CHAPITRE XV

Hatfield vit le panache de fumée s'élevant de la cheminée de la locomotive se fractionner puis s'échapper en petites vagues tandis que le mécanicien fermait la manette des gaz. Des jets d'étincelles fusèrent de chaque côté des rails en même temps que les freins trouvaient prise. Puis la cheminée gronda de nouveau, exhalant des nuages de fumée striés de flammèches rouges. Le mécanicien du train de voyageurs faisait machine arrière.

Hatfield avait lui aussi coupé les gaz et faisait le maximum avec les freins. Il inversa le levier et donna pleins gaz. Les grandes roues motrices tournèrent en sens contraire, arrachant aux rails qui hurlaient de longues rognures d'acier. Mais c'est à une vitesse à peine ralentie que les deux locomotives s'élançaient l'une vers l'autre. Hatfield se cramponna en prévision de l'inévitable collision.

Le monde lui parut exploser quand les deux trains se rencontrèrent. Il fut projeté en avant et sa tête heurta violemment la chaudière. Il resta un moment assommé, environné par les ténèbres. Le beuglement de la vapeur qui s'échappait par les joints éclatés le réveilla. Il entendit confusément des voix à travers le tumulte.

Puis tout fut couvert par un tonnerre qui ébranla les collines éternelles elles-mêmes. Les étoiles pâlirent, l'air vibra et siffla. La locomotive sortie de ses rails se mit à tanguer. Hatfield sentit le sang lui monter aux narines, une nausée l'envahit et il resta un long moment allongé, abasourdi, en proie au vertige, incapable de coordonner ses mouvements.

Lorsqu'il parvint enfin à se remettre sur ses pieds, ses tympans bourdonnaient et ses yeux étaient encore aveuglés par la commotion et l'éclat de la terrible explosion. Il traversa en titubant la cabine emplie de vapeur, dégringola le marchepied et s'éloigna en chancelant des locomotives fracassées.

Les passagers contusionnés jaillissaient des wagons en poussant des cris de terreur. Les cheminots couraient çà et là, agitant des fanaux et hurlant. Le mécanicien du train de voyageurs, essuyant le sang qui coulait de son visage, s'avança en trébuchant à la rencontre de Hatfield.

— Eh bien ! l'ami, dit-il d'une voix enrouée, quand je vous ai vu foncer sur nous j'ai cru d'abord que vous étiez cinglé ou fin saoul. Puis quand l'explosion s'est produite, j'ai décidé que vous étiez Satan déménageant un coin d'Enfer. Que diable tout cela signifie-t-il ?

Hatfield, dont l'esprit se clarifiait et qui commençait à retrouver ses jambes, lui en apprit autant qu'il lui parut souhaitable. Le mécanicien hocha sa tête ensanglantée et le fixa avec admiration.

— Mon vieux, si je ne l'avais pas perdu, je vous tirerais un grand coup de chapeau. Vous avez empêché cette damnée ville d'aller en enfer plus tôt que prévu. Il n'y a pas si longtemps, je sacrais encore comme un païen parce qu'un déraillement en gare de Crater nous avait retardés d'une vingtaine de minutes mais je crois maintenant que je ferais mieux de remercier le Seigneur qu'il ait eu lieu.

— S'il n'avait pas eu lieu, vous seriez sans doute en ce moment en train de lui expliquer votre conduite dans le passé, répliqua Hatfield. Nous nous serions rencontrés sur le pont, ce qui n'aurait pas manqué d'être intéressant.

— Bougrement intéressant, grogna le mécanicien. Et si vous n'aviez pas éloigné ces wagons chargés d'explosifs, nous serions entrés en gare à peu près au moment où ils ont sauté.

Il se tourna vers les passagers qui les assaillaient de questions.

— Bonnes gens, n'oubliez pas ce grand gaillard dans vos prières, et souvenez-vous que sans lui vous n'auriez vraisemblablement pas l'occasion de les dire ce soir.

La voix du chef de train l'interrompit :

— Les voilà qui arrivent !

Jetant un regard en arrière vers le pont, Hatfield vit la brève lueur d'un feu d'avant, à l'autre bout de la voie.

— Ce doit être le sauveteur d'épaves qui vient ramasser les morceaux, dit le mécanicien. Il leur faudra au moins deux cents pelles à vapeur pour combler ce joli trou là-haut. Ne dirait-on pas le Grand Canyon ! Le vieux Dunn doit encore être en ville. Personne d'autre que lui n'aurait pu les faire rappliquer si vite !

Le train de dépannage s'arrêta en crissant, son feu avant illuminant la scène de destruction. Des lanternes dansèrent çà et là tandis que des cheminots contournaient le large cratère creusé par l'explosion. En tête s'avançait le Directeur général, qui témoigna peu de surprise en voyant le Ranger.

