CHAPITRE XII
Jim Hatfield pirouetta vers les portes battantes, d'où une fumée bleuâtre s'élevait en spirale. Une folle débandade s'ensuivit et il fut pris dans la cohue qui fuyait le champ de tir en essayant de se frayer un chemin à travers la grande salle.
Un nouveau coup de feu retentit, puis un bruit sourd de pas rapides. Les portes battantes s'ouvrirent à la volée et le Ranger put entrevoir deux hommes qui sortaient précipitamment. Il réussit à repousser l'élément masculin mais pour être pris aussitôt dans un tourbillon d'entraîneuses qui détalaient en piaillant. Il lui sembla qu'une éternité s'écoulait avant qu'il fût en mesure de se dégager et d'atteindre le voisinage des portes.
Deux hommes gisaient sur le plancher. L'un se tenait l'épaule d'une main ensanglantée en faisant alterner gémissements et jurons. L'autre, un grand sec aux cheveux grisonnants, reposait très tranquille, et une tache pourpre s'étendait rapidement sur le devant de sa chemise de flanelle grise. Son revolver inutilisé faisait à demi saillie de l'étui. Celui de son adversaire était tombé près de lui.
De chaque côté des blessés se faisaient face deux groupes farouches dont l'un surpassait de beaucoup l'autre en nombre. Un coup d'œil apprit à Hatfield que c'étaient les cow-boys du Slash K et du Lazy H. Ils étaient tous armés, leurs yeux brillaient de haine. Un seul geste ou mot déplacé et ce serait le drame.
Sans hésiter, le Ranger alla se camper entre les deux groupes hostiles, ses mains minces et bronzées caressant les crosses des deux puissants colts qui pendaient sur ses maigres hanches. Sa haute silhouette, son visage triste et ses yeux de glace en imposèrent : sans qu'il lui fût besoin de prononcer un mot, les cow-boys rengainèrent leurs armes et l'atmosphère tendue se dissipa.
— Cela suffira comme ça, dit-il d'une voix calme mais impérative. Ce gars-là est durement touché et il lui faut des soins.
— Il en aura ! proclama un individu trapu porteur d'un fusil de chasse à canon scié qui venait de se ranger aux côtés de Hatfield.
C'était Runt McCarthy, le chef barman et copropriétaire du Sluicegates. Derrière lui se tenaient deux de ses loufiats eux aussi armés de fusils de chasse. McCarthy était connu comme un homme épris de paix et qui n'hésitait pas à la défendre avec des chevrotines.
— Que diable se passe-t-il ici ? s'enquit-il.
— Ce sont ces deux nouveaux démons du Slash K, brailla un cow-boy du Lazy H. Le grand a visé le pauvre Tom Gibson en pleine poitrine. Tom n'a pas même eu le temps de sortir son flingue.
— C'est lui qui a porté le premier la main à son soufflant, rétorqua l'un des cavaliers du Slash K. Monty a tiré en légitime défense.
Hatfield, d'une voix tranchante, coupa court au tumulte naissant.
— Laissez parler le copain qui a l'épaule percée, dit-il en levant les yeux de l'endroit où il était agenouillé près de l'homme aux cheveux gris. Comment cette affaire a-t-elle commencé, l'ami ?
— Je ne sais pas, gémit le blessé. Ce grand type au visage basané a dit quelque chose à Gibson. Gibson a répliqué et a tendu la main vers son revolver. Le grand l'a descendu aussi sec. Je m'apprêtais à sortir mon flingue quand le petit qui l'accompagnait m'a tiré dessus. Ces zèbres-là sont rapides, bougrement trop rapides…
Hatfield hocha la tête et dénuda la poitrine de l'homme aux cheveux gris, révélant un trou bleu au-dessus du sein gauche. Il nota avec soulagement que le sang coulait librement. Il n'y avait donc pas lieu de craindre une hémorragie interne. Mais la blessure était sérieuse. Gibson avait le souffle rauque et son visage était d'un blanc cireux.
— Des pansements ! lança le Ranger par-dessus son épaule. Et que quelqu'un aille chercher le toubib, si toutefois il y en a un dans ce satané bled !
— On est déjà allé prévenir Doc Thorne, cria une voix.
L'un des barmen poussa un rouleau de bandages dans la main de Hatfield et le Ranger se mit en devoir de panser la blessure. En ayant terminé avec Gibson, il reporta son attention sur l'autre blessé. Celui-ci avait reçu une balle dans le gras de l'épaule mais il n'y avait pas de fracture apparente et le Ranger était certain que d'ici à un mois l'homme serait sur pied. Il ne posa pas d'autres questions, convaincu que seuls les grands caïds détenaient la clé de l'énigme. Gibson était inconscient et l'homme qui lui avait tiré dessus était au nombre de ceux qui s'étaient éclipsés.
Le shérif Nat Rider entra à ce moment, l'air survolté, son adjoint dégingandé sur les talons. Il posa sur Hatfield un regard accusateur.
— Il semblerait que vous soyez toujours dans le secteur quand il y a des ennuis, grogna-t-il.
— Et il semblerait, shérif, que vous soyez toujours ailleurs lorsqu'ils éclatent, répliqua posément Hatfield.
