CHAPITRE XIV

Son esprit galopant aussi vite que ses jambes, Hatfield courut jusqu'au bord du talus et regarda en bas. Des planches enflammées et des morceaux de poutres carbonisées pleuvaient sur les toits des fourgons. Le bois sec brûlait comme de l'amadou et le feu s'était propagé à une vingtaine d'endroits différents. Le Ranger se rappelait maintenant avoir vu cette rame de wagons lorsque, plus tôt dans la journée, il s'était arrêté près du fourgon payeur. Il se souvenait des sinistres plaques rouges ornant leurs flancs. Les wagons chargés de poudre de mine destinée à l'extension du réseau vers l'ouest avaient été garés sur cette voie secondaire à l'écart de la gare de triage et des étincelles des locomotives. Il n'y avait à proximité aucune locomotive de manœuvre et rien ne prouvait d'ailleurs que son équipe eût consenti à prendre le risque d'éloigner le train d'explosifs avant que le feu n'atteigne la poudre.

« Oui, comme l'a dit ce type, la gare, la ville, tout va sauter… »

Pendant quelques instants Hatfield hésita. Devait-il courir en ville pour donner l'alerte ? Diable, non ! À quoi bon ? Les noceurs au cerveau embrumé par l'alcool n'eussent pas compris ce qui allait se passer avant qu'il ne fût trop tard. Il serait trop tard également pour les cheminots répartis sur les quais, dans la rotonde ou dans les ateliers. Ce n'était qu'une question de minutes avant que les flammes ne lèchent la poudre.

Brusquement, il se décida. Un plan naissait en son esprit, un plan extrêmement téméraire et qui ne comportait qu'une chance infime de succès.

Sautant par-dessus le rebord du talus, Hatfield atterrit sur le toit du wagon directement en dessous, le troisième à partir du haut de la rame. Main sur main, il descendit l'échelle, toucha le sol et courut jusqu'à l'aiguillage. Actionnant le levier, il connecta la voie de garage avec la voie principale puis il courut manœuvrer l'aiguillage commandant l'embranchement à la voie principale de la voie de service où avait été garé le fourgon transportant la paye des ouvriers. Il se précipita vers la locomotive qui ronronnait, ses feux couverts, un plein volant de vapeur dans sa chaudière. Il s'assura que l'attelage arrière était ouvert et que les crochets étaient placés à l'angle adéquat pour l'accrochage automatique. Puis il grimpa dans la cabine et saisit la manette des gaz, remerciant Dieu pour les mois de vacances qu'il avait autrefois passés sur le caisson d'un chauffeur. Il desserra le frein, manœuvra la commande des gaz. La cheminée de la loco émit une toux convulsive, il y eut un sifflement de vapeur, puis les énormes roues motrices se mirent lentement à tourner. La cheminée exhala un grondement mouillé et il y eut un cognement sourd dans les cylindres. Hatfield lança un coup de pied dans le levier ouvrant les robinets des cylindres. La vapeur jaillit des deux côtés ainsi que des jets d'eau qui s'étaient condensée dans les cylindres. La cheminée gronda de nouveau, les roues motrices tournèrent et la locomotive descendit la voie secondaire en ferraillant jusqu'à la voie principale.

D'un coup sec Hatfield referma la manette des gaz, appliqua le frein et sauta à terre. Il revint au galop fermer l'aiguillage, retourna à la locomotive, grimpa dans la cabine et renversa le levier de marche arrière. La locomotive recula en douceur contre les wagons de poudre enflammés. Hatfield entendit les crochets s'arrimer, renversa le levier et donna les gaz. Les grosses roues se mirent à tourner dans un terrible crissement d'acier. Hatfield jura et ensabla les rails. Lentement les wagons s'ébranlèrent en direction de la voie principale.

Le Ranger jeta un coup d'œil en arrière. Les toits de la moitié des wagons flambaient. D'ici peu ils brûleraient complètement et les braises tomberaient sur les containers bourrés d'explosifs.

Au rythme saccadé de ses bielles, la grosse locomotive continuait de descendre la voie principale, crachant vapeur et fumée par sa cheminée trapue. Hatfield entrevit des hommes qui couraient en hurlant et gesticulant. Tout le monde à la gare paraissait mû par le désir impérieux d'être ailleurs. Il ne les en blâmait certes pas.

