noirs sur ses tempes bronzées. Tout parlait de soleil et de paix. Mais cette petite voix muette persistait à le mettre en garde.

Brusquement Hatfield réalisa que quelque chose manquait. Quelque chose qu'il fut tout d'abord incapable de définir. Puis subitement la lumière se fit : il se rappela n'avoir pas entendu le nègre chanter depuis quelques instants. Il tendit l'oreille, penchant la tête en direction de la cuisine. Tout, là-bas, semblait silencieux. Et pourtant non… pas tout à fait. À ses oreilles parvint un faible sifflement, semblable à celui d'un serpent irrité sous un buisson distant. C'était un son parfaitement étranger à ce cadre, aussi incongru que l'eût été la présence du serpent lui-même. Il persistait cependant, à peine audible, mais inquiétant de par son étrangeté.

D'un bond Hatfield franchit le compartiment. La plume de Dunn tomba en cliquetant sur le bureau tandis qu'il relevait vivement la tête, sidéré. Le Ranger traversa à grandes enjambées le sleeping, ouvrit à la volée la porte de la cuisine qui était restée entrebâillée.

Sur le plancher gisait le vieux nègre, les traits crispés, le sang suintant d'une entaille à son cuir chevelu laineux. Et près de lui, sifflant, crachant, et projetant une gerbe d'étincelles jaune pâle, il y avait un paquet de bâtonnets graisseux liés ensemble. À l'un d'eux était fixée la mèche. Déjà les étincelles s'apprêtaient à lécher avidement la capsule du détonateur.