CHAPITRE XVI

La maison du Lazy H était nichée dans un bosquet de peupliers à moins d'une dizaine de kilomètres de l'entrée du canyon d'Espantosa. Hatfield jugea que le site n'était pas mauvais pour une pâture de montagne et il aima l'aspect coquet de la petite maison de ranch avec ses porches à l'ancienne et le minuscule patio. Écuries, corrals et communs paraissaient bien entretenus et judicieusement agencés.

Il ne s'arrêta pas au dortoir mais se rendit directement à la véranda du devant. Il mit pied à terre, confia Goldy aux soins de la brise vespérale et frappa. Il y eut dans le vestibule un traînement de pieds chaussés de pantoufles puis une vieille Mexicaine passa un visage parcheminé dans l'entrebâillement de la porte.

Hatfield se décoiffa et s'inclina poliment. La Mexicaine posa sur lui un regard approbateur.

— Entrez, dit-elle, et elle se tourna pour le précéder dans le couloir.

Il la suivit et un instant plus tard il était introduit dans le grand living.

Il ne fut pas peu étonné, mais ne le montra pas.

Doris Carver était installée à une table, ses cheveux cuivrés rougeoyaient à la lumière du soleil de cette fin d'après-midi. Et assis en face d'elle se tenait Austin Flint.

Flint, par contre, ne dissimula point sa surprise. Ses lèvres minces se serrèrent et ses yeux caves se plissèrent, des yeux de couleur fauve qui dans le contre-jour paraissaient presque noirs.

Doris se leva d'un bond et l'accueillit avec une franche cordialité.

— Ainsi Oncle Sam et Oncle Mack vous ont vraiment persuadé de venir ! s'exclama-t-elle, ravie. J'avais peur qu'ils n'échouent. Vous arrivez d'ailleurs au bon moment car j'aurais besoin d'un conseil. Vous connaissez Mr Flint ?

Hatfield fit de la tête un petit salut à Flint, qui le lui rendit.

« Mr Flint vient de me faire une proposition, expliqua Doris. Il désirerait acheter le Lazy H et m'en offre un prix très correct. Me conseilleriez-vous de vendre ? Vous connaissez les difficultés auxquelles je me suis heurtée depuis mon arrivée. »

Hatfield hésitait. Flint était donc cet « autre » dont Cosgrove redoutait qu'il ne s'emparât du Lazy H… Il se souvenait aussi de la remarque de Jaggers Dunn à propos des démêlés qu'avaient eu Austin Flint et Cosgrove.

Voyant son embarras, Flint intervint de sa voix grave :

— Il se trouve que je viens d'acheter le R Bar 7, au sud-est de cette pâture. J'ai pensé que les deux ranches réunis formeraient un bien joli domaine. J'avais fait le vœu en quittant l'Enclave de ne plus jamais m'occuper de bétail, mais vous savez ce que c'est… Changer d'activité n'est pas si facile lorsqu'on a connu cette vie-là.

— Oui, intervint Doris avec sérieux. Le ranch vous tient, quand vous y êtes habitué.

La nostalgie perçait dans sa voix, mêlée à un autre sentiment que le Ranger n'arrivait pas encore à définir. Il répliqua avec douceur :

— Je sais par expérience, madame, que lorsque que quelqu'un désire vous acheter quelque chose, cette chose présente pour vous, dans la plupart des cas, autant d'intérêt que pour lui.

Les yeux de la fille s'allumèrent.

— C'est bien mon avis, dit-elle. Et à présent que vous êtes là pour m'aider à reprendre la situation en main, je suis sûre que je peux réussir. Non, décidément, Mr Flint, je crois que je n'ai plus envie de vendre à présent. Mais merci tout de même pour votre proposition.

Pendant un moment Austin Flint parut hésiter et une brève lueur traversa son regard. Mais il se leva et sourit d'un sourire quelque peu guindé.

— Désolé, madame, dit-il d'un ton affable. Peut-être changerez-vous d'avis un jour, et dans ce cas sachez que mon offre tient toujours.

Il salua et prit congé. Doris Carver le regarda partir d'un air songeur.

— C'est la seconde offre que je reçois depuis vingt-quatre heures.

— Vraiment ?

— Oui. La première émanait de Mr Brush Vane – Un éclair de rancœur brilla dans ses yeux. – Comme si j'allais accepter de vendre au meurtrier de mon père !

— Rien ne vous autorise à affirmer que Brush Vane ait eu quoi que ce soit à voir avec la mort de votre oncle, objecta Hatfield. Quel a été son porte-parole ?

Les traits de la jeune fille s'adoucirent et ses joues s'empourprèrent légèrement.

— Son fils… Sheldon Vane.

*
*  *

Au cours des jours qui suivirent, Hatfield parcourut à cheval la pâture du Lazy H pour se familiariser avec les lieux. Son opinion initiale se confirma et il se demanda pourquoi Brush Vane et Austin Flint, pour ne rien dire du président du L & W, Cosgrove, tenaient tant à acquérir le petit ranch. L'on pouvait y vivre, mais sans plus. Les collines recelaient-elles un secret en leur sein ? Des gisements miniers, par exemple ? Le métal se trouve parfois dans les endroits les plus inattendus.

