CHAPITRE V

Hatfield avait vidé son verre et en commandait un second quand quelqu'un lui dit, accoudé au zinc près de lui :

— Vous avez fait de la bonne besogne, jeune homme… Il y a bien longtemps que quelqu'un aurait dû s'en charger.

Hatfield se retourna et reconnut en son interlocuteur un homme qu'il avait vu entrer au saloon peu avant son empoignade avec Brush Vane. Sa prestance l'avait frappé et il l'avait observé ensuite tandis qu'il était engagé dans une conversation sérieuse avec d'autres clients, pour se renseigner sans doute sur les derniers événements.

Il était grand, presque aussi grand que le Ranger, et mince comme une épée de Tolède. Les cheveux tiraient sur le roux, les yeux étaient de couleur fauve avec l'iris moucheté d'une nuance plus foncée. Un visage long et maigre, profondément hâlé, une bouche étroite au-dessus d'un menton saillant. Larges épaules, taille svelte, beaucoup d'allure en vérité. Il avait une voix grave, légèrement nasillarde.

Hatfield, par courtoisie, approuva la remarque d'un signe de tête mais s'abstint de relever le propos.

Le barman s'approcha d'un air empressé.

— Bonsoir, Mr Flint. Quoi de neuf à la Texco ?

— Rien de bien spécial, ma foi. Je prendrai volontiers une larme de whisky dans de l'eau. Remplissez le verre de ce monsieur.

— Certainement, fit le barman. Vous restez en ville pour la nuit ?

— Je ne sais pas encore, mais c'est fort possible, répliqua Flint en sirotant son whisky coupé d'eau. J'ai entendu dire qu'il devait y avoir demain un grand meeting public où il sera question du chemin de fer.

Il se tourna de nouveau vers Hatfield :

« Si vous comptez rester quelque temps dans nos murs, venez donc me voir à la Texco. Il se pourrait que j'aie une proposition à vous faire. »

Hatfield le remercia et Flint sortit quelques instants plus tard.

Le barman le suivit d'un regard admiratif.

— Un vrai gentleman… mais pas fier pour deux sous. Et ne croyez surtout pas qu'il veuille tout régenter, comme Brush Vane. C'est lui le patron de la Texco Lumber. Vane et lui ne font pas bon ménage.

— Ah bon ? Et pourquoi donc ? s'enquit Hatfield.

— C'est que, voyez-vous, il n'y a pas de place pour deux grossiums dans cette section. Vane s'était toujours pris pour le grand Manitou mais depuis l'arrivée de Flint, il a dû en rabattre un peu. Flint a eu diablement vite fait de se pousser au premier rang, surtout depuis que les chemins de fer ont commencé à construire.

Le mastroquet gloussa et poursuivit :

« Le plus drôle de l'histoire, c'est que c'est Brush Vane lui-même qui lui a pour ainsi dire mis le pied à l'étrier. Flint est venu de l'ouest de l'Enclave voilà de cela environ deux ans et il a acheté à Brush Vane, qui possédait alors tout le pays boisé, une vaste étendue de forêt, au nord et à l'ouest de la ville. Vane s'est frotté les mains, croyant avoir fait une affaire. Nul ne se doutait encore que la voie ferrée passerait par ici et il n'existait pas de marché pour le bois d'œuvre. Vane conserva la section Est parce qu'elle offrait à ses bestiaux de l'eau et quelques parcelles herbeuses mais il céda à Flint la majeure partie des chênaies et des pinèdes. Je suis bien certain que Flint a dû engloutir à peu près toute sa cagnotte dans cette acquisition. À l'époque, tout le monde l'a cru cinglé. Là-dessus sont arrivés les deux chemins de fer rivaux, lancés dans leur course effrénée vers le pétrole du nord-ouest et les mines du Nouveau-Mexique. Vane s'est aperçu tout à coup qu'il avait tendu une belle mine d'or bien grasse à Austin Flint. Depuis, il ne le porte pas tellement dans son cœur. »

Cet euphémisme eut le don de faire sourire Hatfield et le barman, complice, lui rendit son sourire.

« Ouais, on peut dire que Brush Vane n'a jamais pardonné à Flint d'avoir eu le nez creux… »

— Vous dites que Flint est venu de l'Enclave. Mais avant cela, où était-il ?

