CHAPITRE VI

Hatfield s'était déjà jeté à trois mètres de la porte, le long du mur, un colt dans chaque main, avant de réaliser que le coup de feu ne lui avait pas été destiné. L'homme qui avait tiré était en ce moment allongé sur le dos au milieu du plancher, son arme encore fumante arrachée à sa main par un jeune homme courroucé dont les yeux bleus, en d'autres circonstances, eussent indubitablement été plaisants. De taille moyenne et de charpente plutôt frêle, ce dernier était doté de bras anormalement longs qui lui donnaient une terrible allonge.

L'homme au plancher, un lourdaud portant favoris et dont les yeux de braise semblaient pour le moment un peu éteints – ce qui attestait le « punch » de son jeune adversaire – secoua sa tête broussailleuse et son visage épais refléta une expression de stupéfaction qui fit sourire Hatfield malgré la situation tendue.

Le sifflet ponctuant l'arrivée du train de voyageurs l'arracha soudain à sa torpeur. Marmonnant un juron dans sa barbe, il s'ébroua une fois encore et bondit sur ses pieds avec une agilité féline en dépit de sa masse imposante. Il fixa un instant d'un regard furieux son antagoniste de moindre envergure puis avec un grognement se rua, ses grands bras battant l'air comme des ailes d'un moulin à vent.

Le petit fait un pas d'esquive et frappe… une-deux, une-deux ! De nouveau le gros s'abat avec fracas puis se relève d'un bond, la bouche ensanglantée, la pommette ouverte jusqu'à l'os. De nouveau il se rue, mais de nouveau l'autre lui expédie un direct fulgurant à la face.

Mais cette fois le barbu détourne à temps la tête et le coup ne fait que l'effleurer. Il plonge sous les poings de son adversaire et avec un hurlement de triomphe le prend à bras-le-corps. Hatfield, à cet instant, croit la partie jouée.

Mais le petit paraît forgé dans de l'acier trempé. Vaillamment il résiste aux efforts faits pour le déséquilibrer. Il cambre les reins, cale ses paumes sous le menton de l'autre et pousse de toutes ses forces. La barbe noire remonte, remonte… Son adversaire haletant vomit un juron, ses jambes commencent à flageoler, ses bras noueux desserrent leur étreinte. Il lui faut lâcher prise sous peine d'avoir la nuque brisée, mais lâcher c'est tomber à la merci de l'autre. Le jeune en grimaçant accentue sa pression.

À cet instant, Hatfield s'arrache du mur tel un ressort géant. Juste à temps son long bras se déploie et ses doigts enserrent le poignet de l'homme qui s'était faufilé derrière les combattants.

Le couteau destiné au dos du plus jeune tombe en tintant sur le plancher. Son possesseur, un individu courtaud et basané, pommettes saillantes et cheveux noirs et plats, hurle de douleur et veut se retourner.

Hatfield, pour l'aider, lui lâche le poignet. Puis empoignant le surineur par le col de sa veste et le fond de son pantalon, il le catapulte sur une bonne moitié de la salle. À l'issue d'un magistral vol plané l'affreux heurte une table garnie de poteries et s'écrase avec elle au plancher.

Le gargotier piaille en chinois des imprécations suraiguës. Quelqu'un part d'un gros rire à la vue du sournois qui se tortille en gémissant au milieu de la faïence brisée.

À ce moment pathétique, la porte s'ouvre et une jeune fille s'avance pour se pétrifier aussitôt, fixant avec stupeur la scène de destruction.

L'effet produit par son entrée fut immédiat. Le Chinois cessa de brailler, les clients mirent un terme à leurs commentaires enflammés, les combattants au centre de la pièce se démêlèrent et reculèrent chacun de leur côté, penauds et meurtris. Seul l'homme-oiseau maintint sa position et redoubla ses gémissements.

La jeune fille hésitait, serrant dans sa petite main la poignée de sa valise, ne sachant si elle devait fuir. Le mince jeune homme la contemplait, bouche bée. Son adversaire s'était reculé dans un coin et essuyait furtivement le sang qui coulait de son visage.

Réprimant de justesse un juron, Hatfield s'avança, salua la jeune fille et lui sourit de toute sa hauteur.

— Ce n'était qu'un petit match amical, madame, dit-il de sa voix légèrement traînante. Nous n'attendions plus de ladies à cette heure.

La fille considéra l'homme au couteau toujours geignant, que l'on avait remis sur ses pieds et que l'on poussait en hâte vers la sortie du fond.

— Amical ! s'exclama-t-elle en se tournant vers le jeune pugiliste.

Celui-ci avait refermé sa bouche, mais ses yeux étaient expressifs. Les joues de la jeune fille s'empourprèrent. Hâtivement elle détourna le regard, cherchant refuge auprès du grand Ranger qui continuait de lui sourire.

— J'ai… j'ai faim, dit-elle. J'ai passé toute la journée dans le train. Je pensais que mon oncle viendrait me chercher à la gare mais il ne s'est pas montré. Peut-être pourrai-je manger quelque chose ici en l'attendant ?

— Mais certainement, fit le Ranger, toujours souriant.

Avec une sympathie amusée, il avait remarqué les travaux d'approche du jeune homme et décida de lui tendre la perche.

— Je suis un peu occupé pour l'instant, dit-il, l'air malicieux en désignant son protégé du pouce, mais je suis sûr que ce gentleman saura prendre soin de vous jusqu'à l'arrivée de votre oncle. C'est… Ah ! par Dieu ! fils, j'ai encore oublié votre nom ! Décidément, ma mémoire me joue des tours.

— Vane, fit l'autre en saisissant la balle au bond. Sheldon Vane. Je serai très honoré, madame, de veiller à ce que l'on vous serve. Installez-vous à cette grande table dans l'angle.

La fille rougit et lui sourit, pas seulement des lèvres mais avec ses yeux, qui nota Hatfield, étaient de la couleur des feuilles de tabac mûres, une couleur qui se mariait bien avec le rouge cuivré de ses cheveux et le hâle velouté de son teint agrémenté par un soupçon de taches de rousseur saupoudrant l'arête du petit nez droit.

— Merci, Mr Vane, dit-elle d'un air modeste. Je suis Doris Carver, de Dallas. Je suis venue vivre avec mon oncle dont le ranch, je crois, est tout près d'ici.

— Quel est ce ranch, madame ? s'enquit le jeune Vane en la pilotant vers une table.

— Le Lazy H.

À la surprise de Hatfield, le jeune homme s'arrêta, comme paralysé, et le Ranger vit le sang refluer de son visage qui devint d'un blanc terreux. Il articula d'une voix rauque :

— Votre… votre oncle, madame… votre oncle ne serait-il pas…

Sa voix s'éteignit avant qu'il eût prononcé le nom. La jeune fille, les yeux agrandis par la stupéfaction devant l'agitation soudaine qui s'était emparé de lui, acheva à sa place.

— Mon oncle s'appelle Hudgins, dit-elle. Calvin Hudgins. Vous le connaissez ?