CHAPITRE IV
Au Sluicegates Saloon les buveurs massés autour du corps criblé de plomb de Cal Hudgins se reculèrent tandis que s'avançait vers eux l'homme dont la voix avait grondé depuis le seuil. C'était un géant aux épaules massives, doté d'un torse cylindrique et de bras démesurés terminés par d'énormes mains recouvertes d'un épais poil roux. Surmontant un cou de taureau, une tête carrée, tondue de près. Le front haut, le nez en bec d'aigle, les pommettes basses, les lèvres minces et le menton saillant, tout contribuait dans ce visage à renforcer l'impression de dureté, tant au physique qu'au moral.
Bien que l'homme ne fût plus jeune, comme l'attestaient ses cheveux poivre et sel, il émanait de sa personne une extrême virilité qui se reflétait dans ses yeux bleus de glace enfoncés dans leurs orbites.
— Que lui voulez-vous, à Brush Vane ? répéta-t-il d'une voix ronflante.
Un grand silence lui répondit. Sa seule présence avait le don de transformer en chiens battus tous ses précédents détracteurs. La longue veste noire ouverte du seigneur de l'élevage et du bois révélait une lourde ceinture-cartouchière sanglée autour de la taille mince et un gros revolver pendant sur la cuisse gauche, la crosse noire pointée vers l'avant.
L'homme que Brush Vane venait d'interpeller roulait des yeux comme des soucoupes, le regard apparemment rivé à la longue chaîne de montre en or qui barrait le gilet lie-de-vin et qui accentuait encore la blancheur de neige du plastron souligné par une mince lavallière noire. Il ouvrit la bouche, hoqueta, déglutit, tandis que sa pomme d'Adam proéminente dansait convulsivement.
— Eh bien ? gronda Vane, les traits impassibles.
L'homme retrouva sa voix.
— Je… je… rien, Mr Vane, balbutia-t-il d'une voix pâteuse. Je disais simplement…
— Parsons, ne me poussez pas à bout, l'interrompit Vane d'un ton menaçant. Ce n'est pas la première fois que vous cassez du sucre dans mon dos. Vos calomnies me sont déjà trop souvent parvenues aux oreilles. Qu'est-ce que vous venez encore de dégoiser ? Que c'est moi qui ai fait liquider Cal Hudgins ? C'est bien ça, hein ?
— Je disais simplement… bredouilla Parsons au désespoir.
Ses mots s'achevèrent sur un couac de terreur tandis que Vane passait aux actes avec une vitesse incroyable. Il couvrit la distance restante en une seule enjambée géante et son bras droit démesuré jaillit comme une lance. Ses gros doigts s'enroulèrent autour de la gorge de Parsons qu'ils soulevèrent du plancher et se mirent à secouer comme un terrier secoue un rat. Puis il le maintint à bout de bras, resserrant encore son étreinte.
Frénétiquement Parsons rua et tenta de se libérer en pesant de toutes ses forces sur le poignet de l'autre, mais il eût pu tout aussi bien s'efforcer de desserrer les mâchoires d'un étau d'acier. Son visage devint violacé, ses yeux parurent vouloir sortir de leurs orbites, sa langue pendit hors de sa bouche béante. Ses compagnons, livides, reculèrent jusqu'au mur.
Le visage de Parsons virait au noir. Ses pieds ne ruaient plus que faiblement, ses doigts tremblants lâchèrent le poignet de Brush Vane, qui, sans pitié, continuait à secouer sa victime désarmée.
Alors, avec une soudaineté stupéfiante, d'autres doigts s'enroulèrent autour du poignet noueux du géant – des doigts minces et bronzés qui lorsque Vane se retourna se raidirent comme des tiges d'acier.
Sous cette pression paralysante la main de Vane fut forcée de lâcher prise et Parsons s'effondra au plancher.
— Encore un peu et vous étrangliez ce type, dit la voix douce, un peu traînante. Ce n'est pas cela que vous vouliez, n'est-ce pas ?
Brush Vane, hébété, darda un regard noir à celui qui venait de lui arracher sa proie, et, pour grand qu'il fût, il lui fallut lever un peu la tête pour rencontrer les yeux verts impassibles qui le fixaient dans un visage hâlé.