— Nulle part. Il est né et a grandi là-bas, sur un petit domaine à proximité de la frontière du Nouveau-Mexique. Je l'ai entendu en discuter un soir avec des gars. Après la mort de son père, il a essayé d'exploiter le ranch, mais les marchés étaient beaucoup trop éloignés et de surcroît peu intéressants. Il s'est vite fatigué et a vendu le domaine à un voisin puis il a émigré au sud. Il a eu un beau coup de veine en se rendant acquéreur de cette forêt. Il paraîtrait même qu'il a marchandé un ranch d'élevage tout récemment.

Hatfield fixa le barman à travers des paupières légèrement plissées. Ce qu'il venait d'apprendre ne laissait pas de le surprendre mais il eut soin de ne pas trahir ses sentiments.

— L'ouest de l'Enclave… répéta-t-il. Bougrement désert par là-bas.

— Comme vous dites. Il paraît que les vautours emportent leurs rations quand ils s'y rendent en excursion.

À ce moment, le shérif entra, l'air affairé. Il s'approcha du comptoir et considéra Hatfield avec une expression de désapprobation mêlée, malgré lui, d'une certaine admiration.

— On peut dire que vous ne chômez pas depuis que vous avez débarqué, jeune homme, dit-il d'une voix grinçante. Je viens d'apprendre ce qui s'est passé et je ne veux plus entendre parler de vos exploits. S'en prendre ainsi à d'honorables citoyens… Vous auriez pu briser le poignet de Brush.

— Si je ne l'avais pas arrêté, c'est lui qui aurait brisé le cou d'un pauvre bougre, répliqua Hatfield d'une voix suave. Vous n'auriez pas voulu ça, hein, shérif ?

Le shérif Nat Rider tira rageusement sur sa moustache en grommelant quelque chose d'inintelligible.

— Il y a bien trop de gens par ici qui se croient autorisés à prendre la Loi en main, grogna-t-il.

— Je suis bien d'accord avec vous sur ce point, dit Hatfield.

Le shérif le fixa d'un air soupçonneux mais ne lut aucun indice de raillerie sur les traits hermétiques du Ranger. Il émit un nouveau grognement, salua le barman d'un air revêche et gagna la sortie à grandes enjambées.

— Et pan dans les gencives ! gloussa le barman quand le shérif fut hors de portée de voix. Nat a très bien compris. Il sait pertinemment que Brush Vane fait la loi dans le secteur pour la bonne raison que c'est lui qui l'a fait élire. Naturellement, bien qu'étant foncièrement honnête, il se sent lié à son égard par une dette de reconnaissance. Pour ma part, je ne pense pas que Brush soit aussi mauvais qu'on le prétend, mais il a toujours fait la pluie et le beau temps dans la région et il se prend pour l'arbitre suprême.

Hatfield acquiesça et son regard s'assombrit. Bien souvent, au cours de ses missions, il s'était trouvé en face d'une telle conjoncture. Les seigneurs de l'élevage, habitués qu'ils étaient à régner en monarques absolus sur les vastes territoires qu'ils contrôlaient, en venaient vite à s'estimer au-dessus de toute loi, hormis celle qu'ils édictaient.

Quand les grands propriétaires en question étaient justes et honnêtes, cet état de choses était supportable à l'époque où leurs intérêts étaient les seuls en cause. Mais avec le développement du pays, l'afflux concomitant des nouveaux colons, l'essor des villes et la venue des chemins de fer, les intérêts des ranchers ne tardèrent pas à entrer en conflit avec ceux des nouveaux arrivants. Trop fréquemment alors, lesdits seigneurs se retrouvèrent les garants de l'illégalité, bien qu'ils ne consentissent point à l'admettre.

Presque tous voyaient avec déplaisir la venue d'étrangers et s'offusquaient de l'occupation de terres qu'ils en étaient venus à considérer comme leur appartenant, bien que dans la plupart des cas, leurs titres fussent présumés et non authentifiés par un acte en bonne et due forme.

Le résultat, c'était une foule d'ennuis. Ici même, dans cette rude ville ferroviaire, Hatfield voyait se développer une situation explosive. Il y avait déjà eu un meurtre depuis son arrivée et seule sa fulgurante intervention en avait empêché un second. Il frémit au souvenir de l'arbre et des tueurs embusqués dans la forêt.

Le barman l'arracha à sa méditation.

— Prenez-en un aux frais de la princesse, proposa-t-il avec cordialité.

Hatfield refusa d'un signe de tête.

— Il faut que j'aille m'occuper de mon cheval. Je l'ai laissé attaché à la barre là-devant.

— Vous trouverez une bonne écurie en haut de la ruelle derrière ce boui-boui, lui suggéra le barman. Dites à Hamhock Harley que c'est moi qui vous envoie. Hamhock est un brave bougre. Borgne et buté, mais très bien à part ça. Il loue même des chambres au-dessus des stalles aux gars qui n'aiment pas trop s'éloigner de leur cheval. Allez-y, vous serez bien reçu.

