CHAPITRE VII

C'est à Jim Hatfield qu'échut la tâche désagréable d'apprendre à Doris Carver que son oncle, Cal Hudgins, venait d'être assassiné à peine quelques heures plus tôt. Le jeune Sheldon Vane, après avoir bredouillé une excuse incohérente, s'était enfui. Hatfield, compréhensif, conduisit la jeune fille ahurie vers une table et le plus délicatement possible lui fit part de la triste nouvelle.

Doris Carver fut atterrée, et un peu effrayée, mais sa réaction fut meilleure que celle qu'il avait redoutée.

— Je suis bouleversée, dit-elle d'une voix tremblante, mais pas autant que je l'eusse été si j'avais mieux connu l'Oncle Calvin. Je ne l'ai vu qu'une seule fois lorsque j'étais enfant et ne conserve de lui qu'un souvenir confus. L'an dernier, à la mort de ma mère dont il était l'unique frère, il m'écrivit pour m'exhorter à venir vivre avec lui. Il ne s'est jamais marié et je suis son unique proche parente. J'avais perdu mon père voilà plusieurs années et ma mère fut contrainte de vendre notre ranch. Je m'étais trouvée un bon emploi à Dallas, dans un bureau, mais je ne parvenais pas à oublier les vastes pâturages… vous savez ce que c'est…

Hatfield acquiesça et la fille poursuivit :

« Aussi, j'ai décidé finalement d'accepter l'offre de l'Oncle Calvin et de venir vivre avec lui au Lazy H. Mais maintenant… maintenant, je ne sais plus que faire. »

Ses lèvres tremblaient et des larmes embuaient ses grands yeux.

Hatfield se hâta de détourner son esprit de la tragédie.

— Le domaine est toujours là, madame, et puisque vous me dites que vous êtes l'unique parente de votre oncle, j'imagine que vous en êtes désormais la propriétaire légitime. Il ne dépend que de vous de le prendre en main. Votre oncle devait bien avoir des amis dans la région. Supposez qu'une fois que je vous aurai installée à l'hôtel j'essaie d'en réunir quelques-uns ? Ils pourraient sans doute vous renseigner utilement.

— Si seulement vous vouliez bien ! s'écria la jeune fille avec reconnaissance.

— Dans ce cas, c'est une affaire réglée, répondit le Ranger, chaleureux. Mais pensons d'abord à votre estomac. Il faut manger, que voulez-vous, quelles que soient les circonstances. Je me sens moi-même une faim de loup.

— Cow-boy, n'est-ce pas ? demanda-t-elle un peu plus tard.

— Je le suis à mes heures, repartit Hatfield.

Elle prit cela comme il l'entendait et témoigna, au cours de la conversation qui suivit, d'une parfaite connaissance des différentes activités du ranch.

— Vous vous en tirerez très bien, lui dit Hatfield avec élan. Voyons maintenant si nous pouvons vous caser pour la nuit. Dormir est pour vous la suite logique du programme. Non, je ne pense pas que vous devriez aller voir le corps de votre oncle ce soir. Attendez demain matin. Tout ce qui pouvait être fait pour lui a été fait.

— Je me demande ce qui a pris à Mr Vane ? dit-elle comme ils se levaient pour partir. Pourquoi s'est-il sauvé si vite ?

— J'imagine qu'il était soucieux au sujet de ce qui s'est passé, répliqua Hatfield d'une manière évasive. Il sera sans doute allé rendre visite à des amis de votre oncle.

Le Ranger avait rassemblé suffisamment d'éléments d'après les bribes de conversation entendues au saloon pour être en mesure d'apprécier la situation fâcheuse dans laquelle Sheldon Vane se trouvait subitement. Vane avait été, sans conteste, favorablement impressionné par Doris Carver. Ce sont là des choses qui arrivent à un homme et quelques brefs instants suffisent parfois à le transformer complètement. Sheldon, le fils de Brush – cela ne faisait aucun doute dans l'esprit de Hatfield – ne devait pas manquer d'être au fait de ce qui se disait de son père relativement à la mort de Cal Hudgins. Et il avait vite compris que ces rumeurs parviendraient fatalement aux oreilles de Doris et qu'elle réagirait en conséquence. Agissant par intuition, Hatfield posa une question apparemment fortuite au moment de régler l'addition :

— Comment cette bagarre s'est elle déclenchée ?

— Type Missié Vane mettre knock-out travailler pour Missié Austin Flint, lui expliqua le Chinois dans son jargon. Lui dire Missié Vane père tuer Missié Hudgins, Missié Vane fils frapper.

— C'est ce que j'avais cru remarquer, acquiesça Hatfield, pince-sans-rire.

