CHAPITRE PREMIER

La pénombre régnait parmi les troncs élancés des grands pins dont les branches, au sommet, se rejoignaient pour former la voûte d'une majestueuse cathédrale. Le sol était tendu d'un tapis brun pourpré. Çà et là des buissons vainement s'offraient au soleil masqué par la haute calotte ondoyante. Quelques ravines évoquaient la saison des pluies, quand le toit de verdure frémissait sous un ciel d'orage et que, de sa harpe géante, le vent tirait des accords d'une fantastique musique.

Ombres et silence… Silence paisible que seul troublait le soupir de millions d'aiguilles et la douce plainte des branches qui se caressaient. Ombres fraîches et bleues murmurant sous la brise…

Soudain une flèche de feu jaillit entre les troncs, fendant l'ombre telle une épée d'or et parant le tapis marron d'un chaud ton d'ambre éclaboussé de bronze fondu. Les fûts se muèrent en immenses spires de cuivre bruni. Le vert du dôme tremblant vira à l'améthyste.

Des deux côtés de l'épée d'or les ombres pourpres frangées de rubis se fondirent en un riche cobalt, s'estompèrent en une brume azurée puis s'évanouirent au sein des troncs serrés, qui, tels des spectateurs muets, semblaient attendre qu'un cortège de Walkyries empruntât ce Bifrost d'or ardent.

Mais au lieu des vierges farouches guidant au Walhalla les âmes des héros tués au combat, s'avançait maintenant le long du sentier embrasé un cavalier monté sur une bête racée dont la robe, sous le couchant, paraissait de flamme chatoyante. Il se dressait, ce grand alezan, de toutes ses dix-huit paumes, puissant de tronc et long de membres, ses yeux limpides brillant d'intelligence. Quant à l'homme, il retenait tout autant l'attention que sa monture : un mètre quatre-vingt-dix, épaules larges et vaste poitrine, mais taille mince et hanches plates attestant une parfaite condition physique. Un visage bronzé au profil de rapace, des yeux gris-vert, une bouche plutôt grande dont les commissures retroussées atténuaient quelque peu la dureté des mâchoires et la nuance de férocité apportée par les pommettes saillantes et le nez légèrement busqué.

Le cavalier avait revêtu l'habit sans apprêt des cow-boys mais il le portait comme Richard Cœur de Lion devait avoir porté l'armure : chemise foncée, foulard de couleur vive noué autour de la gorge nerveuse, gilet cintré, jeans et jambières de cuir tanné. Encerclant la taille souple, deux cartouchières pleines et, pendant bas contre les cuisses musclées, des étuis soigneusement coupés dont dépassaient les crosses noires de deux imposants revolvers. Complétant l'équipement, le Stetson à larges bords repoussé en arrière du front large révélait des cheveux noirs et drus.

Pas mal d'années auparavant, le grand gaillard aux yeux étranges s'était assis dans le bureau du capitaine Bill McDowell, le fameux vétéran des Rangers, pour écouter la voix posée du commandant de la non moins célèbre « Légion de la Frontière ».

— Je sais ce que vous ressentez, Jim, avait dit le capitaine Bill. Je sais que votre père a été tué par des voleurs de bétail qui avaient dispersé son troupeau. Un meurtre révoltant s'il en fut. Je n'ignore pas non plus que vous vous êtes juré de le venger et d'avoir la peau de ces fripouilles. Mais prenez garde, Jim. Vous courez de grands risques à vouloir prendre la justice dans vos propres mains. Un seul faux pas et vous vous apercevrez subitement que vous êtes vous-même devenu un hors-la-loi. Voyons, j'ai cru comprendre que vous aviez suivi des cours de génie civil au collège ?

— C'est exact, sir, répondit le jeune homme au visage triste.

— Et vous vous êtes notablement perfectionné au cours de vos vacances ?

— Encore exact, sir. J'ai également travaillé au chemin de fer et dans les mines, pour acquérir les connaissances pratiques indispensables à un futur ingénieur. J'ai, de plus, pas mal bourlingué au Mexique, au Nouveau-Mexique, en Arizona et j'en passe.

— Vous parlez assez bien l'espagnol, je crois ?

Jim Hatfield fit « oui » de la tête.