— Je me doutais bien que vous feriez sortir ces wagons, dit-il en secouant la main de Hatfield. Vous arrivez toujours à point nommé.

Il prit Hatfield par le bras et le conduisit à l'écart.

« Comment diable cet incendie a-t-il commencé ? »

Hatfield le lui dit en peu de mots tandis que Dunn hochait la tête de temps en temps.

— J'ai donné l'ordre à une locomotive haut le pied de suivre le dépanneur, dit-il quand Hatfield eut terminé. Venez, nous allons retourner à la ville et prendre des dispositions pour faire nettoyer ce gâchis. Nous parlerons en cours de route.

— Ce que j'aimerais savoir, dit Hatfield alors qu'ils contournaient le cratère, c'est comment Cosgrove, président du L & W, a bien pu se mettre en cheville avec un individu comme Monty qui est un tueur professionnel, à moins que je ne me trompe fort.

— Ça, c'est votre affaire, grommela Dunn. C'est vous le Ranger. Ma partie à moi, c'est le chemin de fer.

Hatfield acquiesça.

— Si nous éclaircissions ce point, nous aurions la réponse à bon nombre d'autres questions. Mais je veux vous faire part d'une chose qui aura peut-être à vos yeux une signification. Je vous répéterai presque textuellement leurs paroles, pour autant que ma mémoire ne me trahisse pas. Cosgrove a demandé : « Vous continuez d'acquérir des actions ? » Monty a répondu : « Soyez sûr que nous n'en manquerons pas. » Puis Cosgrove a ajouté : « Avec Hudgins et Gibson hors de course, la fille devrait être facile à manœuvrer. » Ils en ont dit bien d'autres, je vous raconterai cela plus tard, mais ce point-là m'intrigue tout particulièrement. Quel genre d'actions peuvent-ils bien acheter ?

— La réponse me paraît évidente, dit Dunn. Des actions du chemin de fer.

— Des actions du C & P ?

— C'est peu probable. Nos actions sont sur le marché, certes, mais elles ne peuvent intéresser que ceux qui désirent investir et pas les spéculateurs. Les actions du C & P ne fluctuent guère.

— Supposez que vous gagniez cette course vers le sud-ouest. Cela aurait-il pour effet de faire monter en flèche les cours du C & P ?

Dunn secoua la tête.

— Fort peu. Certainement pas assez pour inciter quelqu'un à en acheter de gros paquets pour des buts spéculatifs. Cette nouvelle ligne n'est qu'incidentelle pur rapport au réseau du C & P, comme vous ne l'ignorez pas.

Hatfield opina.

— Et les actions du L & W ?

— Ce serait une autre chanson, admit Dunn. Les cours crèveraient le plafond. Mais cela ne rime à rien de voir les choses sous cet angle. La course se jouera à une encolure. En fait, malgré les obstacles placés sur notre chemin, je crois même pouvoir affirmer que nous l'emporterons. C'est une chose que ceux du L & W savent aussi bien que nous.

— Dans ce cas, si Monty rafle toutes les actions disponibles, c'est qu'ils ont un atout dans la manche. À votre insu. Exact ?

Dunn jura et une expression soucieuse se peignit sur ses traits.

— Ça m'en a tout l'air. Mais que diable pourrait-ce être ? Ils ont été bien près de gagner la partie ce soir, n'eût été votre intervention. Vous n'avez pas seulement sauvé des vies humaines mais aussi des biens matériels pour un montant incalculable. Cependant, ils ne pouvaient sûrement pas compter là-dessus, attendu que c'est un accident imprévisible qui a mis le feu aux wagons. Où est la réponse, Jim ?

— Je ne sais pas. Mais j'ai le pressentiment que la clé du mystère a quelque chose à voir avec le ranch de Cal Hudgins, à en juger par la manière dont ils se congratulaient mutuellement pour avoir mis Hudgins et Gibson hors de course. Ils tenaient pour certain que la fille serait facile à manier. Mais que voulaient-ils dire par-là ? Mystère…

Dunn proféra de nouveau un juron d'impuissance et regarda en haut de la voie si la locomotive qui devait les ramener en ville était en vue. Hatfield reprit :

« Il se peut que Gibson sache quelque chose qu'ils veulent tenir secret. Ce qu'ils disaient au saloon le laisserait supposer. Mais il y a une autre façon d'aborder le problème. »

— Peut-on savoir ?

