CHAPITRE II
Une atmosphère d'expectative planait sur Espantosa, telles les brumes fantomatiques au-dessus des étangs moroses du canyon du même nom, à l'ouest et au sud de la ville. Espantosa – le « canyon hanté » – ainsi les Conquistadores avaient-ils, non sans raison, baptisé la sinistre gorge et les constructeurs du C & P avaient repris l'appellation pour la ville-tête de ligne du chemin de fer.
Étrange cité que celle d'Espantosa, avec ses saloons aux glaces étincelantes, ses dancings aux parquets rutilants, ses tripots aux infinies ressources, ses boutiques amplement approvisionnées, ses rues poudreuses bordées par des trottoirs de bois encombrées de figures colorées. Mais nulle part, cependant, l'on ne pouvait voir de constructions imposantes ou faites pour durer. Rien que des bâtisses en bois édifiées à la hâte, des baraques en bardeaux recouverts de papier goudron, des cabanes en rondins dont on n'avait pas même pris soin de colmater les fentes ne fût-ce qu'avec de la boue, et des tentes aux bâches sales. Comme si la ville venait de naître pendant la nuit et qu'elle pût disparaître à la première aube.
Ce qui était d'ailleurs le cas. Espantosa était une ville ferroviaire prête à déménager quand la tête de ligne aurait progressé suffisamment à l'ouest pour rendre son site incommode pour les centaines d'ouvriers du rail auxquels elle devait sa précaire existence. Chaque matin, dans un bruit de tonnerre, s'ébranlaient vers l'ouest de longs trains bondés de travailleurs léthargiques, moroses et grincheux. Chaque soir ils rentraient au dépôt transportant les mêmes ouvriers maintenant gais et bavards et dont les yeux brillaient à la perspective des plaisirs turbulents qu'allait leur dispenser la ville.
Il ne se passait guère de jour, toutefois, sans qu'on notât l'absence, au retour, d'un ou plusieurs de ceux qui étaient partis le matin. La construction de la voie ferrée dans cette sauvage contrée était déjà une entreprise hasardeuse dans des circonstances ordinaires mais dans cette région d'Espantosa les conditions étaient bien loin d'être normales.
Au nord et à l'est de la ville, s'étendait une vaste ceinture boisée où les grands pins majestueux se dressaient, tels des chefs emplumés, aux côtés de chênes rabougris qui avaient l'air de serviteurs usés par le labeur.
Pendant des siècles, la musique du vent dans la forêt n'avait eu pour accompagnement que le gémissement du coyote, le hurlement du loup des bois, la plainte funèbre du chat-huant et le cri du couguar. Mais désormais des sons nouveaux, étranges, venaient troubler la paix éternelle. Le grincement de la dent de scie, le claquement sonore de la hache, le babil du treuil à vapeur… et la voix de l'Homme.
Car le C & P, contournant la frange du pays boisé, et le L & W, plus au sud, avaient besoin de bois pour les traverses, pour le boisage des puits et pour les baraquements. Le vert des aiguilles et des feuilles s'était mué en or – l'or qui coulait à flots dans les poches des hommes prévoyants dotés d'énergie et d'audace. Avec le cortège habituel de haine et de cupidité et de toutes les mauvaises passions qui bouillonnent dans le cœur des hommes.
Au sud s'étendait la prairie, symphonie de vert, d'ambre et d'améthyste. Là croissaient genêt et chiendent, réceptacles d'énergie fournie par le chaud soleil du Texas et les douces pluies du pays sec. Là paissaient d'immenses troupeaux de bœufs de longhorn, aux flancs rebondis, à l'œil féroce et à l'humeur batailleuse. Avec la venue des chemins de fer rivaux, le lent fleuve du bétail s'était lui aussi transformé en un fougueux torrent d'or.
L'OR ! Exploitants forestiers et éleveurs prélevaient une appréciable dîme. Tout comme cette horde de personnages inclassables attirés par l'éclat du métal… ce métal jaune de la poussière des os secs et rouge du sang versé.
Dans la ville d'enfer d'Espantosa, cette dernière catégorie n'était pas la moindre en importance. Elle avait d'ailleurs toujours sévi dans cette contrée qui s'étend entre le Rio Grande et les High Plains, où coule la Nueces. C'est là que les Apaches et les Lipans avaient opposé une résistance opiniâtre aux envahisseurs comanches, là que quelques rancheros espagnols avaient édifié des maisons fortifiées et peuplé le pays de chevaux et de bétail qui ne devaient pas tarder à reprendre leur liberté. Si nombreuses étaient devenues ces bandes de chevaux sauvages que longtemps le mot mustang devait servir à l'appellation de la région sur les premières cartes du pays.
