CHAPITRE XIX

En dehors d'un poignet foulé, d'une bosse derrière le crâne qui diminuait à vue d'œil et de quelques brûlures superficielles, Hatfield se ressentait à peine de sa terrible épreuve. Il faisait grise mine, pourtant, en regagnant le Lazy H. Il avait désormais une idée bien précise des armes auxquelles n'hésitaient pas à recourir les sinistres forces opérant dans la région pour ôter les obstacles qui leur barraient la route.

La mort violente est trop commune en pays d'élevage pour que les gens s'en affectent beaucoup. Mais la mort lente par la torture et les mutilations donne à penser au plus hardi. Nombreux sont ceux qui seraient prêts à affronter la mort sans trembler mais qui hésiteraient à en venir aux prises avec un gang recourant à de pareilles méthodes.

Le Lazy H était en train de rassembler un troupeau pour l'acheminer sur la piste. Doris Carver avait appris que la banque du comté détenait le billet de Cal Hudgins, garanti par le ranch et qu'il viendrait bientôt à échéance.

— Nous devons l'honorer, dit-elle à Hatfield, ou du moins l'intérêt ainsi qu'un paiement substantiel. Nous n'avons que fort peu d'argent en banque et la seule façon d'obtenir du liquide est de vendre le cheptel dont nous disposons. Les marchés ne sont malheureusement guère favorables en ce moment.

Hatfield se rendit à la ville où il eut un entretien avec Jaggers Dunn. Dunn accepta volontiers d'acheter le troupeau au prix couramment pratiqué sur le marché.

— Nous en trouverons l'emploi, dit-il. Il semblerait que ces gaillards ne vivent que de bœuf et de whisky.

Jour après jour, Hatfield et ses cow-boys ratissèrent les fourrés à la recherche des bêtes égarées et le troupeau s'accrut dans de notables proportions. Lorsqu'il fut enfin prêt, il fut conduit à Espantosa par quelques hommes sous les ordres du jeune Gary Walsh, l'ex-adjoint de Tom Gibson. Gibson, par parenthèse, planait toujours entre la vie et la mort sur son lit d'hôpital. Très affaibli, morose, il refusa de parler de ses ennuis avec Monty.

— Je me chargerai de ça moi-même, quand je sortirai d'ici, déclara-t-il d'une voix éteinte à Hatfield.

Celui-ci s'abstint de l'interroger plus avant et résolut d'attendre que Gibson ait repris des forces. De retour au Lazy H, il annonça à Doris :

— Vous n'aurez plus à vous tracasser au sujet de ce billet quand vous aurez touché votre chèque du chemin de fer. Et il y a un tas de petits veaux à venir qui reconstitueront le troupeau.

Mais Doris n'eut pas son chèque. Bien après minuit, Gary Walsh entra dans la cour, tanguant sur sa selle, le visage encroûté de sang. En travers du pontet était jetée la forme inanimée de l'un de ses cow-boys.

— Les deux autres sont restés dans le désert, murmura-t-il à l'adresse du Ranger avant de perdre connaissance. Des salauds nous sont tombés dessus de l'autre côté de ces maudites roches… la fameuse « Cuisine du Diable ». Ils ont descendu Hank et Bill. Bert a reçu une balle dans le ventre et je suis moi-même égratigné. Quand je suis revenu à moi, le troupeau avait disparu.

C'est un Hatfield au visage farouche qui prit la tête des cow-boys survivants pour pister le troupeau volé à travers désert et pâtures vers les solitudes arides bordant le Rio Grande. Là ils perdirent la piste pendant de nombreuses heures et lorsqu'ils la retrouvèrent enfin, elle menait droit au fleuve puis disparaissait dans les montagnes pourpres du Mexique où il était vain d'espérer la suivre.

— Passez à la banque, conseilla le Ranger à Doris. Essayez d'obtenir une prolongation. Il n'y a aucune raison pour qu'on vous la refuse. Le domaine est toujours là. Tout ce qu'il vous faut, c'est du temps.

Mais Doris revint abattue du comté.

— La banque n'est plus en possession du titre, dit-elle à Hatfield. Elle l'a vendu, il y a quelques jours, à un certain Mr Cosgrove qui semble en cheville avec l'une des compagnies de chemins de fer.

— Dans ce cas, il vous faut voir Cosgrove, conseilla Hatfield à la jeune fille, bien que nourrissant peu d'espoir sur l'issue de cette démarche.