« Et le bétail n'a pas de secret pour vous ? »

— Comme vous le savez déjà, je suis né et j'ai grandi dans un ranch, acquiesça Hatfield.

— Oui, je sais tout cela, admit le capitaine des Rangers. J'ai bien connu votre père et m'imagine sans peine la sorte de sang qui coule en vos veines – un sang bouillant, sauvage, celui des fils du Kentucky ou de la Virginie. Je vois aussi que vous avez hérité de la charpente de votre père, et, me suis-je laissé dire, de son habileté au maniement des armes. Nombreux même sont ceux qui vous estiment encore plus rapide que feu Anse Hatfield. On prétend d'ailleurs que vous êtes aussi adroit de la main gauche que de la droite et que vous utilisez indifféremment chacun de vos deux revolvers.

Hatfield décocha un regard perplexe au capitaine. « Où diable ce vieux matamore veut-il en venir ? » se demanda-t-il.

« Mais j'en arrive au fait, conclut Bill McDowell. Vous possédez les qualifications requises pour faire un brillant ingénieur et je suppose, d'ailleurs, que c'est là la carrière à laquelle vous vous destinez. Mais avec votre formation vous pourriez également devenir quelqu'un d'autre… »

— Peut-on savoir ? s'enquit Hatfield, très intrigué.

— Un Texas Ranger, repartit tranquillement le capitaine Bill.

Hatfield le considéra fixement.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que je vous offre une chance de courir aux trousses des assassins de votre père… en restant dans le droit chemin. Avec toute la puissance et tout le prestige de l'État du Texas pour vous épauler. Vous ne risquerez pas ainsi de vous retrouver dans le même camp que ceux que vous traquez, ce que je redoute par-dessus tout. Allons, enrôlez-vous dans les Rangers. Nous sommes certes un brin exigeants envers les nôtres, comme il se peut que vous le sachiez, mais votre première mission consistera à pourchasser les meurtriers de votre père. Naturellement, quand vous en aurez terminé, libre à vous de démissionner et de retourner à votre carrière d'ingénieur, ajouta le capitaine d'un air madré.

Hatfield réfléchit quelques instants puis le premier sourire qui eût éclairé sa face depuis une semaine dénuda soudain ses dents blanches.

— Entendu, sir. Je suis votre homme.

Mais, bien avant le terme de cette longue et difficile mission, Jim Hatfield s'était aperçu du changement survenu en lui. Il avait découvert sa vraie vocation : il était devenu un Ranger !

Et c'est ainsi que le « Franc-tireur », comme l'avait surnommé le vieux chef des Rangers, était maintenant légendaire d'un bout à l'autre du Texas et dans toute la région du Sud-Ouest. Le Ranger qui ignorait l'échec, le Ranger invincible, immortel. Honoré, respecté par les gens honnêtes. Redouté, haï des vauriens. Le bras droit de Bill McDowell : le Franc-Tireur !

À présent, assis bien en selle, avec l'aisance d'un homme ayant passé sa vie à dos de cheval, Jim Hatfield suivait le sentier inondé de soleil, les yeux plissés contre l'éclat aveuglant du couchant, oublieux, en apparence, de ce qui l'entourait, mais en réalité ne laissant rien échapper.

Le chemin se fit plus étroit, les hauts troncs se rapprochèrent encore les uns des autres, comme s'ils eussent jalousé les rares espaces où brillait le soleil et soupirait le vent. Progressivement, des sous-bois remplacèrent l'uniforme tapis brun, la sente devint un étroit corridor muré de roux, de gris et de vert aux reflets moirés. L'ombre en même temps s'intensifia tandis que pâlissait la glaive d'or aux deux tranchants couleur de jade.

Hatfield paraissait somnoler. Il oscillait avec souplesse à chaque mouvement de l'animal auquel, de temps à autre, il adressait quelques paroles d'une voix indolente.

Soudain, tel un ressort d'acier qu'on lâche, il sortit de sa léthargie. Il tira vivement sur les rênes, ses jambes, cercles d'acier, enserrèrent le poitrail du cheval, et sa voix se fit claironnante :

— Hue, Goldy ! Hue !