Puis à la stupéfaction succéda une expression de fureur noire. Il n'en avait pas terminé avec Parsons, oh ! que non ! mais il allait d'abord montrer de quel bois il se chauffait à ce fou qui avait eu l'impudence de le contrecarrer.
— La peste soit de vous ! rugit-il en lançant un poing gros comme un jambon.
Mais déjà le coup était paré avec une aisance qui fit apparaître Vane comme lourdaud et maladroit. L'homme aux yeux verts s'écarta en souplesse et, comme Vane tentait de lancer son gauche, un poing dur comme une tête de marteau de forgeron partit comme un bolide et le cueillit à la mâchoire.
L'infortuné Parsons, secoué de hoquets et de haut-le-cœur, venait à peine de se remettre debout qu'il fut de nouveau terrassé par l'impact du corps pesant de Vane. Poussant un beuglement, il s'aplatit sur le plancher, les yeux exorbités comme ceux d'une grenouille sur laquelle on vient de poser le pied. Vane, qui tentait de se relever en pestant, s'empêtra dans ses jambes et s'étala sur le nez.
Hatfield, les mains aux hanches, le contempla avec un petit rire puis ses yeux gris-vert redevinrent de glace comme il passait à l'action avec la rapidité de l'éclair.
Brush Vane, en effet, s'était tourné du côté gauche et sa main droite avait jailli vers la crosse du puissant revolver qui dépassait de l'étui lié à sa cuisse gauche. Le six-coups sortit du cuir avec une vitesse fulgurante.
Crash !
La pièce fut ébranlée par une terrible détonation. Les buveurs, en hurlant, plongèrent sous les tables ou se blottirent derrière les piliers. Brush Vane sacra en étreignant ses doigts ruisselants de sang et fixa, incrédule, la haute silhouette campée devant lui. Un petit filet de fumée s'échappait du revolver que Jim Hatfield tenait dans sa main droite. Quant à celui de gauche, il tournait aisément autour de l'index raide introduit dans la bague, balayant un secteur soigneusement évité par les spectateurs atterrés. Le propre colt de Vane, sa platine fracassée, le fût en éclats, gisait à l'autre bout du plancher, là où l'avait catapulté la balle tirée par le Ranger.
Pendant un long moment, Brush Vane, appuyé sur un coude, contempla le « Franc-Tireur ». Puis il sauta sur ses pieds avec l'aisance d'un garçonnet. Sans cesser de fixer Hatfield, il hocha la tête, de manière presque amicale. Sa colère semblait envolée et totalement oublié l'objet qui l'avait originellement suscitée. Lequel « objet », d'ailleurs, avait déboulé de sous une table et déguerpi sans demander son reste.
Le regard de Brush Vane mesura Hatfield de la tête aux pieds, un regard appréciateur qui ne laissait rien échapper. Il hocha de nouveau la tête et prit un air songeur.
— Œil vif et geste prompt, dit-il d'une voix impersonnelle. Nous nous reverrons peut-être un jour.
Pour la troisième fois, il hocha la tête et balaya la salle d'un regard morne. Sans plus accorder d'attention à celui en qui il venait de trouver son maître, il gagna la porte et sortit.
Aussitôt la grande salle bourdonna de commentaires, assortis de jurons impies. Hatfield, très calme, se fraya un chemin jusqu'au comptoir à travers une foule d'admirateurs bruyants, déclinant les offres de ceux qui tenaient à tout prix à lui offrir à boire. Le barman le servait avec déférence, remplissant son verre sans faux col.
— Eh bien ! dit-il, je puis me vanter d'en avoir déjà vu de toutes les couleurs, mais ce que j'ai vu ce soir jamais plus je ne le reverrai : Brush Vane battre en retraite !
Hatfield lui sourit par-dessus le bord de son verre.
— Erreur, mon vieux, dit-il, vous n'avez pas encore tout vu.
— Hein ? Comment ça ?
— Jusqu'ici, répondit Hatfield, vous n'avez fait que voir un type doté d'assez de bon sens pour ne pas faire monter les enchères parce qu'il jugeait ne pas avoir assez de bonnes cartes en main.