Hatfield alla détacher Goldy et le guida vers l'écurie indiquée.

— Désolé de t'avoir fait attendre, mon vieux, lui dit-il en manière d'excuse en contournant l'angle de la rue. Mais j'ai cru bon d'aller jeter un coup d'œil à un type qui s'est fait buter et je ne m'étais pas imaginé que je me retrouverais au cœur de la mêlée. C'est pourtant ce qui est arrivé. M'est avis, d'ailleurs, que nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Hamhock Harley, long comme un jour sans pain, contempla tristement Hatfield de son œil unique puis hocha la tête en regardant Goldy.

— Le genre de cheval pour lequel on tue le maître, tôt ou tard, dit-il d'un ton mélancolique.

Il fit courir une main osseuse sur le nez velouté de l'alezan et Goldy, gaiement, lui mordilla les doigts. Le visage de Hatfield s'éclaira.

— En tout cas, je mourrais tranquille en sachant que je le perds au profit d'un homme capable de lui fourrer les doigts entre les dents !

— Celui qui m'amène un cheval repart avec son cheval, déclara Hamhock d'un ton farouche. À moins que ça ne soit le shérif qui les emmène tous les deux…

Hatfield opina du chef.

— Donnez-lui un bon picotin. Il le mérite.

— Très juste, approuva Hamhock.

Il tendit le bras dans la stalle voisine, empoigna un sac d'avoine bien plein d'une main démesurée et le souleva à la hauteur de la mangeoire sans effort apparent.

Hatfield haussa le sourcil devant cette exhibition de force.

« Sec comme un coup de trique, mais nerveux comme une corde à fouet », songea-t-il en se dirigeant vers l'auge pour s'y laver.

Hamhock, obligeamment, lui fournit du savon et une serviette rugueuse mais immaculée.

La petite chambre au-dessus des stalles, bien que grossièrement meublée était, elle aussi, d'une irréprochable propreté. Hatfield promena autour de lui un regard satisfait, peigna son épaisse tignasse noire devant une glace fêlée et redescendit à l'écurie.

— Il y a un bon restaurant à l'autre bout de la ruelle, lui conseilla Hamhock. Il est situé tout à côté de la gare. Les voyageurs qui arrivent par le train du soir ont l'habitude d'y aller dîner, ce qui explique qu'on y fasse de la bonne cuisine au lieu de la tambouille réchauffée qu'on vous sert d'ordinaire à cette heure.

— Ainsi, il existe déjà un service voyageurs, hein ?

— Han-han. Le vieux Dunn, du C & P, est un type épatant. Les voies sont à peine posées qu'il y fait déjà rouler les trains de voyageurs. Il affirme que c'est de leur confort que dépend l'essor du pays. Ça m'a tout l'air d'être vrai, d'ailleurs. Prenez la ville du L & W, Preston, à une quinzaine de kilomètres au sud d'ici. Il n'y a pas grand monde là-bas en dehors des ouvriers du rail. Mais à Espantosa, par contre, on a des gens de toutes espèces – et sans doute assez, j'imagine, pour que la ville survive lorsque la tête de ligne se sera déplacée plus loin vers l'ouest. On parle déjà d'élire un conseil municipal permanent et certains prévoient même que le siège du comté sera transféré ici car le chemin de fer ne passe pas à Vego.

— Ouais… je suis aussi d'avis que la voie ferrée attire des tas de gens, acquiesça Hatfield.

Hamhock lui dédia un sourire torve.

— Parmi lesquels un certain nombre dont on pourrait très bien se passer, grommela-t-il. J'ai rarement vu une collection d'échantillons telle que celle qui nous est arrivée dernièrement. Les meurtres deviennent monnaie courante. L'un de ces gredins, l'autre jour, a même tué un cheval ! Naturellement, c'était un gars qu'il visait, et pas le cheval, mais ça n'est pas permis de tirer aussi mal.

— Qu'a-t-il fait à ce sujet ? s'enquit Hatfield, intéressé.

— Il est mort. L'autre type, lui, a touché ce qu'il visait.

Hatfield n'eut aucun mal à trouver le restaurant. Par les fenêtres ouvertes s'échappait un arôme alléchant ainsi qu'un bruit de voix confus. Il grimpa les trois marches accédant à l'entrée, ouvrit la porte et s'avança à l'intérieur. Une détonation fracassante retentit et un revolver lui partit presque à la figure.