Aussitôt l'alezan bondit, face à la mort qui les guettait sous la forme de l'un des géants de la forêt se dressant, à six mètres à peine, de la piste emmurée par la brousse.

L'arbre, en s'abattant, parut un instant engloutir cheval et cavalier. L'air déplacé hurla comme une cohorte de Furies sous la piqûre d'un million d'aiguilles.

Dans un terrible fracas, le gros arbre s'écrasa au sol. Le soleil joua à travers la poussière d'aiguilles comme dans un kaléidoscope tandis que volaient à la ronde rameaux et éclats de bois. D'énormes branches fusèrent tels des projectiles lancés par de monstrueux canons, déchirant la muraille de brousse, lacérant les piliers des troncs avoisinants d'où la sève aussitôt se mit à saigner.

Mais déjà l'imposant cayuse avait échappé à ce raz-de-marée gris et vert et avant que les derniers échos de la chute du géant se fussent répercutés à travers la forêt, son cavalier l'avait stoppé, piaffant et renâclant, à une vingtaine de mètres de cette scène de désolation.

Hatfield prit une profonde inspiration et frotta l'une de ses joues égratignée par les branchages. Puis, remettant son chapeau d'aplomb, il se retourna pour regarder les lieux où la mort l'avait de si peu manqué.

— Eh bien ! mon vieux, dit-il posément à son cheval, je crois que cette pancarte que nous avons vue en début de piste ne mentait pas !

L'animal, qui roulait des yeux et dont les naseaux étaient dilatés, finit enfin par s'apaiser. Ses oreilles se redressèrent et il se mit à encenser.

— Un instant, poursuivit Hatfield. J'ai dans l'idée que ce ne sera pas du temps perdu que d'aller un peu examiner les choses.

Il guida le cheval au pas vers l'enchevêtrement de branches broyées, lui fit faire halte et contempla cette vision de cauchemar.

Quelque chose au milieu de cette mer d'aiguilles attira son attention et un pli perplexe creusa son front. Aussitôt il mit pied à terre et se pencha sur un amas de branchages qu'il étudia intensément. Lorsqu'il se redressa, ses mâchoires étaient serrées et ses yeux, d'ordinaire gris-vert, étaient maintenant gris ardoise, tel un ciel d'hiver quand l'orage menace.

— Eh oui, j'avais raison, dit-il d'une voix grinçante en prenant son cheval à témoin. Les aiguilles sont marron aux extrémités de ces branches.

Son regard se porta sur la cime de l'arbre qui gisait au milieu d'un fatras de broussailles et il hocha la tête, satisfait de voir son pressentiment confirmé.

— Tout le haut est roussi et flétri, poursuivit-il. L'arbre est mort depuis plusieurs jours mais le vert des aiguilles, plus loin le long des branches, montre qu'il n'est pas mort de vieillesse. Allons voir cela d'un peu plus près, l'ami.

Il se fraya un chemin à travers les broussailles jusqu'à l'endroit où la souche éclatée dardait, à quelque trois mètres de hauteur, une flèche déchiquetée. Là il s'arrêta, une expression intriguée sur son visage bronzé.

Le côté de la souche le plus éloigné de la piste était évidé, apparemment par le feu. La concavité était profondément brûlée, depuis quelques centimètres à partir du sol jusqu'à une hauteur de deux mètres environ. À mi-distance, la section carbonisée avait presque entièrement été consumée par les flammes et il paraissait extraordinaire que le tronc fût resté debout si longtemps.

— Il semble qu'une petite brise eût suffi à l'abattre, murmura-t-il, songeur. Il faut croire que la pourriture l'avait déjà creusé et que le feu n'a fait qu'achever la tâche. Puis l'ébranlement causé par les sabots de Goldy a suffi à le faire basculer.

Il considéra la partie brûlée, et ses yeux s'étrécirent encore.

— Une combustion bien uniforme, pourtant…

Tirant un couteau de sa poche, il se mit à à gratter soigneusement le noir de charbon jusqu'à ce qu'apparût une tache de couleur claire qu'il observa avec un intérêt accru à la lumière faiblissante du couchant.

Et soudain son regard s'alluma. Sondant la surface blanche d'un doigt expert, il venait de sentir sous l'ongle une fente minuscule. Il se remit alors à gratter à l'aide de son couteau, au centre même de la concavité. Un moment plus tard, un grognement de satisfaction s'échappa de ses lèvres.