À moins d'une centaine de mètres au-devant, brillait un feu rouge, le signal indiquant le dernier aiguillage avant la sortie de la gare. Cet aiguillage-là serait verrouillé…

Hatfield évalua la distance, attendit jusqu'à la dernière seconde avant de fermer la manette des gaz et d'appliquer les freins. Les roues motrices patinèrent sur les rails, les crochets d'attelage s'entrechoquèrent avec fracas. Il craignit un instant d'avoir mal calculé son coup et crut que le train allait dérailler. Il sauta à terre avant même que les roues ne se fussent immobilisées. Le pare-bœufs était presque sur les tringles d'aiguillage quand le convoi en flammes s'arrêta en grinçant.

Hatfield sortit vivement l'un de ses revolvers et tira sur le cadenas qui vola en éclats à sa seconde balle. Il manœuvra le levier et retourna au galop vers la locomotive.

Un regard au manomètre lui apprit que la pression baissait. Il ouvrit vivement l'injecteur, envoyant un jet d'eau dans la chaudière haletante. Puis sautant au plancher, il ouvrit la porte du foyer et y enfourna du charbon qu'il distribua de façon experte pour obtenir de meilleurs et plus rapides résultats. Lorsqu'il revint sur le caisson, l'aiguille de la jauge remontait. Il jeta un coup d'œil aux wagons en feu derrière lui puis reporta son attention sur la voie devant lui. Elle était libre. Les lumières de la gare reculaient. Un peu plus loin encore et l'explosion n'endommagerait que les wagons et la locomotive… sans parler de sa propre personne s'il se trouvait encore à ce moment-là dans les parages.

La locomotive amorçait une courbe. Hatfield commença à réduire les gaz. Il vit alors se profiler devant lui le viaduc qui enjambait un torrent tari en cette saison. Avant qu'il ait pu faire quoi que ce soit, le lutin en feu traversait le pont en grondant.

Hatfield jura. S'il ralentissait maintenant, l'explosion ferait sauter l'ouvrage d'art et anéantirait en même temps toutes les chances que le C & P avait encore de triompher du L & W. Sans cesser de sacrer, il donna pleins gaz.

Le pont semblait interminable. Il en était à peine à sa moitié qu'une nouvelle horreur fit intrusion dans le tableau. Bien que peu familiarisé avec l'horaire du chemin de fer, Hatfield n'en savait pas moins qu'un train de voyageurs était attendu à Espantosa vers cette heure-ci. Et il lui faudrait s'éloigner d'au moins un kilomètre avant que le pont ne fût à l'abri de l'explosion. Ses méninges s'emballèrent. Plongeant dans la cabine, il ouvrit à la volée le caisson du mécanicien et poussa un « ouf » de soulagement à la vue des cylindres graisseux des fusées rouges qui s'y trouvaient. Il en prit une, ouvrit du pied une petite porte sur le côté de la chaudière et longea en titubant l'étroite coursive qui menait à l'avant de la locomotive. S'agrippant au garde-corps, il arracha la capsule protectrice de la fusée et frotta l'une contre l'autre les deux surfaces d'ignition.

La fusée cracha et prit feu. Hatfield sauta vers le longeron avant et planta fermement la pointe dans le support. Puis il revint en toute hâte à la cabine. Un regard au manomètre lui indiqua que la pression était correcte. Il sauta sur le caisson du mécanicien et poussa la vitesse au maximum.

Le train en flammes quitta le pont en rugissant. Hatfield estima la distance couverte : cinq cents mètres… sept cents… neuf cents… mille ! Il ferma les gaz et freina à mort.

Le train s'arrêta en crissant. Hatfield se laissa choir au sol, courut à l'arrière, ouvrit l'attelage, revint à toutes jambes vers la cabine. Il actionna la manette des gaz, la locomotive se détela et prit aussitôt de la vitesse. La lumière rouge de la fusée éclairante illuminait les arbres et les rochers. Les wagons en feu furent vite distancés.

Et c'est alors, que dans une courbe distante de moins d'un kilomètre, brilla le feu avant du train de voyageurs.