CHAPITRE XI

C'est l'esprit en proie à une profonde perplexité que Jim Hatfield quitta le wagon endommagé.

— Je n'arrive pas à voir en Brush Vane l'instigateur d'un attentat à mes jours, lui avait déclaré Jaggers Dunn au cours de la conversation qui avait suivi. C'est un homme sans pitié, certes… Arrogant. Dominateur… Et j'ai eu avec lui de nombreux démêlés d'affaires. C'est ainsi qu'il nous a refusé un droit de passage à travers ses terres et que nous avons dû invoquer la loi d'expropriation pour pouvoir construire notre voie. Il était hostile aux chemins de fer… tout autant que l'élément anarchique dont vous me parliez, cet élément qui hante les monts d'Espantosa. Puis lorsqu'il a réalisé qu'il ne pouvait s'opposer au progrès, il a aussitôt manœuvré pour tirer la couverture à lui.

« Il a tenté de me faire accepter un contrat qui aurait fait de lui l'unique fournisseur en viande de nos camps. J'ai refusé catégoriquement, ne voulant pas spolier les petits éleveurs. C'est alors qu'il s'est mis en cheville avec Cosgrove, du L & W – ils sont maintenant copains comme cochons – et qu'il a réussi à éliminer de nombreux ranchers, y compris ce pauvre diable de Cal Hudgins qui s'est fait tuer hier soir au cours d'une rixe de saloon, m'a-t-on dit. »

— Vane ne s'entend guère avec Flint, ce me semble…

— Non. Flint l'a roulé dans une affaire de vente de bois de charpente, voilà deux ans, quand ce pays ne soupçonnait pas encore le projet de construction d'une voie ferrée. Il faut dire que nous avions assez bien réussi à garder le secret sur l'opération. Flint et Cosgrove ne font pas tellement bon ménage non plus. Ils se sont disputés à propos du prix des traverses, je crois. Mais Cosgrove continue de lui acheter son bois car Vane ne peut à lui seul fournir tous ses besoins.

« Et maintenant, avec le boom de la construction immobilière qui s'annonce, Vane et Flint auront bien du mal à eux deux à répondre à la demande. J'imagine qu'ils feront venir sous peu un nouvel outillage pour élargir le champ de leurs activités. Quoi qu'il en dise, Vane fait de bonnes affaires grâce aux chemins de fer. Sa rancœur et son hostilité ne sont, à mon avis, qu'un des multiples aspects de son maudit esprit de contradiction. Non, je vous le répète, je ne le vois pas essayer délibérément d'attenter à mes jours. »

Mais Hatfield, se rappelant le pauvre hère suffoquant au saloon entre les immenses pattes de Brush, n'en était pas aussi certain.

Ce qu'il s'abstint de dire à Dunn, c'est qu'il soupçonnait fortement que l'attentat ne visait pas le Directeur général mais sa propre personne. « J'ai déjà descendu trois de ces damnés métis depuis que j'ai atterri ici et ils ne sont sûrement pas près de passer l'éponge », songeait-il en se renfrognant. « Mais faire sauter un type à la dynamite n'est pas une invention de Yaqui ou d'Apache. Il y a un Blanc dans cette clique qui se charge de les conseiller. Mais qui ? C'est ce qu'il me faut trouver ! »

Passant mentalement en revue les événements de la veille, il médita longuement sur les circonstances de la rixe au restaurant au cours de laquelle le jeune Sheldon Vane avait bien failli être poignardé.

« Et ce gars que le fiston était en train de rosser n'était autre que le contremaître d'Austin Flint. J'ai l'impression que tôt ou tard, ces deux équipes en viendront aux mains… »

Il atteignit le terrain vague face à la gare. Il était noir de monde et tous les yeux étaient fixés dans la même direction. Hatfield s'arrêta sur un petit tertre à la lisière de la foule et prêta l'oreille aux conversations.

— Le fourgon de la paye devrait déboucher au virage d'un instant à l'autre, disait un ouvrier noir aux dents éblouissantes. Mon vieux, ça fait trente jours que j'attends cette minute ! Trente jours et sept millions de coups de pioche. Crois-moi, mon pote, je suis prêt à faire une bringue à tout casser !

— J'ai l'intention de passer le premier à la caisse aujourd'hui, dit un géant au dos voûté et au visage sillonné de rides.

— Premier payé, premier fauché, fit observer l'un de ses camarades. Personnellement, je ne suis pas pressé. N'importe comment, je compte envoyer la plus grosse partie de ma paye à ma vieille, là-bas dans l'Est.

— C'est très bien, ça, mon frère, fit un autre. J'aimerais bien avoir moi aussi quelqu'un à qui donner la mienne. Les pouliches du Sluicegates auront vite fait de me soulager de mon pèze et qu'est-ce qui me restera, à moi ? Un grand mal aux cheveux !

— De l'alcool, des femmes et de l'action ! brailla un petit bonhomme haut comme trois pommes. Arrive, maudit wagon ! Ça fait un mois que je ne vois que des trous dans mes poches !

Soudain l'un des guetteurs installés aux avant-postes proféra un cri excité. Regardant vers l'endroit que désignaient une vingtaine de doigts, Hatfield vit une minuscule tache noire amorcer la courbe lointaine où les rails luisants se rapprochaient avant de se perdre dans l'immensité du désert. La tache grandit rapidement, suivie d'un panache blanchâtre, puis se matérialisa finalement en une locomotive qui tirait en haletant un unique wagon enduit d'une peinture dorée. Les ouvriers poussèrent des hourras enthousiastes et commencèrent en se bousculant à former une longue file d'attente.