Après avoir fait donner à la jeune fille la meilleure chambre que l'hôtel délabré pouvait lui offrir, il réunit, avec l'aide de Hamhock Harley, deux éleveurs d'un âge respectable, amis de longue date de Cal Hudgins, et les mit au courant des derniers événements.

— Nous veillerons à ce qu'on la traite décemment, promirent-ils à Hatfield.

— Nous avons déjà pris toutes les dispositions nécessaires pour ce pauvre vieux Cal. Merci de nous avoir prévenus, l'ami. Et comptez sur nous.

Hatfield alla se coucher, mais, quoi qu'il fût bien après minuit, il ne s'endormit pas immédiatement. Tant d'événements à sensation étaient intervenus depuis le coucher du soleil qu'il lui semblait qu'il s'était écoulé des jours, et non des heures, depuis qu'il avait pris le raccourci à travers la forêt de la Cibola Timber Co. Palpant les deux disques de métal qu'il avait pris sur les corps des tueurs embusqués, il repensa aux paroles du capitaine Bill McDowell lorsqu'il avait pris congé :

« À première vue, la situation là-bas paraît banale et elle devrait être dans les cordes des autorités locales, avait déclaré le capitaine Bill en confiant à son bras droit la mission de parcourir quelque cent kilomètres pour aller enquêter à Espantosa sur la série de meurtres qui avaient fait trembler la région.

« Il faut toujours s'attendre à des ennuis lorsque de nouvelles forces s'implantent dans un district. D'ordinaire, cela se borne aux bagarres classiques et il suffit pour redresser la situation d'emballer les pistoleros et de les coffrer. Mais c'est parfois plus compliqué. Rappelez-vous ce qui s'est passé lors de la construction de la voie ferrée dans le pays du Désert Salé.

« Les bourgeois d'Espantosa me réclament à cor et à cri l'envoi d'une compagnie de Rangers mais j'aimerais bien savoir où diable je pourrais la trouver en ce moment. J'ai reçu l'ordre d'envoyer à la Frontière tous les hommes disponibles. Alors, étudiez la question, Jim, et avisez ensuite. »

Une brève remarque de McDowell l'avait impressionné :

« Les gens de là-bas paraissent terrorisés », avait dit le capitaine Bill.

Hatfield savait que les habitants de la région comprise entre la Nueces et la Frontière n'étaient pas du genre à s'effrayer pour un rien. Dès le début, il avait pressenti qu'il s'agissait de quelque chose d'infiniment plus complexe que les habituels conflits d'intérêts entre compagnies ferroviaires, éleveurs et exploitants forestiers. Les événements intervenus depuis son arrivée avaient confirmé ses soupçons. Il y voyait la manifestation de forces occultes et rusées œuvrant inexorablement à quelque obscur dessein.

Le danger qu'il encourait lui-même lui fût clairement apparu s'il avait pu entendre la conversation qui se déroulait au même moment dans l'arrière-salle enfumée d'un sordide petit saloon à la lisière du quartier mexicain de la ville.

Deux hommes étaient installés à une table sous la lumière tremblante d'une lampe à huile fumeuse. L'un, un gras à tête d'épingle, avait de petits yeux durs qui captaient la lumière comme des agates. Sa bouche perpétuellement entrouverte laissait entrevoir une double rangée de dents jaunes et mal plantées. Il avait la manie de frotter l'arête de son nez du revers d'une main potelée.

L'autre tournait le dos à la lumière, le chapeau rabattu sur ses yeux, les épaules arrondies en avant.

— J'ignore qui il est, disait-il, mais je sais par contre ce qu'il a fait à Miguel.

— De toute façon, Miguel a descendu Hudgins, non ? fit le gros.

— Ouais… et il aurait réussi à filer sans l'intervention de ce démon. D'ailleurs, il vaut mieux qu'il soit mort : il ne risquera pas de parler.

— Je me demande si ça n'a pas été une erreur de liquider Hudgins, dit le gros. Je persiste à croire que j'aurais pu l'amener à vendre en usant de la persuasion.

— Persuasion, mon œil ! fit l'autre, hargneux. Il était têtu comme une mule. Né et élevé sur ce ranch, il comptait bien y finir ses jours. Nous n'aurions pas davantage réussi à le faire vendre que nous n'avons réussi à l'éliminer en lui soufflant son contrat de viande avec le chemin de fer. Rappelez-vous, ça n'avait servi qu'à le rendre plus obstiné que jamais. Non, croyez-moi, le seul moyen était de le tuer.