Le noir de charbon – fort peu épais pour un tronc qui avait brûlé – révélait, une fois gratté, une profonde coupure dans la surface blanche du bois sous-jacent. Une coupure qui atteignait presque l'écorce du côté opposé du tronc.

— Fendu à la hache ! murmura-t-il en refermant la lame d'un coup sec. Fendu presque de part en part puis soigneusement brûlé pour donner l'impression que la mort de l'arbre était due à la pourriture et au feu. Seulement, ajouta-t-il d'un ton sinistre en fixant l'entaille révélatrice, ils ne l'ont pas brûlé tout à fait assez profond. Mais j'imagine qu'ils ont pensé que le type écrasé sous cette masse ne serait guère en mesure de mener une enquête.

Ce qui n'était que la stricte vérité. En fait, seul le mystérieux sixième sens dont était doté Jim Hatfield, allié à de parfaits réflexes, l'avait sauvé du sort promis à celui qui passerait sous cet arbre gigantesque. Sans omettre l'agilité féline du grand alezan doré.

— Merci, mon vieux, dit-il à son cheval dont la robe, à la lumière pâlissante du couchant, semblait de bronze fondu.

Puis il se tourna de nouveau vers la souche, en fit le tour et dans l'ombre qui s'épaississait chercha à tâtons parmi les branches broyées. Avec un grognement de satisfaction il en retira un solide pieu entaillé de singulière façon. Exactement dans l'alignement du tronc, il découvrit un second pieu, fiché obliquement dans le sol, et dont l'extrémité supérieure était éclatée comme sous l'effet d'un terrible choc. Une profonde entaille apparaissait en son milieu.

Hatfield souleva le premier pieu et le plaça dans l'entaille. Il s'adaptait parfaitement.

— Voilà ce qui soutenait le tronc, murmura-t-il. Le piège classique que les gosses utilisent pour prendre les lapins. Reste à découvrir le troisième élément… Je parierais qu'une corde y est attachée !

Effectivement, après quelques instants de recherche, Hatfield trouva le pieu manquant. Il était, lui aussi, entaillé à un bout, mais fixé à l'extrémité qui eût dû normalement supporter le leurre, il y avait un robuste câble.

Hatfield suivit le câble jusqu'à l'endroit où il disparaissait dans un petit trou en bordure de la piste. Il l'empoigna et tira fortement. Le câble se tendit et résista à ses efforts. Il fit alors appel à toute son énergie et le câble finit par répondre.

— Un poids lourd est fixé à son extrémité, dit-il en laissant le câble faire ressort.

Il se fraya un chemin à travers les broussailles et rejoignit la piste. S'arrêtant là, il piétina le tapis d'aiguilles apparemment fort innocent. Un bruit creux le récompensa et il sentit le sol moelleux qui cédait sous ses pieds.

— C'est bien cela, fit-il d'un air maussade. Posez le pied ici, tout près de l'endroit où se dressait l'arbre, et votre poids enfonce le sol – la terre repose sans doute sur des planches souples – alors une roche bascule dans la fosse et tend le câble fixé au piège. La trappe glisse sous le tronc presque entièrement fendu et l'arbre dégringole. Le principe est fort simple, mais c'est là une diabolique façon de commettre un crime. Sans ces piquets ni ce câble, nulle preuve ne subsisterait pour indiquer qu'il s'agissait d'un meurtre. N'importe qui penserait à un accident. Je me demande bien à qui ils en voulaient. Pas à moi, en tout cas. Je débarque à peine dans le secteur et voilà plusieurs jours que ce dispositif a été mis en place. Que d…

Son ouïe exercée perçut alors le bruit d'une branche craquant sous un pied. Tel un chat, il bondit en arrière dans la brousse au moment même où rugissait un revolver.

La haute silhouette de Hatfield s'aplatit dans la brousse et se fondit parmi les branches et les frondaisons.

Et d'entre les grands arbres au-delà de la piste, des ombres décidées se coulèrent prudemment vers la forme immobile. Les canons de leurs revolvers jetèrent d'inquiétantes lueurs sous les derniers feux du couchant.