CHAPITRE XVIII

Hatfield reprit conscience en entendant confusément des voix. Il était allongé sur le dos et le soleil brûlant donnait en plein sur son visage. Son crâne lui causait un mal atroce et lorsqu'il voulut changer de position il s'aperçut qu'il ne le pouvait pas. Un bandeau lui enserrait le front. Il découvrit progressivement que d'autres bandeaux entouraient sa gorge et son corps. Il était étalé pieds et bras écartés sur le sable, ses poignets et ses chevilles liés à des piquets fichés dans le sol.

Tout cela, il le sentit vaguement en luttant contre la nausée mortelle qui l'envahissait. L'instinct plutôt que la raison lui commanda de s'abstenir de se débattre. Entrouvrant légèrement les paupières, il ne distingua rien dans son champ de vision mais lorsque son esprit se fut un peu clarifié il put saisir les paroles de ses deux ravisseurs invisibles.

— Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu que je lui prenne ses revolvers ? disait une voix dolente.

— Non, répondit une autre voix plus grave. Les gens se rappellent les armes qu'il ont vu porter par un type. Quelqu'un pourrait les reconnaître. Ne touche à rien de ce qu'il possède. Sautons en selle et filons.

— On ferait peut-être bien de rattraper ce maudit cheval jaune et de l'abattre. Je sais pas comment j'ai pu le rater. Je jure par Dieu qu'il a évité la balle.

— C'est un cheval bien dressé et ça n'est pas la première fois qu'on lui tire dessus. Il est retourné dans les rochers et il ne se montrera plus. À supposer même que quelqu'un vienne et repère le cheval, les fers rouges du Diable auront déjà eu raison de ce gaillard. Allez, arrive !

Un moment plus tard, Hatfield entendit le bruit lourd de sabots qui s'éloignaient. Prudemment il ouvrit les yeux et essaya de promener son regard autour de lui.

Son champ de vision était extrêmement limité mais ce qu'il vit le frappa de stupéfaction.

Il était allongé à côté d'une cheminée des fées. La roche était fêlée et crevassée et l'on avait dans les fissures enfoncé de petits morceaux de bois, apparemment selon un plan bien défini. Il y en avait trois superposés et à chacun pendait par des lanières de cuir une paire de bouteilles pleines d'eau.

Sidéré, le Ranger contemplait le singulier dispositif. À quoi tout cela visait-il ? À le torturer par la vue de l'eau si proche mais hors d'atteinte tandis qu'il souffrirait des affres de la soif ? Mais dans ce cas, pourquoi s'être donné tant de peine ? Une seule bouteille d'eau eût rempli le même office. Déjà la soif le tenaillait et son supplice ne ferait que croître tandis que s'éterniserait l'après-midi torride.

Avec un juron d'exaspération, il tira sur les lanières qui lui maintenaient les poignets. Il pouvait remuer les doigts, et même la main entière, mais ses bras et ses jambes étaient solidement attachés et il était incapable de bouger la tête.

Brusquement surgit à sa mémoire le visage sombre et farouche de l'homme qui l'avait attiré dans le piège.

« C'est ce petit salaud qui a tenté l'autre soir de me suriner près de la fenêtre du saloon », murmura-t-il.

Bien que sachant son cas sérieux, le Ranger ne le tenait pas pour désespéré. Goldy, comme le lui avait appris ses ravisseurs avant de partir, était vivant et libre. L'alezan viendrait lorsqu'il le sifflerait et resterait dans le voisinage. Et il ne manquerait pas d'attirer les regards de quiconque emprunterait cette piste. Une piste qui bien que nullement encombrée n'en était pas moins utilisée.

Un homme robuste ne meurt pas de soif ni d'épuisement en un jour, ni même en plusieurs, bien que ses souffrances puissent être intolérables. Avant que la vie n'ait quitté son corps desséché, quelqu'un ne manquerait pas de passer par-là.

Il s'efforça une fois encore vainement de déplacer sa tête et de nouveau fixa les triples paires de bouteilles d'eau brillant sous le soleil qui, après avoir dépassé le zénith, déclinait maintenant vers l'ouest. Hatfield sentait confusément que la menace venait de ces bouteilles, une menace indéfinissable mais néanmoins très réelle. Cet agencement particulier n'était pas l'effet du hasard. L'étagement des bouteilles par paires devait répondre à une intention précise. Il se souvint soudain d'une expression étrange qu'avait employée l'un de ses ravisseurs.