Les bandits des deux langues venaient s'y réfugier, une fois leurs raids accomplis. De même que le fameux « Pas de loi à l'ouest des Pecos » caractérisait la contrée, plus à l'ouest, qui vivait en marge des lois, de même la Deadline – ligne de mort – était synonyme de cette vaste région du Texas où s'opérait tout le trafic en provenance du Mexique vers l'intérieur de l'État et où passaient les convois de chariots et d'animaux de bât à destination de La Nouvelle-Orléans et de Saint Louis avec leurs éclaireurs et leur escorte armée et vigilante.
Entre la pâture et le fleuve, de vastes fourrés d'épineux, de figuiers de Barbarie et de cactus-cierges fournissaient aux outlaws repaires et lieux propices à l'embuscade.
Espantosa, juste au sud du pays boisé, était vite devenue le lieu de rendez-vous de tous ceux qui chevauchaient sur les pistes imprécises du désert et, dans le sillon des doigts d'acier tendus par l'Est, avait suivi une meute aussi bigarrée et sinistre que celle qui dérivait au nord en partant du grand fleuve ou du fatras de roches et de buttes postées en sentinelles tout au long des mauvaises terres à l'ouest.
En ce moment même, à Espantosa, deux raisons expliquaient l'atmosphère d'attente qui régnait sur la ville. La première était un événement qui se reproduisait chaque mois. Les barmen astiquaient leurs verres, veillaient à ce que des bouteilles pleines fussent à portée de la main et reconstituaient leurs réserves. Dans les dancings, les filles revêtaient leurs robes les plus gaies… et les plus courtes et ravivaient le rouge de leurs joues et de leurs lèvres déjà trop fardées. Les joueurs professionnels vérifiaient leurs « accessoires » et calculaient le taux de leurs « pourcentages ». Le shérif, arraché à son siège du comté et installé dans son bureau temporaire, fourbissait ses armes et assermentait des deputies supplémentaires.
Tout ceci était largement de la routine car demain, c'était jour de paye pour les travailleurs de la voie et l'enfer ouvrirait ses portes avant qu'un nouveau soleil ne se fût couché. Par une singulière « coïncidence », c'était également, depuis quelque temps, jour de paye pour les bûcherons et les cow-boys des ranches avoisinants. D'où surcroît de réjouissances pour la ville… et surcroît d'ennuis pour le shérif.
Outre cela, cependant, était attendue une importante déclaration du directeur général du C & P, James G. Dunn (Jaggers pour les intimes), le « Bâtisseur d'empire ». Quelle serait la nature précise de cette déclaration, nul n'aurait pu le dire, mais ce que l'on savait par contre, c'est que d'elle dépendaient le sort et l'avenir de la ville.
— Il a eu hier matin, dans son bureau du C & P, une longue discussion avec Austin Flint, de la Texco Lumber, apprenait Runt McCarthy, le chef barman du Sluicegates Saloon à ses avides auditeurs. Puis Vane, de la Cibola Timber Co., est arrivé à l'improviste et lui et Flint se sont engueulés comme à l'accoutumée. J'ai cru comprendre que Dunn a pris la mouche, en disant que c'était déjà assez regrettable que deux compagnies ferroviaires comme le C & P et le L & W se fassent la guerre sans que des sociétés locales se dressent les unes contre les autres.
Un éleveur exaspéré lâcha un juron bien senti.
— Brush Vane est une calamité pour cette section, déclara-t-il avec véhémence. Austin Flint est un gentleman mais Vane n'est qu'un vieil emmerdeur. Il a tellement pris l'habitude de n'en faire qu'à sa tête et de mener les autres à la baguette qu'il se prend pour le grand caïd et se figure qu'il le restera toujours. Eh bien ! moi je vous le dis : ou je me trompe fort, ou il ne tardera pas à changer d'avis. Les gens, ici, en ont soupé de ses méthodes.
— Vane est un méchant client, Cal, fit observer un autre. À votre place, j'éviterais de jacter au petit bonheur.
Le rancher s'empourpra de fureur. Il lampa son verre d'un trait et essuya les gouttes sur sa moustache tombante en poussant un féroce grognement.
— Au diable Brush Vane et ceux de son espèce ! s'exclama-t-il d'une voix âpre. Le pays en a marre d'être sous la férule et le temps n'est pas loin où il leur réglera leur compte. Retenez bien ce que je vous dis !
Un silence tendu succéda dans la grande salle à cette fracassante déclaration. Certains jetèrent des coups d'œil inquiets à la porte battante et aux fenêtres ouvertes tandis que les autres affectaient de trouver dans leurs verres un intérêt marqué. Le barman émigra à l'autre bout du comptoir et se mit à polir les verres vides. Il sursauta et redressa vivement la tête lorsqu'un martèlement de sabots retentit dans la rue, bientôt suivi de cris.
— Voilà les gars du Slash K qui rappliquent ! s'écria un jeune bouvier qui s'était posté à une fenêtre.
— La fête va commencer ! grogna le mastroquet.
— Si vous voulez mon avis, Brush Vane ferait bien mieux de s'en tenir à son ranch du Slash K au lieu de fourrer son nez dans l'exploitation forestière, fit observer un jeune cow-boy.