— Certains naturalistes soutiennent que c'est un parasite qu'elle a dans l'estomac qui rend la belette si atroce et l'incite à tuer sans motif. Le pistolero professionnel constitue peut-être un parallèle sur le plan humain. Je pense parfois qu'un ver lui ronge le cerveau, ce qui expliquerait son comportement. Il part en quête d'un type nanti d'une solide réputation, simplement pour prouver qu'il est meilleur que lui. Étrange besoin. C'est un peu comme ces shérifs qui ne sont heureux que lorsqu'ils passent une corde au cou de leur prisonnier. Comme je l'ai déjà dit, Monty a toutes les marques distinctives du tueur professionnel et Gibson m'a l'air lui aussi joliment coriace. C'est peut-être cela qui était à l'arrière-plan de cette fusillade. Simple match entre deux gunfighters. C'est bougrement important pour nous de nous en assurer. Si Gibson ne meurt pas, peut-être fera-t-il quelques révélations. Ce que j'aimerais savoir avant tout, c'est qui est Monty. Il travaille pour Brush Vane, mais ce n'est pas un cow-boy. Je ne le vois pas soigner les vaches de Vane.

— Ce ne devrait pas être sorcier d'apprendre à quel titre Vane l'emploie, fit observer Dunn.

Hatfield opina du chef.

— Je m'occuperai de cela. Mais pour en revenir à cette histoire d'actions, vous devriez être en mesure de découvrir qui achète des actions du L & W en quantités inhabituelles ?

— Oui. Cela doit sans doute se faire par l'intermédiaire d'un courtier. Je vais envoyer quelques dépêches pour trouver quelle est la firme et pour le compte de qui ils achètent. Il se peut que quelqu'un opère sous le manteau, mais on ne peut pas garder le secret sur les ventes et il existe plusieurs moyens d'obtenir ces renseignements. Je vais m'y mettre tout de suite. Ah ! Voici venir cette maudite locomotive. Rentrons. J'ai de quoi m'occuper et vous avez bien gagné un peu de repos. Vous avez eu une journée chargée.

En regagnant la ville, ils constatèrent que le saloon avait été entièrement dévoré par les flammes, mais que, comme l'avait prévu Hatfield, l'incendie avait été rapidement maîtrisé et qu'il n'avait pas causé d'autre dommage appréciable. Le sinistre n'avait que peu affecté l'hilarité des ouvriers et la fête continuait de battre son plein.

Malgré sa lassitude, Hatfield, au lieu d'aller directement se coucher, se rendit au Sluicegates Saloon. Échappant à une foule d'admirateurs bruyants, il lia aussitôt conversation avec l'un des barmen.

— Non, le shérif n'a pas trouvé Monty ni cet autre démon. Monty sera sans doute retourné au camp de bûcherons. Rider n'a pas voulu y aller ce soir. Il prétend qu'il a d'autres chats à fouetter.

— Monty travaille donc pour la compagnie de bois de charpente…

— Exact. C'est lui l'ingénieur-estimateur de Brush Vane. Il passe le plus clair de son temps à rôder dans les bois, pour repérer les coupes. Il s'absente parfois pendant plus d'une semaine. Il paraît qu'il excelle à la tâche. Vane le tient en haute estime.

Hatfield le comprenait. Le métier d'ingénieur forestier est terriblement astreignant. Il requiert non seulement des connaissances approfondies mais aussi nue sorte d'instinct naturel. De ses estimations dépend souvent le sort de l'entreprise.

Peu de temps après, il alla se coucher, mais il resta un long moment sans trouver le sommeil. Les récents événements le rendaient perplexe. Ses pensées s'attardaient sur le sombre Monty qui ne cessait d'entrer et de sortir du tableau comme un chat noir traversant une place au clair de lune.

« Où donc ai-je déjà entendu cette voix-là ? » se demandait-il exaspéré. « Récemment, je suis prêt à le parier. L'une de ses phrases m'a fait souvenir tout à coup de quelque chose que j'avais entendu dire par quelqu'un d'autre. Ensuite, les événements se sont tellement précipités que j'en ai oublié ce dont il s'agissait. »

« Autre chose. Pour qui Monty achète-t-il des actions du L & W ? Pas pour son compte personnel, en tout cas, à moins qu'il ne soit autre que ce qu'il prétend être. Pas pour Cosgrove non plus. J'ai l'impression, d'ailleurs, que c'est Monty qui tient Cosgrove sous sa coupe. Encore un mystère… Comment et pourquoi ? D'autre part, Monty travaille pour Brush Vane. Il semblerait décidément que le lascar soit mêlé de près ou de loin à tout ce qui se passe dans ce secteur. »

Quant à Vane, s'il travaillait réellement avec des hommes tels que Cosgrove et Monty, ses raisons pouvaient assez aisément s'expliquer. Vane n'avait pas besoin d'argent, mais il aimait le pouvoir et ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il renoncerait à la suprématie qu'il exerçait depuis si longtemps dans cette région. En se liguant en tant que force motrice à la faction dominante du chemin de fer, il était assuré de se remettre en selle. Mais sanctionnait-il les événements récents ? Un homme se trouve parfois dépassé par les circonstances et peu à peu, inconsciemment, Vane pouvait s'être trouvé coincé dans l'engrenage.