— Soit. Vous connaissez sans doute les gens d'ici mieux que moi. Mais pour en revenir à cet homme qui a descendu Miguel… vous n'avez rien appris sur son compte ?

— Non. Il a l'air d'un coureur de prairie, l'un de ces cow-boys qui vont d'un ranch à l'autre en quête d'un job mais qui ne se fixent jamais nulle part. Un virtuose de la gâchette, en tout cas. Il me déplaît de penser qu'il s'agit peut-être d'un tueur à gages que les bourgeois auraient embauché pour protéger leurs intérêts. On pourrait le supposer, à en juger par sa démonstration au Sluicegates.

— Nous ne pouvons tolérer aucune interférence, au stade où nous en sommes, fit le gros. J'ai utilisé toute l'influence politique dont je dispose pour obtenir l'envoi à la Frontière des Rangers de McDowell, afin de mater une révolte qui n'aura pas lieu. L'arrivée ici d'une compagnie de Rangers aurait pu se révéler fatale à nos projets. Les Rangers ont le don de voir ce que les autres ne voient pas.

— La peste les étouffe ! grogna l'autre. On n'a certainement pas besoin d'eux en ce moment !

— À propos de cette terreur… commença le gros mais des coups légers frappés à la porte extérieure l'interrompirent.

La main droite de son complice disparut prestement sous la table.

Les coups reprirent, insistants et régulièrement espacés.

— C'est le signal, chuchota-t-il. Faites-les entrer, mais reculez-vous derrière la porte aussitôt après leur avoir ouvert.

Rapidement le gros fit glisser le verrou et ouvrit la porte toute grande en se reculant immédiatement. L'homme assis à la table se raidit et sa main droite se déplaça imperceptiblement. Puis il grogna et se détendit à la vue des deux hommes basanés, au regard fuyant, qui se glissèrent dans la pièce après avoir reverrouillé la porte derrière eux.

— Eh bien ? s'enquit-il d'une voix rauque.

— Arbre tomber, dit l'un des deux métis.

— Je me fous bien de l'arbre ! Était-il dessous ?

L'autre jura en espagnol et un éclair de rancune brilla dans ses yeux en trous de vrille.

— Pas dessous… personne dessous. Nous entendre arbre tomber… aller voir… ramper comme serpent dans la brousse. Rien voir… rien entendre. Coups de revolver claquer. Estaban mort… Pedro mort.

L'homme assis bondit sur ses pieds, renversant sa chaise. De toute sa hauteur, il toisa d'un regard noir celui des deux métis qui avait parlé, sa main crispée sur la crosse de son revolver.

— Tu veux dire que ce démon vous attendait et qu'il vous a tiré dessus ? cria-t-il.

Les yeux noirs de l'homme vacillèrent mais il ne baissa pas le regard.

— Nous rien voir… répéta-t-il de sa voix monocorde. Nous voir personne. Voir caballo dorado.

— Un cheval doré ! Tu veux dire un alezan ! Mais il n'a jamais eu d'alezan ! C'est un cheval noir qu'il montait aujourd'hui.

— Voir caballo dorado, ânonna l'homme au teint bistré.

L'autre lui darda un regard furieux puis avec un juron corsé, il se retourna vivement vers le gros qui se dandinait d'un pied sur l'autre en se caressant l'arête du nez.

— Un alezan ! répéta-t-il, la voix faussée par la colère. Mais notre terreur montait un alezan… la plus belle bête que j'aie jamais vue, du reste !

Il pirouetta de nouveau vers l'émissaire :

« Et tu dis qu'Estaban et Pedro sont morts ? Quatre contre un ! Et vous n'avez pas réussi à l'abattre ! »

Le métis tourna sa tête de biais pour montrer une joue balafrée.

— Rien voir… sentir ! grommela-t-il. Nous filer, avant s'en aller comme Pedro et Estaban.

Le grand le foudroya du regard en marmonnant des mots incohérents. Puis soudain sa voix redevint posée. Glaciale.

— Voilà qui tranche la question, dit-il à son complice. Peu importe qui est ce type ou ce qu'il sait, il faut s'en occuper tout de suite. On ne peut pas se permettre de courir de risque.

Le gros détourna le regard et humecta ses lèvres sèches.

Le grand remit sa chaise d'aplomb et se rassit. Pendant quelques minutes il resta sans parler, les yeux perdus dans le vague. Puis il fit signe aux deux métis d'approcher et les entretint longuement. Le regard de ces derniers brilla d'une joie féroce tandis que leur chef leur exposait son plan. Mais le visage du gros, à l'énoncé de cette sentence de mort et des modalités de son exécution, devint d'un gris terreux.

 Dieu ! fit-il dans un souffle.