CHAPITRE XIII

L'une des fenêtres du saloon s'ouvrait sur la rue sombre, lui donnant une vision très nette de l'intérieur. À l'autre bout de la salle crasseuse, attablés sous l'une des fenêtres du fond, deux hommes étaient engagés dans une discussion sérieuse.

L'un, courtaud et trapu, avait une tête trop petite pour son corps et Hatfield reconnut aussitôt en lui Bije Cosgrove, le président du L & W.

Le second, grand et maigre, costume noir et chemise blanche immaculée, avait le teint bistre, presque aussi sombre qu'un Indien. Mais son faciès n'était pas celui d'un Peau-Rouge. Les pommettes étaient trop basses, le nez, quoique proéminent, n'était ni busqué ni charnu, comme c'est souvent le cas chez l'Apache ou le Lip. Peut-être coulait-il dans ses veines un filet d'un sang différent, mais Hatfield était sûr que la race blanche prédominait en lui.

« Espagnol, peut-être », murmura le Ranger en remarquant les cheveux très noirs et d'aspect particulièrement terne.

C'était Monty, la nouvelle recrue de Brush Vane, celui qui avait tiré sur Tom Gibson, le contremaître du Lazy H. Hatfield en était certain car il avait toujours présent à l'esprit le signalement donné par le barman.

La mise de l'homme l'intrigua un moment. La tenue de Monty n'était certainement pas celle d'un cow-boy mais le Ranger se souvint que les activités de Brush Vane ne se limitaient pas à l'élevage. Monty pouvait fort bien exercer ses capacités dans un autre domaine, par exemple dans l'entreprise de bois de charpente de Vane.

Hatfield restait dans la zone d'ombre, incertain du parti à prendre. Il eût bien aimé savoir de quoi s'entretenaient le président du L & W aux antécédents pour le moins douteux et cet individu sec et basané qui respirait à cent lieues le tueur professionnel. Mais il sentait que s'il entrait dans le saloon, les deux hommes se tairaient aussitôt ou qu'ils changeraient promptement de sujet de conversation.

Personne ici, en dehors de Jaggers Dunn, ne savait qu'il était un Ranger mais depuis qu'il avait atterri dans cette section il avait été mêlé à trop d'incidents pour passer inaperçu et nul ne se laissait aller aux confidences en présence d'un étranger dont il ignorait les origines.

Après un dernier regard à la salle, Hatfield continua de descendre la rue puis il s'arrêta brusquement. Il se trouvait au bord même du talus escarpé au pied duquel s'étiraient les voies du chemin de fer. Juste en dessous de lui, sur une voie de garage, il pouvait distinguer les toits d'une rame de wagons de marchandises et sur une voie parallèle, le fourgon qui avait amené la paie des ouvriers et dont la locomotive avait été dételée pour faciliter le nettoyage du foyer. Des cendres couvaient encore entre les rails. La locomotive ronronnait de contentement, ses pompes à air marchaient au ralenti et un panache de vapeur s'échappait paresseusement de sa soupape de sûreté.

Hatfield embrassa tout ceci d'un seul coup d'œil. Il vit aussi que le saloon était situé tout au bord du talus, étayé par des madriers dont les extrémités dépassaient l'alignement. Là où il se tenait, l'ombre était épaisse. Il mesura la distance qui le séparait du fourgon garé directement en dessous de lui, jeta un regard par-dessus son épaule puis sauta en souplesse sur le toit du wagon, à environ deux mètres en contrebas.

Il atterrit sur la pointe des pieds avec un bruit sourd à peine audible. Le wagon oscilla en grinçant légèrement sur ses ressorts de suspension. Autrement, tout était silence. Personne, apparemment, ni sur les voies, ni dans la rue, n'avait remarqué la présence de Hatfield.

Il se faufila jusqu'au bout du toit, sauta dans l'ouverture et courut le long de la plate-forme étroite vers un second wagon. Il se trouvait maintenant dans l'ombre épaisse projetée par le bâtiment trapu du saloon. Il pouvait à peine discerner l'extrémité saillante de l'un des étançons. Agrippant la poutre des deux mains, il opéra un vif rétablissement et se retrouva à califourchon sur elle.

Il se mit debout, maintenant un équilibre précaire en se collant à la paroi du bâtiment. Puis il sauta et atterrit sur le talus. Il était maintenant derrière le saloon qu'une étroite ruelle séparait d'un amas confus de baraquements.

Nulle lumière ne brillait aux fenêtres des baraques dont les occupants étaient sans doute soit endormis, soit partis se joindre aux festivités dans le centre de la ville.

Un rai de lumière soulignait la fenêtre près de laquelle étaient assis Cosgrove et le fameux Monty. Hatfield se coula dans cette direction, posant le pied avec précaution, silencieux comme la nuit qui pouvait tout dissimuler. Il crut une fois entendre le plus infime des bruits, quelque part à proximité, analogue à celui d'un pas feutré, mais il ne put rien distinguer dans l'obscurité et le bruit ne se répéta point. Au bout d'un moment d'une pause rigide, il continua vers la fenêtre sous laquelle il s'accroupit sur les talons.

La rumeur de la salle lui parvint, mélange confus de voix et de verres entrechoqués. Puis les paroles devinrent audibles et Hatfield se raidit subitement.

— Vous comptez rester où vous êtes malgré l'esclandre de ce soir ? demanda une voix de soprano telle qu'en ont souvent les obèses.

— Bien entendu, répondit une voix grave. Je n'ai absolument rien à craindre. Des douzaines de témoins sont prêts à jurer que j'ai tiré en légitime défense, voyant Gibson qui s'apprêtait à sortir son revolver.