« Oh ! Au diable tout cela ! grogna Hatfield. Je ferais mieux de dormir. »

Ce qu'il fit aussitôt.

Il fut réveillé le lendemain matin par des coups frappés à sa porte.

— Y a deux gars en bas qui veulent vous voir, dit la voix de Hamhock Harley. Ils ont l'air bougrement pressés de vous parler et vu qu'il est presque midi, j'ai pensé que vous ne deviez pas tarder à vous lever.

Hatfield trouva au bas des marches les deux vieux ranchers amis de feu Cal Hudgins – Mack Bush et Sam Gerard.

— Alors, fils, s'enquit le premier en regardant Hatfield d'un air intrigué, faites-vous toujours autant de volume quand vous débarquez quelque part ?

Hatfield lui dédia un sourire radieux.

— Pas toujours. Ces deux derniers jours ont été en quelque sorte exceptionnels, je crois.

Gerard fronça le sourcil, soudain songeur.

— Vous me rappelez quelqu'un dont on m'a parlé. Je ne le situe plus très bien pour l'instant.

— On me confond souvent avec des tas de gens, rétorqua Hatfield en souriant.

Sam émit un reniflement sarcastique.

— À d'autres ! Après vous avoir fait, on a cassé le moule !

— Revenons à nos moutons, intervint Bush. Ça va mal en ce moment pour le Lazy H, avec ce pauvre vieux Cal qui s'est fait descendre et Tom Gibson obligé de garder le lit pour un bon bout de temps. Ce que nous voulions vous dire, c'est que la petite dame là-bas se trouve plutôt dans le pétrin. Privés de leurs chefs, les gars du Lazy H ne savent plus sur quel pied danser. Ce ne sont pas de mauvais bougres et ils font de bons cow-boys, mais aucun d'eux n'est spécialement futé. Ils peuvent faire ce qu'on leur commande, et s'en tirer assez bien, mais ils sont incapables de la moindre initiative. Il n'y a personne parmi eux qui soit apte à gérer un domaine comme il se doit, surtout lorsque le domaine en question a eu autant d'ennuis que le Lazy H en a eu dernièrement.

Gerard crut bon de prendre le relais.

— À ce propos, fils, n'avez-vous pas dit que vous comptiez rester quelque temps parmi nous ?

— Ma foi, rétorqua Hatfield, de toute façon, je resterai aussi longtemps que je serai ici.

Les deux anciens digérèrent cela gravement.

— Ça me paraît raisonnable, admit Bush. Ceci étant, il est également raisonnable de penser qu'un job pourrait vous rendre service ?

Hatfield acquiesça, devinant la suite.

— Tout ce qu'il y a de plus raisonnable.

— Et le Lazy H pourrait certainement utiliser les services d'un contremaître à poigne, déclara Gerard avec emphase. Nous en avons causé avec la petite dame et elle est d'avis que vous êtes le type qu'il faut pour ce boulot, si toutefois vous voulez bien le prendre.

Hatfield réfléchit rapidement. Il avait déduit de la conversation entre Bije Cosgrove et Monty que Cosgrove était désireux de s'approprier le Lazy H. Mais pourquoi ? Autant qu'il sache, ce ranch n'avait rien en soi d'exceptionnel. Il était de petites dimensions et une notable portion consistait en une section des sombres monts Espantosa entourant le canyon du même nom, de sinistre réputation.

Mais des hommes comme Cosgrove n'agissaient pas souvent sans motif précis. Si Cosgrove voulait le Lazy H, c'est qu'il avait pour cela une raison impérieuse. Cal Hudgins avait été assassiné par un tueur embusqué dans le noir et l'attaque contre Tom Gibson sentait le meurtre prémédité. Monty pouvait fort bien avoir provoqué délibérément Gibson, sachant que le contremaître du Lazy H n'aurait pas une chance contre lui. Il lui était facile ensuite de plaider la légitime défense et de s'en tirer sans être inquiété.

— Je ferai l'essai, fut la réponse lapidaire du Ranger. Comment au juste se rend-on au ranch ?

Quittant la ville au début de l'après-midi, il se dirigea vers l'ouest, vers les sinistres monts où le canyon d'Espantosa montrait les dents comme un crâne grimaçant. Des yeux le regardèrent passer. Et dans l'ombre des collines, la mort faisait le guet.