Quelqu'un s'esclaffa. La moustache blanche du shérif se hérissa, son visage vira à l'écarlate et il bredouilla dans sa gorge des mots incohérents. Blaine Collier caressait ses colts d'une main osseuse en considérant le Ranger de l'air de quelqu'un qui cherche à se souvenir. Cependant il s'abstint de tout commentaire et se borna à savourer la déconfiture de son chef.
Le docteur, un vieux praticien de la Frontière, fit alors son entrée. Il examina le travail de Hatfield et acquiesça d'un air approbateur.
— Continuez et saoulez-vous la gueule, dit-il à l'intention du cow-boy blessé à l'épaule. J'ai déjà vu des égratignures pires que celle-ci. Nous emmènerons Gibson à l'hôpital du chemin de fer. Il s'en tirera, j'imagine, mais il devra garder le lit pendant un ou deux mois. Le Lazy H traverse décidément une période de guigne… d'abord le boss, puis le contremaître…
Les cow-boys du Lazy H, regard farouche et dents serrées, emmenèrent Gibson sur une civière. Le shérif partit à la recherche des deux tueurs. Les cavaliers du Slash K s'acheminèrent vers le comptoir et les tables de jeu. Hatfield alla finir son verre.
— J'ai vu le type qui a tiré sur Gibson, lui dit le barman. Un grand mince, l'air mauvais, noir comme un Mexicain, mais il n'avait pas l'air d'en être un. L'autre était un petit gros incapable de tenir ses mains tranquilles. Je me demande où Brush Vane a été les pêcher.
Hatfield se le demandait aussi. Un peu plus tard, il quitta le Sluicegates et entreprit une ronde systématique des divers bars, maisons de jeu et dancings.
L'après-midi d'automne continua. Le bleu du ciel se mua en or. D'or aussi était la brume d'atomes de poussière soulevés par les pieds des innombrables marcheurs qui arpentaient la rue non pavée. Et d'or encore le flot qui continuait à se déverser du fourgon qui transportait la paie des ouvriers. Ce n'est pas rien que de payer trois mille hommes en pièces d'or et d'argent.
À Espantosa, la vie s'accélérait. Les roulettes se mirent à tourner plus vite, les danseurs à sauter sur des rythmes endiablés. Las de tirer les bouchons, les barmen cassaient maintenant les goulots des bouteilles contre le rebord du comptoir pour servir les clients impatients. Peu importaient les débris de verre : ils étaient encore moins nocifs pour l'estomac que le whisky d'Espantosa.
L'air des saloons était bleu de fumée de tabac. Bleu aussi, par moments, d'une fumée d'une autre espèce : l'âcre fumée de poudre brûlée. Le shérif Rider, congestionné à force de sacrer, assermenta des deputies supplémentaires. Une lame d'acier jaillit dans une main sombre. La sciure, déjà imprégnée de whisky répandu, fut éclaboussée de pourpre. Trois minutes plus tard, l'homme qui avait reçu le coup de couteau buvait en compagnie de celui qui l'avait frappé, son bras ruisselant de sang passé autour de ses épaules. Tous deux avaient déjà oublié le motif de leur querelle.
Et le flot d'or continuait à se déverser sur la ville, sur les comptoirs souillés, en travers des tapis verts, dans les mains avides des femmes.
Mais il y a une limite à la rapacité aussi bien qu'à l'endurance humaine. Les barmen commencèrent à faiblir, les tenanciers dont la vue s'embrumait à relâcher leur surveillance et les pickpockets entrèrent en action.
Les joueurs blêmes en costume noir prirent des couleurs sous l'effet des nombreuses rasades de whisky pur. Leur jeu froidement calculateur devint plus fantaisiste et le sens du courant s'inversa sur les tapis verts.
Les filles, qui jusque-là avaient soigneusement thésaurisé l'or que leur prodiguaient de généreux admirateurs se mirent elles aussi à vouloir payer leur tournée.
La ville qui grondait hurlait maintenant. Le fracas du verre brisé, du bois volant en éclats, les cris rauques, les rires éraillés et d'étranges miaulements montèrent, tel un tourbillon de miasmes, vers les étoiles.
Cependant, au nord, les grands pins majestueux, dans leur solitude éternelle, paraissaient exprimer un désaveu muet des luttes mesquines, des passions dérisoires et des ambitions fourvoyées des fourmis humaines qui pullulaient là-bas dans la ville ferroviaire. Commisération attendrie de la Mère Nature à l'égard de tout ce qui croît et tend, souvent par des voies sinueuses, vers la lumière.
Toute autre semblait le « désaveu » des sinistres collines du sud-ouest. Le canyon d'Espantosa, telle une bouche hérissée de chicots plantés dans des mâchoires pourries, lorgnait la colonie avec un méchant rictus et les rochers décharnés mordant le ciel inondé de lune semblaient autant de lances prêtes à être jetées sur la ville pour la châtier de son intrusion dans leur silence et leur intimité séculaires.
Ou du moins tel était le sentiment de Jim Hatfield qui s'était arrêté aux abords de la gare pour contempler à l'ouest les monts austères et menaçants dont la masse sombre se détachait contre la voûte pailletée d'or. Ce n'est pas sans un serrement de cœur qu'il s'arracha à ce spectacle pour se remettre à la tâche qu'il n'était assignée.
Et c'est alors, inopinément, qu'il vit dans un saloon sordide à l'écart des lumières et des plaisirs bruyants, celui qu'il cherchait depuis plusieurs heures, le mystérieux Monty, l'homme qui avait tiré sur Tom Gibson.