— Croyez-vous que Gibson va mourir ?

— J'ai bien peur que non, si j'en juge par ce que j'ai entendu dire. En tout cas, s'il ne meurt pas, ce sera la faute de ce grand démon qui n'a pas cessé de nous causer des ennuis depuis son arrivée. Il avait bien besoin d'arrêter l'hémorragie !

La voix, soudain, vibra de colère :

« Enfin, qui est ce type ? D'où vient-il ? Et qu'est-ce qu'il fait ici ? »

— J'en parlais justement à Vane, répondit le soprano pleurard. Vane est de l'avis qu'il s'agit d'un pislolero embauché par l'opposition. Souvenez-vous : il est allé rendre visite à Dunn aujourd'hui. Et, soit dit en passant, voilà encore une tentative qui a connu un beau fiasco.

— Oui, jusqu'ici, tout a raté, mais la prochaine fois sera la bonne.

— Vane dit qu'il n'a jamais vu de tireur aussi rapide…

— Il y a des tas de choses que Vane n'a jamais vues… et l'autre non plus !

Le gros parut comprendre l'insinuation.

— Je connais votre réputation, Monty, mais ne soyez pas trop confiant et ne prenez pas de risques inutiles. Vous jouez une partie dangereuse.

— L'enjeu en vaut la peine.

— Tout à fait d'accord… Et ces actions, vous continuez d'en acquérir ?

— Soyez sûr que nous n'en serons pas à court.

— Avec Hudgins et Gibson hors de course, la fille devrait être facile à manœuvrer.

— Peut-être, mais nous devons agir vite si nous ne voulons pas nous faire prendre de vitesse. J'en connais un qui aimerait bien s'emparer de ce domaine. Il…

Derrière lui, Hatfield perçut un bruit à peine audible. Le sifflement d'une respiration contenue. Cela eut pour effet de le faire bondir dans la zone d'ombre. Une lame d'acier décrivit un arc argenté dans la lumière qui jaillissait de la fenêtre ouverte. Un juron de fureur suivit le coup manqué.

Avant que le couteau ne fût une nouvelle fois brandi, Hatfield s'était jeté sur son possesseur, un petit homme qui paraissait être monté sur des ressorts. Doté d'une incroyable vigueur, ce dernier réussit à échapper à l'étreinte du Ranger et de nouveau abaissa la lame, appuyant le coup de tout son poids.

Hatfield se baissa subitement et esquiva la lame destinée à sa gorge. Empoignant le petit homme par les cuisses, il le fit tournoyer en l'air et le catapulta par-dessus son épaule directement à travers la fenêtre ouverte. L'homme heurta la table avec fracas, la renversant et envoyant Cosgrove s'étaler sur le plancher au milieu des débris de sa chaise.

Hatfield entrevit une paire d'yeux brillants dans un visage bistré et se jeta au sol tandis qu'un revolver grondait. Des balles miaulèrent au-dessus de sa tête. Il sortit prestement son colt et le pointa.

Un nouveau coup de feu retentit dans la salle qui se trouva soudain plongée dans l'obscurité. Hatfield tira à la hâte sur une vague silhouette et dans le tintamarre qui suivit des cris et des jurons fusèrent, accompagnés de bruit de verre brisé et de portes que l'on claquait violemment.

Il se releva d'un bond, son revolver fumant au poing, et fixa les yeux sur le carré noir de la fenêtre.

« Ce salaud a tiré sur les lampes avant de filer », grogna-t-il. « À moins qu'il ne soit toujours tapi à l'intérieur, à m'attendre. »

Il fixa intensément l'encadrement de la fenêtre, guettant le moindre mouvement. Le vacarme à l'intérieur diminuait au fur et à mesure que les hommes détalaient.

Il y eut soudain une violente déflagration et dans la salle un mur de flammes s'éleva avec une effrayante soudaineté. L'une des lampes à huile venait d'exploser.

Hatfield se recula en toute hâte de la lumière aveuglante, puis, après un instant d'hésitation, se mit à courir vers le haut de la ruelle. Il dépassa l'angle du saloon, puis une demi-douzaine de baraques. Contournant la dernière, il rejoignit la rue. Là seulement il remit son colt dans l'étui et d'un bon pas, mais sans excès de précipitation, marcha vers la foule attroupée devant le saloon. Il fit attentivement le tour des visages, mais sans pouvoir situer ni Crosgrove, ni Monty, ni leur garde du corps.

« J'espère au moins que j'ai cassé les reins de ce petit salaud embusqué dans le noir », murmura-t-il. « S'il n'avait pas respiré si fort, je serais mort à l'heure qu'il est. »

Le saloon brûlait gaiement et déjà le feu s'était communiqué aux baraques voisines.

« Toute cette maudite ville va flamber », songea Hatfield. « Ce ne serait d'ailleurs pas une grosse perte et cela éviterait d'avoir à la démolir pour la reconstruire en dur. »

Il y avait pourtant un terrain découvert entre les baraques qui flanquaient la gare et la ville proprement dite et comme il n'y avait pratiquement pas de vent, peut-être les flammes ne sauteraient-elles pas l'espace vide.

Une exclamation l'arracha à ses réflexions.

— Regardez ! Le feu se rabat sur les fourgons ! brailla une voix. Ils brûlent déjà !

Suivit un brouhaha puis un cri terrifié :

— Il y a une douzaine de wagons chargés de poudre de mine dans cette rame ! Si ça explose, tout va sauter d'ici jusqu'au Mexique !

Il y eut un moment de silence atterré puis une débandade frénétique. Bousculé, rudoyé et presque renversé, Hatfield se retrouva seul devant le saloon en flammes.