« Les fers rouges du Diable ! » Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Le soleil continuait de descendre dans le ciel. Hatfield en fixa le bord inférieur à travers la paire de bouteilles la plus haute. Et c'est alors qu'il fut conscient d'une inconfortable sensation de brûlure juste en dessous de son genou gauche, en haut du revers de sa demi-botte. Il se contorsionna mais ne put bouger sa jambe. Et c'est alors, avec un sursaut de terreur, qu'il comprit.

Les fers rouges du Diable ! Toute la signification de ce dispositif maléfique lui jaillit à l'esprit et son corps se recroquevilla d'horreur.

Ces bouteilles remplies d'eau n'étaient autres que de puissants miroirs ardents destinés à concentrer les rayons du soleil sur son corps réduit à l'impuissance !

Puis avec un nouveau frisson d'épouvante, il comprit la raison de ce soigneux échelonnement par paires. Les bouteilles étaient disposées en sorte que le soleil en déclinant brillât successivement à travers chaque paire et que le troisième faisceau de rayons, atteignant son visage, lui brûlât les yeux.

Frénétiquement il s'efforça de tourner la tête de côté mais tous ses efforts restèrent vains. Inondé d'une sueur froide, il renonça et resta immobile, pantelant, à peine conscient de la douleur cuisante qui remontait le long de sa cuisse tandis que le tissu de ses jambières commençait à se carboniser lentement. Il banda ses poignets et ses chevilles mais les lanières tenaient bon. Ses doigts se tordirent sans pouvoir atteindre les nœuds. Il s'agrippa aux piquets mais ne put s'assurer aucune prise. De nouveau, il se laissa aller, toute sa chair enflammée par la morsure cruelle des pointes de feu.

Quelque part derrière lui retentit un hennissement plaintif. Goldy était sorti des rochers et il se demandait ce que pouvait bien faire son maître.

Hatfield siffla pour appeler l'animal dont la présence, à défaut d'être utile, serait du moins réconfortante.

Le grand cheval arriva au galop et quelques instants plus tard poussa ses naseaux dans la paume du Ranger qui les flatta avec des doigts tremblants.

Goldy s'ébroua et leva la tête. Hatfield sentit alors une lanière glisser dans le creux de sa main. C'était la bride pendant aux anneaux porte-mors.

D'un air absent, Hatfield palpa le cuir tandis que la douleur cuisante se répandait par tout son corps. Goldy leva la tête un peu plus haut et se mit à tirer doucement. Instinctivement Hatfield se cramponna à la bride et l'alezan, docile, baissa de nouveau la tête.

Soudain l'espoir jaillit dans l'esprit torturé du Ranger. Lentement, douloureusement, il parvint à glisser la bride sous la lanière qui retenait son poignet au piquet. En tordant son poignet presque au point de le disloquer il réussit à s'emparer de la boucle et à tirer sous la lanière une bonne longueur de courroie.

En tordant et recroquevillant ses doigts engourdis, il répéta plusieurs fois le processus. Les rayons concentrés du soleil avaient maintenant atteint sa taille et tout son corps était secoué de frissons. Mû par l'énergie du désespoir, il parvint une fois encore à enrouler la bride autour du piquet et à la passer sous la lanière. Puis, passant ses doigts dans la boucle, il maintint la lanière tendue en se servant du piquet comme point d'appui et cria frénétiquement au cheval :

— Hue, Goldy ! Hue !

Le grand alezan redressa vivement la tête, soufflant de frayeur tandis que le mors lui arrachait la mâchoire inférieure. Hatfield sentit une violente douleur à son poignet. De nouveau sa voix retentit, insistante.

— Cours, Goldy ! Cours !

Poussant des hennissements de souffrance et de protestation, l'alezan se cabra. Il y eut un bruit chuintant tandis que le piquet remuait lentement dans le sable. Hatfield sentit les os de son poignet sur le point de se briser. La bride se tendit et claqua.

Et alors le piquet fut aspiré du sol. Son bras droit libéré, Hatfield arracha le bandeau qui enserrait son front. Il ne lui fallut que quelques instants pour se dégager complètement. Il éteignit le feu qui brûlait ses jambières, libéra ses chevilles et se mit debout en chancelant, pour retomber aussitôt le visage dans le sable, secoué de hoquets et de haut-le-cœur, ses muscles paralysés par des crampes. Il lui fallut plusieurs minutes encore avant d'être en mesure de se relever, de se diriger en titubant vers son cheval et de fuir le piège diabolique qui clignotait d'un air mauvais à la vue de sa victime qui lui échappait.