« Pourquoi ces démons veulent-ils ce domaine ? » se demandait-il une fois encore. Quelles qu'en fussent les raisons, il était convaincu par avance que cela ne présageait rien de bon ni pour Espantosa ni pour le C & P. Après mûre réflexion, une idée lui vint à l'esprit.

« À moins que je ne commette une grossière erreur de jugement, le vieux bougre acceptera », conclut-il. « Et s'il accepte, cela le blanchira à peu près définitivement. »

Sa décision prise, il se mit en devoir d'aller rendre visite à Brush Vane. Il aborda directement le sujet qui l'avait amené au Slash K. Vane tortilla sa moustache et considéra pensivement le Ranger. Celui-ci se fit persuasif.

— Les quelques milliers de dollars nécessaires pour cautionner le ranch et laisser une chance à la petite dame ne doivent pas beaucoup compter à vos yeux, j'en suis sûr…

Vane poussa un grognement explosif puis se dirigea vers le gros coffre-fort qui trônait dans un coin de la pièce.

— J'accepte, dit-il d'une voix de stentor. La fille mérite sa chance. – Il se tourna et fixa Hatfield d'un ail féroce. – Mais à une condition… Je ne veux pas que l'affaire s'ébruite.

Il avait l'air vraiment embarrassé à la pensée que l'on puisse apprendre sa bonne action et Hatfield eut alors un nouvel aperçu du caractère plutôt complexe du personnage. Il se demandait combien d'autres actes de générosité, ignorés du public, pouvaient être portés au crédit du vieux lutteur arrogant et têtu qui était prêt à tout moment à se livrer à toutes les extrémités pour défendre ses idées, justes ou fausses.

Du coffre Vane tira et compta la somme nécessaire qu'il tendit au Ranger. À ce moment, le jeune Sheldon entra et Hatfield fut pris d'une inspiration. S'emparant d'une feuille de papier, il y griffonna quelques mots, plia le billet et le mit avec l'argent. Il tendit le tout à Sheldon.

— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que ce soit vous qui portiez cela à la petite dame, fiston.

Sheldon Vane, une fois mis au courant, s'empressa de sortir pour seller son cheval. Le vieux Brush se gratta le menton mais n'émit aucun commentaire.

Le jeune Sheldon était encore en train d'« expliquer la situation » à Doris Carver quand Hatfield arriva au Lazy H, bien après la tombée de la nuit. Le Ranger, le regard pétillant, gagna sa chambre au premier par la cuisine et l'escalier de service.

C'est le cœur beaucoup plus léger qu'il se rendit à la ville, deux jours plus tard. Il riait tout seul à la pensée de la fureur et de la déconfiture de Cosgrove lorsque la traite de Cal Hudgins viendrait à échéance et qu'au lieu de la saisie espérée il trouverait prêts pour lui intérêt et principal.

Sa joie fut cependant de brève durée. Il trouva la ville en effervescence. Des groupes de ranchers et de cow-boys discutaient du dernier événement. L'atmosphère était tendue et lourde de mauvais présages.

— C'était le plus gros pont de la ville, expliqua le barman au Ranger. On l'a dynamité la nuit dernière. Il n'en reste rien à part un amas de poutrelles tordues au fond du torrent. Je crains que cela ne ruine définitivement les espoirs de victoire du C & P.

— Je croyais ce pont gardé jour et nuit, fit observer Hatfield.

— Il l'était. On a retrouvé l'un des gardes dans la guérite située à cette extrémité-ci du pont. Il avait un trou entre les deux yeux et un revolver dans la main. On a retrouvé aussi le pied gauche du deuxième garde. On n'a rien retrouvé du troisième. Sa guérite était près de l'endroit où l'on avait placé les charges.

— Aucun indice sur les coupables ?

Le barman jeta un regard furtif à la ronde pour s'assurer qu'on ne pouvait les entendre et se pencha sur son comptoir.

— Il est question de lyncher Brush Vane, chuchota-t-il d'une voix rauque. Croyez-moi, il va y avoir de la bagarre entre le Slash K et les autres équipes. Le garde qu'on a retrouvé avait réussi à tirer une fois avant de se faire descendre. Il a flingué l'un de ces salauds, un de ces Yaquis graisseux qui travaillent au camp de bûcherons de Vane.

— Le fait qu'il soit un Yaqui ne prouve pas nécessairement qu'il était au service de Vane, fit observer Hatfield.

Le barman renifla.

— Peut-être, mais alors, s'il ne travaillait pas pour lui, c'est bougrement bizarre qu'il ait eu dans sa poche un numéro matricule de la Cibola Timber Co.