Celte hypothèse à l'esprit, il se mit en devoir d'examiner les monts et les ravins avec l'œil d'un ingénieur. Il longea le rebord du canyon d'Espantosa sur environ trois kilomètres, mais les formations géologiques et pétrolifères étaient inexistantes, aussi décida-t-il de laisser provisoirement de côté la gorge obstruée par la brousse et jonchée de gros blocs rocheux.

— M'est avis, confia-t-il à Goldy, que nous avons autant de chance de trouver du métal dans ces roches que dans une meule à aiguiser. Pas le moindre fragment de quartz. Pas la moindre trace de pétrole, ni de charbon, ni même de métaux vils.

Une dense futaie tapissait les collines mais étant donné la rudesse et l'inaccessibilité du terrain, les coûts d'exploitation seraient sans doute prohibitifs, compte tenu notamment de la concurrence des puissantes entreprises de Vane et d'Austin Flint.

— Rien d'autre à première vue qu'une pâture de montagne acceptable, conclut-il. Mais alors pourquoi diable tous ces types ont-ils tellement hâte de se l'approprier ? C'est à croire que tout le monde est cinglé par ici. Et d'ailleurs, cela se gagne. Voilà que je commence à parler tout seul. C'est mauvais signe.

Il remarqua que les collines, à l'est, rejoignaient la ceinture boisée au-delà des terres du Lazy H, et posa quelques questions relatives aux coupes.

— Si vous suivez cette crête là-haut, vous tomberez sur le camp de Brush Vane, lui dit un cow-boy du Lazy H.

Hatfield fit le lendemain le parcours indiqué. Il retrouva les pins majestueux, les ombres pourpres et la chanson du vent dans les myriades d'aiguilles qui soupiraient au-dessus de sa tête. La forêt recouvrait les versants et les épaulements du coteau dont seule l'épine dorsale était dégarnie.

Une fois, du haut d'un rocher en surplomb, il eut une échappée sur Espantosa, ville miniature dont les bâtisses éparses semblaient les éléments d'un jeu de construction pour enfants, blottie dans le giron des monts, avec le désert s'étirant dans son immensité dorée vers le vert pâle des terres à pâturages. Et loin, très loin à l'est, s'étirait la Nueces, fil d'argent strié d'émeraude.

Au fur et à mesure qu'il progressait vers l'est, la forêt devenait plus épaisse et plus hautes les flèches des conifères. Ici le soleil avait peine à percer l'entrelacs olive des aiguilles.

Peu de temps après avoir dépassé le site d'Espantosa, Hatfield entendit la voix claire et sonore du tranchant de l'acier. Au son gai de la hache mordant dans la dure fibre succéda bientôt la plainte monotone de la scie. Puis ce fut le grondement de l'eau s'élançant impétueusement dans les aqueducs en bois. Au long de cette voie liquide les énormes troncs dévalaient le flanc de la colline pour plonger dans les bassins situés en contrebas, où des bûcherons musclés les guidaient vers le câble et la griffe qui les confieraient aux scieries volubiles ou vers les treuils qui les hisseraient sur les wagons plats en attente.

Un peu plus tard encore, Hatfield atteignit une clairière à l'activité trépidante. Là, les bûches provenant des coupes étaient rassemblées aux bouches des aqueducs. Le cliquetis des traits, l'ébrouement des chevaux et les cris des hommes se mêlaient en un joyeux tumulte.

Hatfield guida l'alezan vers le plus proche des aqueducs et contempla le courant rapide. Souvent les troncs avaient à la base plus de six pieds de diamètre et l'eau devait être assez profonde pour les empêcher de heurter le fond ou de faire éclater les parois.

Sur une brève distance l'aqueduc courait en pente douce, puis il plongeait par-dessus le rebord du coteau pour s'élancer vertigineusement vers le bas.

Tandis que le Ranger était absorbé par sa contemplation, un homme monté sur un superbe cheval noir sortit de la ceinture boisée. Hatfield reconnut aussitôt Brush Vane. Les sourcils grisonnants du géant se rapprochèrent et il considéra le Ranger avec fort peu d'aménité. Hatfield ne broncha pas sous le regard féroce.

— Vous êtes ici dans une propriété privée !

— Ne craignez rien, fit le Ranger d'une voix traînante. Je ne l'emporterai pas sous mes semelles.

Vane parut un instant décontenancé par cette réplique inattendue puis ses traits rugueux s'empourprèrent.

— N'essayez pas de jouer au plus fin avec moi, rugit-il.

— N'est-ce pas vous qui me cherchez ? repartit Hatfield d'une voix calme.

Le visage de Vane vira au violet. Éperonnant son cheval pour l'amener contre celui du Ranger, il brandit contre sa cuisse un poing de la grosseur d'un jambon.

Qu'il ait eu ou non alors l'intention de le frapper, Hatfield ne le sut jamais, car tandis qu'il se préparait en vue de cette éventualité, une balle siffla à ses oreilles, précédant l'écho d'une lointaine détonation.

Le visage ruisselant de sang, le baron du bois vida les arçons. Hatfield bondit pour lui saisir le bras mais il fut incapable de le retenir et la masse pesante du géant plongea et disparut dans les eaux tumultueuses de l'aqueduc.