Le fourgon entra en gare en ferraillant pour être aussitôt aiguillé sur une voie de garage parallèle au terrain où la foule attendait. La locomotive ronronna et siffla, des mécaniciens noirs de suie sautèrent sur le quai et se dirigèrent vers le buffet. Un « palefrenier du rail » grimpa dans la cabine, vérifia l'eau, coucha le feu puis s'installa confortablement sur le siège du mécanicien.

La porte du fourgon s'ouvrit en claquant joyeusement et deux policiers aux mâchoires carrées prirent position de chaque côté de la fenêtre grillagée. Le premier ouvrier, le poseur de voies géant, grimpa vivement les marches pour recevoir sa maigre giclée de ce flot d'or prêt à se déverser sur la ville d'Espantosa.

Avant que cette même porte ne se soit refermée, plus de trois mille hommes se partageraient les pièces brillantes qui couleraient prestement des mains du trésorier. Et d'ici à la prochaine aube, la plupart de ces jetons jaunes rouleraient sur le tapis vert des tables de jeu, tinteraient gaiement sur le zinc du Sluicegates et des autres saloons, ou tomberaient dans les mains expertes des entraîneuses avides.

Une aube encore et la glorieuse armée ne serait plus qu'une horde de dépenaillés aux yeux larmoyants et à la gueule de bois mais souriant en repensant à cette nuit de délire tandis que les trains de la construction repartiraient vers l'ouest en grondant et que recommencerait l'âpre bataille avec le désert, les monts et les ravins. Trente jours de sueur, de danger et de privations avant d'avoir de nouveau droit à vingt-quatre heures de plaisirs frénétiques.

Perché sur la petite butte, Hatfield observait avec une sympathie amusée la longue file des travailleurs qui avançaient vers le fourgon en traînant la savate. Il voyait en eux un symbole de l'ère nouvelle qui s'annonçait pour ce pays des vastes horizons, des immenses richesses et des occasions illimitées.

Brusquement, derrière lui, retentit un tonnerre de sabots accompagné d'un chœur de cris perçants. Se retournant, il vit remontant au galop la grand-rue, les exubérants cow-boys du Slash K. Ceux-là symbolisaient, eux, l'ère tirant à sa fin : l'ère de la pâture-ouverte, du ranch non clôturé, des immenses troupeaux non comptés.

Peu après suivit un groupe compact mais beaucoup moins nombreux de cow-boys au visage sérieux. C'étaient les gars du Lazy H qui se rendaient en ville après avoir enterré leur patron, Cal Hudgins. Hatfield se demanda ce qu'ils pensaient de la nouvelle propriétaire, Doris Carver, et comment s'en tirerait la petite rouquine. Les cow-boys, en règle générale, n'aimaient guère la loi du jupon et une femme patron avait souvent du mal à garder les bons éléments.

Il se demanda aussi quelle serait l'attitude de Brush Vane envers la nièce de l'homme dont on disait ouvertement qu'il avait provoqué la mort. Et puis, pour compliquer encore les choses, il y avait encore le fils de Vane, le jeune Sheldon, qui avait paru plus qu'intéressé par la jolie Doris mais qui avait la veille prouvé clairement sa loyauté farouche envers son père en corrigeant le contremaître d'Austin Flint.

« Oui, le couvercle de la marmite ne va pas tarder à sauter », marmonna le Ranger en se dirigeant à son tour vers le centre de la ville.

Effectivement, Espantosa était déjà entrée en ébullition. Bars, tripots et dancings étaient archicombles. Le tumulte s'enflait de minute en minute. Une foule hilare jouait des coudes pour s'engouffrer dans les saloons d'où fusaient les jurons et les chansons à boire.

Le vieux shérif Rider dépassa Hatfield à grands pas en entraînant dans son sillage son grand flandrin d'adjoint, Blaine Collier. Le salut de Collier au Ranger fut nettement plus cordial que celui de son chef.

Un peu plus tard, en arrivant au Sluicegates, Hatfield vit Brush Vane planté devant la porte, en grande conversation avec un individu corpulent dont le visage orné d'un nez saillant semblait ridiculement petit comparé au reste de sa personne. À en juger par sa mise, il n'avait pas l'air d'un éleveur et la main avec laquelle il ne cessait de se frotter le nez était blanche et potelée.

Hatfield entra et s'approcha du comptoir où il retrouva le barman loquace de la veille qui le salua comme une vieille connaissance et s'empressa de lui servir à boire.

— J'ai vu votre vieux copain Brush Vane en arrivant, dit-il en désignant la porte du pouce.

Hatfield opina et s'enquit d'un air détaché :

— Qui est ce type qui est avec lui ?

— Le gros ? C'est Bije Cosgrove.

— Le président du L & W ?

— Ouais. Un gars de la ville, mais pas mauvais bougre. Il paraît qu'il donne bien du fil à retordre au vieux Dunn. Des tas de gens parient qu'il le prendra de vitesse dans la course vers le sud-ouest et qu'il décrochera tous les gros contrats. Pour ma part, j'espère que Dunn gagnera. Cosgrove a les dents un peu trop longues à mon gré.

Hatfield s'apprêtait à répliquer lorsqu'un cri retentit à l'autre bout de la salle, presque aussitôt couvert par de violents coups de feu.