— Vous n'avez donc pas d'autre sujet de conversation, à part Brush Vane ? se lamenta le barman.
— Je tenais simplement à faire remarquer qu'un rancher s'emmêle les pieds, ordinairement, quand il se lance dans d'autres activités, répliqua le cow-boy.
— Ouais… d'autres activités… tels que le vol, la contrebande et les assassinats en tous genres, lança d'un ton sarcastique l'éleveur appelé Cal.
De nouveau le silence retomba dans la salle. Au bas de la rue retentirent de nouveaux cris perçants, accompagnés de coups de feu tirés en l'air.
— Le shérif doit être sur les dents, fit le cow-boy en gloussant. J'ai dans l'idée que ceux du Slash K ont touché leur paye avant de se ramener. En tout cas, le bal est ouvert. Écoutez-les gueuler !
Le gros éleveur vida un autre verre, éructa bruyamment et s'éloigna en titubant du comptoir. Il arpenta quelques minutes la salle d'une démarche mal assurée, suivi par les regards inquiets des autres, puis après avoir un instant considéré d'un air féroce le plateau d'une roulette, se dirigea d'un pas traînant vers une fenêtre donnant sur la ruelle longeant l'aile du saloon. Maussade, il scruta les ténèbres, le dos tourné au comptoir.
— Cal n'a jamais pardonné à Brush Vane de lui avoir soufflé son contrat avec le L & W, observa à voix basse l'un des buveurs.
— Vane était parfaitement dans son droit, répliqua son compagnon sur le même ton, mais tout de même ça vous tape sur le système de voir un type tirer à soi toute la couverture simplement parce qu'il est le plus gros. Pour ma part, j'estime que Vane aurait pu laisser Cal continuer à vendre ses bœufs au L & W, au lieu d'insister pour que la compagnie s'engage par contrat à lui assurer l'exclusivité des achats si elle voulait qu'il lui vende sa barbaque. On ne peut pourtant pas blâmer la compagnie. Il faut bien que les gars du rail mangent et Cal était incapable de leur fournir les quantités suffisantes dans les délais souhaités. Vane le pouvait, lui.
— Ouais, mais quand Vane a essayé de rééditer le même coup avec le C & P, le vieux Jaggers Dunn l'a envoyé sous les roses.
— Dunn est un vieux cabochard lui aussi, et il n'a pas l'habitude de recevoir des ordres de quiconque. Entre Cosgrove, du L & W, et lui, il va sûrement y avoir du rif. Cette section se prépare bien des joyeusetés. Je me suis laissé dire que les bourgeois étaient déjà allés pleurer dans le gilet de Bill McDowell, en le suppliant de leur envoyer une compagnie de Rangers !
— Compte là-dessus et bois de l'eau ! Avec la situation à la Frontière, l'Enclave en ébullition et les gangs d'Oklahoma qui attaquent les banques et détroussent les diligences, les Rangers ont d'autres chats à fouetter avant d'intervenir dans une bagarre locale comme celle qui oppose les chemins de fer, les éleveurs et les exploitants forestiers. Rider aura du fil à retordre !
L'autre renifla avec mépris.
— Parlons-en de celui-là… Honnête et bête. Et têtu comme une bourrique. Le shérif ne jure que par Brush Vane. Il…
Une formidable détonation ébranla la salle. De la ruelle sombre par la fenêtre ouverte jaillirent deux lances de flamme rougeâtre. Littéralement catapulté à la renverse, Cal Hudgins, l'éleveur qui n'avait pas mâché ses mots à propos de Brush Vane, s'écroula avec un bruit sourd sur le plancher, se recroquevilla sur lui-même puis demeura inerte.
Un instant, les hommes se figèrent en de grotesques positions, paralysés par la sinistre tragédie dont ils venaient d'être témoins. Puis, comme des pas rapides s'éloignaient dans la ruelle, ils bondirent vers la fenêtre en beuglant des jurons. Des revolvers rugirent dans les ténèbres. Les plus hardis enjambèrent l'appui et se ruèrent à la poursuite du fuyard.
Les autres firent cercle autour du corps de Cal Hudgins.
— Coupé en deux ! fit l'un d'une voix angoissée. Un fusil de chasse à canons sciés, bourré jusqu'à la gueule. Cal n'a jamais su ce qui lui tombait sur le paletot !
— Pas plus que Ace Simon ne l'a su, le mois dernier, quand il s'est fait descendre dans le canyon d'Espantosa, repartit une voix amère. Ace avait eu maille à partir avec Brush Vane, lui aussi, si vous vous en souvenez. Pauvre vieux Cal, je lui avais pourtant bien dit de tenir sa langue. Ce Brush Vane est…
L'homme s'interrompit brusquement et sa langue resta rivée à son palais comme un grondement de basse lançait depuis le seuil :
— Brush Vane, oui… Eh bien ?…